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11. LES ENJEUX

12.2 Origines de la soumission des médecins assistants à la LTr

Comment les médecins en sont-ils arrivés à sortir de leur réserve et à faire connaître leur mécontentement sur la place publique ? Pourquoi cette profession libérale en est-elle arrivée à solliciter, en milieu hospitalier, la protection de l’Etat sous forme de conditions cadres de travail ? La réponse est à chercher dans la rapide évolution des conditions de travail des médecins en ambulatoire, dans le changement de la perception de cette profession par la population et finalement et surtout par le résultat d'une désormais omniprésence des assurances et du monde politique sur le terrain de la santé qui a très largement contribué à la modification de la perception du médecin par la société.

Selon le rapport de l'Académie Suisse des Sciences Médicales55, le profil des médecins a radicalement changé et cela ne devrait pas s'interrompre prochainement. S’il s’attarde longuement sur les rapports entre infirmiers et médecins, il reste malheureusement trop discret et ne donne que peu de pistes quant à la possibilité des médecins de reprendre le débat à leur compte et de mieux s’affirmer comme interlocuteur de choix au sein du débat qui définira la médecine de demain. « Le corps médical se fait manipuler et se retrouve sans cesse dans des situations où il ne peut plus structurer ni agir, mais seulement réagir et limiter les dégâts. 56», nous dit le Dr W. Bauer, co-auteur du rapport. Certes, mais quelles sont les pistes pour sortir de cette spirale infernale ? Pas de réponse. Le rapport confirme cependant que la notion de vocation est en perte de vitesse, que de nombreux collègues abandonnent leur activité clinique parfois dès le début de leur formation au profit de l’industrie ou de l’administration. L’obligation de suivre une formation continue, l’astreinte

au travail de nuit et du week-end sont également devenus des facteurs limitants. L’analyse de B. Kiefer, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse est absolument pertinente à ce propos : « Prôner la simple adaptation au changement revient à scotomiser une autre réalité, tout aussi importante : la compétition. » « Dans ces différentes batailles, les médecins doivent s’engager. Avec la conviction que l’ambition de défendre leur profession et de mener eux-mêmes sa réforme est légitime. »57 La médecine de demain est un véritable champ de bataille. S’ils veulent avoir une influence sur le système et le futur profil de leur profession, les médecins se doivent de quitter le confort de leur cabinet, s’unir malgré des intérêts parfois divergents entre spécialistes et médecins de premier recours, et utiliser les mêmes armes que leurs adversaires à savoir un lobbying efficace et une meilleure présence dans les médias. Ils ont montré qu’ils en étaient capable le 1er avril 2006 en rassemblant plus de 10'000 médecins sur la place fédérale à Berne pour défendre la médecine de premier recours, cela agrémenté d’une pétition signée par pas moins de 300'000 citoyens suisses. « Les médecins doivent eux-mêmes prendre leur destin en main » rappelait notre ministre de l’intérieur P. Couchepin à cette occasion. Une manière un peu simpliste de leur renvoyer la balle alors qu’ils n’ont pas eu voix au chapitre lors des dernières grandes décisions relatives à la politique de santé. A Genève en juin 2002, les médecins toutes générations et spécialités confondues ont su descendre dans la rue pour signaler symboliquement leur refus de la clause du besoin. Si la pugnacité existe, reste à analyser l’impact de ce type de manifestation sur l’évolution de notre système de soins. Un lobbying efficace, au moins autant que celui des assurances maladie, doit pouvoir prendre le relais au parlement après ce type d’action, sans quoi cela reste inévitablement sans suite.

Les médecins ont bénéficié pendant de longues années d'une situation privilégiée avec la garantie, à l’issue d'une formation certes lourde, de pouvoir facilement bénéficier des crédits et autorisations nécessaires pour s'installer en pratique privée, puis souvent de bénéficier de revenus confortables et du respect et de l'admiration de la population. Peut-être ce bénéfice était-il excessif en regard des autres professions. Quoi qu'il en soit cette situation exceptionnelle a commencé à se détériorer au cours des années 90, principalement en raison de l'apparition pour la première fois de la notion de pléthore médicale dans les grandes villes (Zurich et Genève en particulier). Devant des difficultés croissantes pour obtenir les crédits bancaires nécessaires pour s'installer et de ne pouvoir bénéficier des mêmes conditions de vie que leurs aînés, ce sont les médecins zurichois qui ouvrirent les feux de la protestation par leur grève des crayons de 1998, n'étant plus d'accord d'encaisser les coups de bâton alors que la carotte était en voie de disparition. Ce mouvement fut à l'origine de l’initiative parlementaire pour la soumission des médecins assistants à la LTr comme déjà mentionné.

La pléthore, certes relative, avait non seulement des répercussions sur les médecins en formation, mais également évidemment directement sur les médecins installés dont les revenus ont commencé à stagner voire diminuer. Leur situation s’était déjà péjorée avec l'adoption par le peuple de la LAMAL en 1994. Entrée en vigueur en 1996, cette nouvelle législation imposait aux différents partenaires (FMH, H+, la commission des tarifs médicaux et le concordat des assureurs-maladie suisse), d'élaborer une structure tarifaire unique valable pour toute la Suisse dont l'entrée en vigueur devait intervenir à la fin 1997.

Celle-ci allait naître sous la forme du TarMed, expression utilisée pour "tarif médical". Voté à une période délicate où l’on mettait en évidence une augmentation phénoménale des

coûts de la santé, où les assureurs devenaient totipotents, et où l’honnêteté des médecins étaient mise en doute, ce fut l'élément qui déclencha les hostilités entre médecins de premiers recours et spécialistes, qui n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur la révision des tarifs médicaux et donc sur leurs revenus. Cette négociation tarifaire a entamé de manière durable l'unité du corps médical et a laissé jusqu'à ce jour des plaies qui semblent encore difficiles à cicatriser. Il n'est pas rare encore aujourd'hui que les sociétés de discipline n'arrivent pas à s'entendre pour défendre l'intérêt général des médecins au sein de la FMH.

Alors que le TarMed était censé revaloriser les actes intellectuels et donc les consultations des médecins de premier recours au détriment des actes techniques des spécialistes, cela ne s'est pas vérifié dans les faits. Après la diminution de leurs revenus, la perte de cohésion de la profession est un deuxième aspect qui a contribué à instaurer un malaise au sein de la communauté médicale libérale.

L’étape suivante fut l’apparition des assureurs dans le quotidien des médecins. Auparavant discrets et ne se bornant souvent qu’à rembourser les prestations fournies, ils ont saisi à l’occasion du débat sur la LAMAL, l’opportunité de se poser comme interlocuteur privilégié sur toute question relative au système de santé. S’il est indéniable que la LAMAL leur a accordé une certaine légitimité, économique tout au moins, ils n’ont pas manqué de se profiler comme « les gardiens du temple » de notre système de soins et donc de marquer une omniprésence sur tous les fronts. Ils ont monté au cours des 15 dernières années, un lobbying digne d’une véritable machine de guerre et d’une efficacité diabolique. Si la Suisse comptait près de 1000 caisses maladie dans les années 60, elles ne sont plus que 96 aujourd’hui. Cette concentration leur permet de se renforcer face aux hôpitaux, aux pharmaciens…et aux médecins. Présents sur tous les fronts, les assureurs maladie ont envahi les médias, le sponsoring, mais surtout la classe politique. Le nombre de leurs représentants élus au Conseil National et au Conseil des Etats est impressionnant. Ironie du sort, lors du vote de la chambre haute sur le financement moniste des hôpitaux, soutenu massivement par les caisses maladies qui se verraient ainsi attribué directement les subsides des cantons, le décompte était à égalité 20 voix contre 20. C’est donc le président de la chambre, qui est également le président de santé suisse, qui a dû trancher58. La toute puissance des assurances vient cependant, enfin, d’être écornée. L’office fédéral de la justice (OFJ) a en effet reconnu que la campagne de 7 millions de francs menée par santé suisse lors de la votation sur la caisse unique était illégale59. Si les assurances peuvent donner leur avis, elles n’ont aucune légitimité pour défendre des intérêts que leur a confiés le pouvoir politique. Autrement dit, le lobbying agressif de leur part auquel nous avons assisté ces dernières années est illégal. Va-t-on observer un changement de comportement lors des prochaines échéances électorales ?

Les règles de bonne pratique de la médecine qui étaient auparavant, de manière consensuelle, gérées par les sociétés de discipline ainsi que par la FMH, sont devenues le centre d’intérêt des différents acteurs du système. D’elles découlent les demandes d’examens par des spécialistes et autres prescriptions pharmaceutiques, et sont donc déterminantes pour la facture finale des soins. Les praticiens installés de longue date ont extrêmement mal vécu l’intrusion des assurances dans leur pratique, les astreignant à une bureaucratie de plus en plus étouffante. Noyés sous les demandes de justification de traitement ou de prescription, les médecins n’ont jamais accepté qu’un intervenant

administratif du système puisse mettre en doute ou discuter de leurs choix thérapeutiques.

Cela est même toujours ressenti comme une humiliation que leurs compétences soient mises en doute par des gestionnaires qui n’ont aucune aptitude médicale. Pour certains,

« ..la médecine officielle, sous la botte des caisses parce que payée par celles-ci, est non hippocratique puisqu’elle consiste à soigner le malade « économiquement », c’est-à-dire très exactement comme un paysan le ferait pour son bétail.. »60.

En sus du regard inquisiteur des assurances, la LAMAL et son TarMed ont modernisé le système de facturation des prestations, instaurant un système unique dans tout le pays, mais nécessitant à moyen terme une informatisation de chaque cabinet médical. Cela a été pour certains praticiens la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Non seulement les assureurs devenaient des acteurs plus puissants qu’eux dans le système de santé, mais en plus, afin que ces derniers puissent obtenir des données plus complètes pour « analyser » leur travail, ce fut aux médecins eux-mêmes de financer l’informatisation de leur cabinet.

« Un véritable suicide » ont déclaré les plus désespérés. Certains d’entre eux n’ont pas souhaité pour des raisons financières ou idéologiques, passer à l’ère informatique et ont préféré interrompre leur pratique quelques années plus tôt que prévu. Aujourd’hui tous les cabinets, d’une manière ou d’une autre, effectuent une saisie informatisée de leurs prestations.

Mais pourquoi les médecins ont-ils si mal vécu cette transition technologique ? En sus des motifs idéologiques ou financiers, ils se sont sentis violés et dépourvus de ce qui fait la quintessence même de leur profession : la relation médecin-malade et le secret médical. En effet, si auparavant les factures transmises aux assureurs ne pouvaient permettre d’en déduire le diagnostic du patient, sous le nouveau système TarMed, cela est devenu possible.

L’analyse des données saisies allait non seulement permettre aux assureurs de connaître les diagnostics des patients et de réaliser à large échelle comme cela a été démontré à de nombreuses reprises ces dernières années, une véritable sélection des risques, mais également de pouvoir comparer de manière uniquement comptable les coûts engendrés par chaque médecin pour des pathologies similaires. Essayez donc ensuite d’expliquer aux assureurs qu’une simple grippe chez un patient âgé ou immunodéprimé engendrera des coûts bien supérieurs que chez une personne jeune et en bonne santé. Comme le relevait à l’époque J-M. Guinchard, secrétaire général de l’Association des Médecins du canton de Genève (AMG), cette pratique viole allègrement le serment d’Hippocrate, ainsi que l’article 321 du code pénal qui punit la transmission de données sans l’accord du patient61. Cependant jusqu’à ce jour, rien n’a arrêté les assureurs dans leur quête de données.

Dépourvus de leur aura, traités comme de simples fournisseurs de prestation par les assureurs, les médecins ont dès lors bien compris qu’ils ne pouvaient plus espérer que le savoir acquis allait leur permettre de garder encore longtemps un statut privilégié au sein des partenaires du système de soins. Même si la FMH essaie, encore aujourd’hui, de défendre la position des médecins, elle reste largement moins puissante que les assureurs et que l’industrie pharmaceutique.

Parallèlement à la perte d’influence du corps médical décrit ci-dessus suite à l’introduction de la LAMAL, l’aura du médecin dans la population s’est également détériorée. De mieux en mieux informés grâce aux nouvelles technologies de l’information, internet en particulier, les patients ont commencé, à juste titre, à ne plus croire et suivre aveuglément les avis et conseils des praticiens. De plus, étant astreints par la LAMAL à payer des cotisations

d’assurance maladie chaque année plus élevées, les patients se sont peu à peu déresponsabilisés quant à leur état de santé et est apparu un nouveau comportement vis-à-vis des soins. S’ils devaient payer si cher pour bénéficier d’une couverture sanitaire, les attaque à leur encontre. Si dans les faits rares sont les médecins travaillant au-delà de 70 ans, cela a été pris comme une attaque de leur profession libérale et de leur droit à combler leur deuxième pilier. Un avis de droit a été sollicité sur ce sujet mais n’a pu que confirmer la légalité de cette mesure imposée par l’Etat.

La dernière atteinte aux médecins indépendants est venue des Chambres Fédérales, sous un intense lobbying des caisses maladies, à savoir la fin de l’obligation de contracter. Si aujourd’hui tout médecin détenteur d’un droit de pratique à charge de la LAMAL se voit rembourser ses prestations, les assureurs souhaiteraient pouvoir eux-mêmes choisir avec quels médecins contracter. Ils estiment qu’en sélectionnant les praticiens selon leurs propres critères (lesquels ?), cela permettrait de mieux maîtriser les coûts de la santé. Les médecins exclus ne pourraient bien entendu plus vivre de leur pratique. Devant cette menace, la FMH a d’ores et déjà décidé en octobre 2003, qu’elle lancerait un référendum si une telle mesure devait voir le jour. Aujourd’hui, le parlement a promulgué une nouvelle prolongation de la clause du besoin contre laquelle la FMH n’a que mollement exprimé sa désapprobation. A choisir entre la clause du besoin (qui touche les jeunes) et la fin de l’obligation de contracter (qui pourrait toucher les aînés), la position de la FMH a toujours été sans surprise. Cela illustre une nouvelle fois le conflit de générations au sein du corps médical. A signaler cependant qu’un projet partiel de fin de l’obligation de contracter à l’encontre des spécialistes uniquement est toujours dans le pipe-line des chambres. Ce projet, s’il devait se concrétiser, ne manquerait pas de raviver un peu plus encore les dissensions au sein du corps médical.

Le danger ultime pour le corps médical n’est peut-être pas les mesures brutales et injustes qui se sont abattues ces dernières années sur leur corporation (clause du besoin, Tarmed, hypothétique fin de l’obligation de contracter), mais bien le travail de sape des assureurs et parfois du monde politique qui lui est continu et bien plus sournois : « Dans le débat permanent au sujet de l’augmentation inexorable des coûts de notre système de santé,

…l’érosion insidieuse du pouvoir décisionnel du médecin et de son patient passe pratiquement inaperçue »… « Il est plus difficile de freiner des érosions insidieuses que de réagir à des mesures drastiques tranchant dans le vif. Mais une lente accoutumance à cette perte d’autonomie aurait des conséquences désastreuses : pour les médecins, mais aussi et surtout pour les patients ». Le corps médical s’est trouvé là un supporter bien inattendu en la personne du Dr Daniel Vasella, président du groupe Novartis.63