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11. LES ENJEUX

11.4 Le pouvoir des médecins dans les hôpitaux

Il s’agit là d’un aspect majeur qui grève de tous temps les relations entre les médecins, quel que soit leur rang hiérarchique, et l’administration. Cette situation peut probablement se retrouver dans tous les domaines où le « core business » de l’entreprise est représenté par un corps de métier aux compétences bien spécifiques, une bureaucratie professionnelle. De par leur compétence stratégique indispensable à l’entreprise, les médecins devraient-ils pour autant de facto diriger l’entreprise ? Des études ont bien démontré qu’un médecin directeur d’hôpital n’était pas nécessairement la panacée44. Si jusqu’à ce jour, le statut de médecin professeur a souvent bénéficié d’une « aura » et d’un traitement de faveur sous forme d’une liberté importante accordée à la gestion de son service, force est de constater à juste titre que les choses sont en train de changer. On avait pour habitude de considérer les professeurs comme des « surhommes », capables d’enseigner, de soigner, de mener à bien des travaux de recherche et de récolter les fonds nécessaires à cette dernière, d’être de grands communicateurs et de bons gestionnaires sachant gérer les finances et les ressources humaines de leur service. Qui peut prétendre avoir des compétences dans tous ces domaines ? La confiance aveugle, et ou parfois la gêne que ressentaient certaines administrations hospitalières à contrôler leur employé, tout professeur qu’il soit, a conduit

à des situations préoccupantes comme cette récente affaire du printemps 2006 au CHUV où un chef de service à détourné à des fins personnelles plus d’un million de francs.

Les rapports entre l’administration d’un hôpital et le corps médical (les chefs de service en particulier) sont véritablement une affaire de culture d’entreprise. Si dans certains cas la situation décrite ci-dessus prévaut, dans d’autres on assiste à une ferme volonté de l’administration de remettre chacun à sa place : les médecins auprès des patients, les administrateurs à la gestion. Aux HUG, la situation est légèrement plus complexe de par la structure organisationnelle même de l’établissement (annexe 9). Si les chefs de service et de département bénéficient d’une grande liberté dans leurs activités de gestion, la place des médecins au niveau supérieur, au comité de direction, est ténue. Seul y siège le directeur médical, mais comme déjà évoqué, au vu de la taille de son équipe et de sa place dans l’organigramme, cela s’apparente quasiment à une mise sous tutelle par la direction générale.

La soumission des médecins assistants à la LTr met encore mieux en évidence la place accordée aux médecins dans les processus décisionnels. Comme mentionné, les directives d’application émanant de la direction générale n’ont pas été discutées avec les hauts responsables hiérarchiques médicaux. Ils n’ont pas eu voix au chapitre quant à la stratégie développée. Tout au plus leur a-t-on demandé si cette stratégie nécessitait des moyens supplémentaires. Par contre, eux seuls sont responsables de son application sur le terrain, la DRH refusant de s’immiscer dans l’organisation des différents services. La DRH se réfugie de manière répétée derrière cet argument, en réponse aux courriers individuels de médecins ou de ceux de l’AMIG, et même devant les remarques de la CRCT dénonçant le non respect de la LTr. Les médecins chefs de service devraient eux seuls endosser la responsabilité de la non application de la LTr alors qu’ils n’ont pu ni négocier sa mise en œuvre ni même obtenir les moyens nécessaires pour l’appliquer.

Les rapports avec les médecins assistants ne sont pas plus favorables on s’en doute. En refusant de leur accorder des contrats de travail à durée déterminée de plus d’un an ou des contrats à durée indéterminée, en leur refusant le droit de vote lors des élections des représentants du personnel au conseil d’administration sous prétexte justement de ne disposer que de contrats à durée déterminée d’un an, et en prononçant des menaces à l’encontre des représentants de l’AMIG (annexe 20), la direction générale rend leur situation est extrêmement précaire. En les maintenant ainsi dans une incertitude professionnelle, elle annihile toute velléité de protestation pouvant mener au changement.

« Vous voulez censurer les journalistes ? Pas la peine d’instaurer une censure, faites des contrats à durée déterminée » disait Pierre Bourdieu45. Appliquée aux médecins, cette méthode on s’en doute, modère également la motivation des plus jeunes à développer des compétences pour leur institution. Ce choix est-il stratégique ou alors le fruit d’un simple manque de remise en question des règles institutionnelles ? Les médecins font-ils si peur ? Il est indéniable que la soumission des médecins assistants à la LTr ne pourra que contribuer à les rendre plus « visibles » au sein de l’institution. En leur accordant de nouveaux droits minimaux, similaires aux autres employés de Suisse, les Chambres Fédérales ont voulu mettre un terme à un régime d’exception totalement dépassé et non conforme avec les attentes actuelles. Les temps de repos, la qualité de vie et la sécurité des patients ne font plus débat aujourd’hui, car ce sont des notions considérées comme

fondamentales dans notre société. Cette nouvelle distribution des cartes est en train de transformer le regard des administrateurs d’hôpitaux sur leurs médecins. Ils sont désormais astreints à être attentif à leurs conditions de travail et en particulier à leurs temps de travail. Car en plus de la pression législative qui devrait leur garantir des conditions de travail décentes, s’ajoute la pression financière, plus grande encore, si le nombre d’heures de travail supplémentaire est important. S’y ajoute finalement la pression judiciaire si d’aventure un médecin, un « Winkelried », déposait une plainte pénale pour non respect de la LTr.

Les médecins ne sont désormais plus des employés corvéables à merci comme cela était encore le cas au début de la décennie. Ils sont devenus des employés à part entière, avec des droits, détenteurs de compétences spécifiques nécessitant que leur temps de présence sur le lieu de travail soit judicieusement organisé. Connaissant le tarif des heures supplémentaires, il ne devrait plus venir à l’idée d’aucun administrateur de leur déléguer des tâches administratives après le départ des secrétaires.

Désormais, tous les médecins « existent » dans les institutions, et non plus seulement les médecins cadres. Ils ne seront plus considérés comme des étudiants même si cela est encore régulièrement entendu dans les couloirs de l’administration des HUG. S’ils ne sont plus corvéables à merci, reste à finaliser qu’ils ne soient pas « jetables » non plus. En effet, il serait souhaitable que les médecins en fin de formation, ayant fait leurs preuves dans leurs services, âgés d’une trentaine d’années et souvent chef de famille, puissent bénéficier de contrat à durée déterminée de 3 ans. Ce serait là un geste de plus vers la reconnaissance de la profession et du travail accompli par l’institution, car quoi de plus humiliant et surtout de plus angoissant, que de ne pas savoir chaque année si son contrat va être renouvelé ou non. Quand ces contrats de travail de durée déterminée à un an, considérés juridiquement comme du travail précaire, auront disparus alors seulement la profession de médecin d’institution aura réussi sa révolution et pourra être considérée, selon le souhait de P.

Couchepin, comme une profession comme les autres…administrativement parlant tout au moins.

12. CONCLUSION

La description du dossier relatif à la soumission des médecins assistants des HUG à la LTr est révélatrice d’un changement profond dans la mentalité et les objectifs de cette catégorie professionnelle. Auparavant silencieuse et soumise aux exigences d’un système basé sur la relation maître-élève, elle acceptait très volontiers le sacrifice demandé, à savoir une disponibilité sans égale au service de la médecine et des patients. La perspective de pouvoir à moyen terme pratiquer son art de manière indépendante, de bénéficier de l’assurance de revenus confortables et finalement de bénéficier de la considération de la société, tout cela valait bien quelques années de sacrifice. Le regard des gens sur le médecin, l’admiration parfois, le respect toujours, ont été de tous temps des sources de motivation pour certains avant de se lancer dans le long voyage de la formation médicale.

Peu importait alors le nombre de coups de bâton, la carotte était si séduisante. C’est le plus beau métier du monde disent certains. Peut-être. Mais quelque chose s’est brisé et certaines vocations ont été annihilées. Les jeunes médecins n’ont plus alors voulu considérer leur rêve comme un sacerdoce mais simplement comme l’apprentissage d’un métier comme un autre.

Les HUG ont été extrêmement surpris de la combativité des médecins pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Ils n’ont initialement pas compris cette démarche, ce souhait d’être considéré comme les autres. « Mais vous ne faites pas un métier comme les autres » nous a souvent répondu le directeur. C’est exact, de par la relation privilégiée que nous pouvons avoir avec nos patients, de par la proximité que nous avons avec la mort, de même que dans le soulagement de la souffrance physique et parfois morale, nous ne faisons effectivement pas un métier comme les autres. Cependant l’image et le rôle du médecin dans la société est en train de changer radicalement dans le monde ambulatoire privé, et cela les institutions hospitalières ne l’ont que tardivement compris. Si les règles du jeu à l’extérieur des institutions sont en train de se modifier, il peut sembler légitime que cela ait des répercussions sur leur fonctionnement interne.

Il est indéniable que les HUG, dans ce dossier, ont sous-estimé la volonté et les compétences des médecins assistants à s’investir pour la défense de leurs intérêts et à maîtriser les textes de loi. Ils n’ont pas vu venir cette vague à l’assaut de la normalisation des conditions de travail des médecins. Ils n’ont tout d’abord pas cru que l’initiative parlementaire du conseiller national Marc Suter, qui a suivi la première grève des crayons à Zurich en 1998, aboutirait, pour autant qu’ils s’y soient intéressés à l’époque. Puis une fois acceptée par les Chambres Fédérales, devant l’étendue de la réforme proposée et surtout les coûts que cela engendrerait, ils n’ont pas cru que cela pourrait les atteindre et qu’un miraculeux amendement ne tarderait pas à venir à leur secours. Les hôpitaux sont finalement les véritables victimes de la soumission des médecins assistants à la LTr.

L’équilibre de leur fonctionnement interne et de leurs finances a été clairement sacrifié pour des intérêts supérieurs : la sécurité des patients et l’octroi de « conditions de travail humaines pour les médecins assistants » selon le texte de l’initiative parlementaire. Il leur a été demandé de mettre en application une législation sans bénéficier de tous les moyens nécessaires à cette mission. A Genève par exemple, devant l’impatience des médecins assistants, les HUG se sont tout d’abord retrouvés convoqués devant un organe de

conciliation (CRCT), puis soumis à une enquête par l’inspection cantonale du travail (OCIRT) et enfin ont subi une dénonciation de l’AMIG auprès de l’organe de contrôle fédéral (seco). Jamais au cours des 10 dernières années les hôpitaux ont été mis sous une telle pression de la part de leurs médecins. Cela a débuté avec la grève des crayons à Zurich en 1998, les médecins réclamant des compensations au-delà des 50 heures de travail hebdomadaires. Le canton de Vaud a suivi avec une nouvelle grève des crayons en 2002 pour les mêmes motifs. Genève a également copié ce modèle efficace en 2004 pour obtenir la réévaluation de leur fonction, ou devrais-je dire l’évaluation de leur fonction, puisque celle-ci n’avais jamais été réalisée auparavant. A chaque fois, les institutions ont été les victimes du mal-être des jeunes médecins, lui-même reflet du mal-être de tous les médecins suisses. Si le métier de médecin devait devenir une profession comme les autres avec aucune garantie de revenu, du chômage, l’absence de respect pour les connaissances acquises, des difficultés à ouvrir son cabinet, un contrôle incessant des assureurs sur la pratique de son art, alors les conditions de travail lors des années de formation devaient également être « comme pour les autres professions », à savoir comporter des horaires décents, des compensations pour les heures supplémentaires, des contrats à durée déterminée de plus d’un an ou de durée indéterminée.

L’AMIG a toujours souhaité pouvoir mettre en œuvre la LTr aux HUG en douceur et de manière progressive. Les médecins avaient bien conscience de la difficulté de réorganiser 63 services médicaux, du manque de moyens financiers, et surtout du conflit de générations entre les chefs de service qui avaient vécus les années de sacrifice hospitalières et qui ne comprenaient pas pour la plupart que leurs jeunes collègues puissent aspirer à travailler moins au profit de temps libre et d’une vie plus épanouie à l’extérieur de l’hôpital. Cette incompréhension a donné lieu à un échange nourri de courriers de lecteurs dans la presse spécialisée entre les médecins assistants et le corps professoral46,47,48,49,50,51. A cet égard, il est intéressant de noter que s’il existe souvent un fossé entre le monde intra et extra hospitalier, une certaine unité générationnelle existe entre « nos grands frères », médecins installés en pratique privée, et le corps professoral des hôpitaux, qui souvent ne comprennent pas les velléités de la jeune génération à bénéficier d’allègement d’horaires alors qu’eux, à leur époque, ont dû subir ces contraintes, un « passage obligé » pour accéder au titre de docteur en médecine.

Les ressources financières étant limitées, de même que la main d’œuvre, il était nécessaire de réfléchir à d’autres modes d’application que les réflexes spinaux que sont le paiement des heures supplémentaires et l’augmentation des postes médicaux. La soumission des médecins assistants à la LTr mérite en effet de sortir des seules préoccupations comptables et d’élever le débat afin d’aborder les conséquences de cette modification législative. Les HUG ont malheureusement toujours refusé une telle réflexion. Et pourtant, on ne peut se permettre le luxe d’ignorer les dégâts collatéraux de l’entrée en vigueur de cette loi.