Section II L’émergence des chiites au Liban
1. Les origines du Hezbollah : de milice islamique à résistance nationale et
À l’époque du mandat français sur le Liban entre 1920 et 1943, les chiites formaient la
troisième communauté en nombre, derrière les maronites et les sunnites. Bien qu’en
1926, les autorités mandataires françaises aient octroyé aux chiites un statut officiel de
communauté autonome avec ses propres tribunaux religieux, il demeurait qu’ils
devaient encore s’imposer sur la scène politique d’un État créé, au départ, par les États
occidentaux en faveur des chrétiens
147. En 1943, année de l’indépendance du Liban, les
chiites ont trouvé leur place dans le Pacte national, mais leur position politique et
sociale demeurait précaire
148.
À la fin des années ’60, le revenu moyen des chiites est inférieur à celui des autres communautés et tout en formant une grosse part des couches défavorisées, ils restent sous-représentés au Parlement. Ce sentiment d’injustice des chiites au sein du système politique libanais fait alors écrire à Ghassan Tueni qu’ils sont ‘les prolétaires de la terre, la classe la plus soumise en apparence et la plus révolutionnaire au fond’149
.
146
Barak, supra note 29 à la p. 332. 147
Sabrina Mervin, « Le Liban-Sud, des bandes armées à la guérilla (1920-2006) », dans Mermier et Picard, supra note 2, 103 à la p. 105.
148
Jean-Loup Samaan, Les métamorphoses du Hezbollah, Paris, Éditions Karthala, 2007 à la p. 26. 149
À la fin des années 60, les chiites du Liban, surtout du Sud-Liban et de la Bekaa, ont
commencé à se mobiliser. En 1967, le Conseil Supérieur chiite a été créé pour gérer les
affaires intérieures de la communauté et ses relations collectives avec le Gouvernement
central. En 1969, Moussa Sadr, un clerc iranien d’origine libanaise qui est reconnu
comme le « principal artisan de ce ‘réveil chiite’ »
150, est élu président du Conseil.
Moussa Sadr a également poussé les chiites à modifier leur attitude face à la difficulté
de leur situation et les a exhorté « à ne plus pleurer leur sort, mais à défendre leurs
droits et leurs terres, par les armes. »
151En 1974, il a radicalisé davantage les
revendications chiites en créant le mouvement Amal
152, branche armée du Mouvement
des Opprimés également fondé en 1974, pour pallier la paupérisation de la
communauté et lutter contre les inégalités du système politique libanais.
Lorsqu’Israël a envahi le Sud-Liban à deux reprises en 1978 et en 1982, avec l’objectif
de repousser l’OLP
153, ces invasions ont affecté avant tout les chiites qui vivent en
grande partie dans les territoires occupés par Israël. Par conséquent, la mobilisation des
mouvements chiites s’est précipitée suite à ces événements
154. Alors que le parti Amal
se dirigeait vers une laïcisation, des personnalités insatisfaites par cette tendance ont
émergé pour former une idéologie islamique plus révolutionnaire. Le Hezbollah – Parti
de Dieu – est ainsi sorti de l’ombre à la suite de l’invasion israélienne de 1982,
rassemblant peu à peu des militants déçus par les positions plus modérées d’Amal et
150
Mervin, supra note 147 à la p. 106. 151
Ibid. à la p. 107. 152
Le mot « Amal » signifie « espoir » en arabe, et représente également l’acronyme de afwaj al-
muqawama al-lubnaniyya, c’est-à-dire « les bataillons de la résistance libanaise ».
153
Il est intéressant de noter que, dans le cas de ces deux invasions, Israël a justifié ses actions comme étant de légitime défense, protégé par l’article 51 de la Charte de l’ONU, à l’encontre des agressions armées menées par l’OLP depuis le territoire libanais. Dans les deux cas, le Conseil de sécurité a refusé de soutenir cet argument. Voir la Résolution 425 (1978), supra note 80 : « Le Conseil de sécurité [...] Demande à Israël de cesser immédiatement son action militaire contre l’intégrité territoriale du Liban et de retirer sans délai ses forces de tout territoire libanais [...] ». Voir aussi la Résolution 509 (1982), supra note 93 : « Le Conseil de sécurité [...] Exige qu’Israël retire immédiatement et inconditionnellement toutes ses forces militaires jusqu’aux frontières internationalement reconnues du Liban [...] ».
154
Effectivement, l’invasion israélienne du Liban en 1982 et l’occupation du Sud-Liban qui a suivi (1982-2000) ont fait en sorte que les populations chiites du Sud-Liban allaient désormais constituer l’un des plus grands ennemis d’Israël. Voir Mackey, supra note 40 à la p. 204 : « No other facet of Israel’s gross misadventure in Lebanon presents a clearer case of bad judgment and self-defeating policy than Israel’s mishandling of the Shiite population of south Lebanon that turned a confederate against the Palestinians into a formidable adversary of the State of Israel. »
favorisant l’idéologie prônée par la Révolution iranienne de 1979. « Son principal
objectif était d’organiser la résistance à l’occupation israélienne, et il était soutenu pour
cela par l’Iran, qui lui accorda renforts, formations militaires et subsides, aux dépens du
mouvement Amal. »
155Dans les années 80, alors que le pays était aux prises avec une guerre civile et que l’AL
se démembrait, les milices chiites ont mené une lutte armée sans répit contre les
présences américaine et israélienne au Liban
156. Après le massacre de Sabra et Chatila
en septembre 1982, Beyrouth était devenue une zone chaotique sans loi ni ordre.
Lorsqu’Amine Gemayel a demandé une intervention américaine pour seconder son
gouvernement et assister au maintien de la sécurité, le Président Ronald Reagan a
envoyé une seconde Force Multinationale (MNF-II)
157. Ironiquement, la MNF-II
deviendra elle-même captive de la détérioration de la situation libanaise. Le 18 avril
1983, une explosion, revendiquée par un groupe islamique pro-iranien, a détruit
l’ambassade américaine à Beyrouth, faisant 46 morts et 100 blessés. L’implication de
la MNF-II au Liban a pris fin lorsque, le 23 octobre 1983, des attaques simultanées
contre des marines américains postés à l’aéroport de Beyrouth et contre un contingent
français posté dans une bâtisse du quartier de Bir Hassan à Beyrouth ont été exécutées.
Dans le cadre de ces attaques, les États-Unis ont perdu 241 marines et la France 47
soldats
158. Suite à ces événements, la présence armée occidentale au Liban n’a pas
tardé à évacuer et, en date du 31 mars 1984, les derniers soldats de la MNF-II ont quitté
la terre libanaise.
Cependant, ce n’est qu’en 1985 que le Hezbollah a été « [o]fficiellement proclamé sous
cette appellation » et qu’il s’est construit « depuis sa gestation à partir de 1982, avec
155
Mervin, supra note 147 à la p. 108. 156
Élizabeth Picard, « Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique », dans Mermier et Picard, supra note 2, 84 [Picard, « Hezbollah »] à la p. 87.
157
En envoyant ses troupes au Liban, l’administration Reagan croyait pouvoir promouvoir un accord de paix israélo-libanais, ce qui entraînerait un retrait israélien du Sud-Liban pour ensuite favoriser un retrait syrien. Reagan espérait que de telles victoires renforceraient la présidence de Gemayel et favoriseraient l’avènement d’un accord d’unité nationale. Nous savons maintenant que cette politique américaine était, au mieux, ambitieuse et, au pire, naïve.
158
l’aide directe – idéologie, politique, militaire et financière – de Téhéran, en investissant
le terrain de lutte contre l’occupation israélienne, mais aussi celui de la lutte politique
et idéologique pour l’hégémonie parmi les chiites libanais »
159. En vertu de l’Accord de
Taëf de 1989, son aile armée était la seule milice à qui l’on a permis de conserver ses
armes dans l’objectif de lutter contre la présence d’Israël dans la « zone de
sécurité » au Sud-Liban. C’est dans cette lutte contre l’occupation israélienne du Sud-
Liban que le Hezbollah devient graduellement reconnu comme un mouvement de
« résistance nationale » :
La « résistance islamique » menée par le Hezbollah s’est progressivement arrogée le monopole de la lutte armée contre l’occupation israélienne en éliminant ses rivaux des partis laïques. Après la guerre civile, la mise en oeuvre incomplète de l’accord de Taëf lui a de facto confirmé ce monopole en l’exemptant de l’application de la loi sur la démobilisation des milices. Il est alors passé du qualificatif de « résistance islamique » (liée à un des groupes confessionnels du pays) à celui de « résistance nationale », en affrontant deux attaques israéliennes majeures : « Rendre des comptes » (1993) et « Raisins de la colère » (1996)160
.
C’est également durant les années 90 que le Hezbollah a commencé sa transformation
de milice armée à parti politique traditionnel
161. Le Hezbollah s’est alors ancré
solidement dans la scène politique libanaise. Il a participé aux élections législatives de
1992, 1996 et 1998 et remporté des sièges, tout en soulignant que son entrée dans
l’arène politique n’avait aucune incidence sur ses activités parallèles de résistance
162.
159
Achcar et Warschawski, supra note 58 à la p. 31. Il est incontestable que la Révolution iranienne de 1979, instituant un régime islamique chiite en Iran, a fortement affecté la mobilisation des chiites au Liban qui ont fini par former le Parti de Dieu. Voir Walid Charara et Frédéric Domont, Le Hezbollah :
un mouvement islamo-nationaliste, 2e éd., Paris, Fayard, 2006 à la p. 96 : « Pour le chiisme libanais, la victoire de la révolution iranienne marque un second tournant dans son histoire contemporaine [le premier étant le ‘réveil des sociétés chiites’ lancé par Moussa Sadr dans les années ‘60]. » La Révolution iranienne a notamment ouvert les yeux de la communauté chiite en leur démontrant le potentiel de leur propre pouvoir et la possibilité de recourir à la lutte armée. « The lessons of the Islamic Revolution rippled throughout the region, especially in the Gulf States, the West Bank and Gaza, but it had its most direct and profound impact on the circle of young Lebanese mullahs who formed Hezbollah, who identify with the Revolution’s ideology [...] The belief that armed struggle was not only justified but also a sacred imperative to erase oppression, usurpation of rights and restore Muslim lands opened Hezbollah to practices which had traditionally been rejected by Shiite leaders over the centuries in favour of passive political positions. » : Judith Palmer Harik, Hezbollah: The Changing Face of Terrorism, 2e éd., Londres, I.B. Tauris & Co. Ltd., 2006 à la p. 16.
160
Picard, « Hezbollah », supra note 156 aux pp. 87-88. 161
« Il n’était plus question de fonder un État islamique, mais plutôt de construire une société islamique tout en s’intégrant dans l’État libanais, par la voie démocratique. » : Mervin, supra note 147 à la p. 109. 162
Dans une entrevue avec le magazine libanais Al-Watan Al-Arabi en date du 11
septembre 1992, le Secrétaire-général du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah
163, a
précisé : « Our participation in the elections and entry into the National Assembly do
not alter the fact that we are a resistance party; we shall, in fact, work to turn the whole
of Lebanon into a country of resistance, and the state into a state of resistance. »
164Simultanément, le Parti de Dieu a créé un réseau d’organisations sociales extrêmement
important visant à aider la population démunie face à la guerre, l’occupation et la
dépression économique, ce que l’État libanais lui-même n’était pas en mesure de faire.
Depuis le milieu des années 90, la « Fondation du Martyre » (Moua’ssasat al-Chahid)
compense les veuves ou les familles des combattants du Hezbollah avec des indemnités
annuelles. L’organisation « Effort de construction » (Jihad al-Bina) reconstruit les
maisons détruites par les opérations israéliennes. L’organisation caritative Imdad gère
des coopératives alimentaires, des dispensaires médicaux et des centres éducatifs et
sportifs sur tout le territoire libanais. Imdad est même officiellement devenue une
organisation de bien-être public par décret présidentiel, faisant en sorte que « le
Hezbollah a désormais un rôle que l’État reconnaît et va même jusqu’à soutenir »
165.
Lorsqu’Israël a fini par se retirer de la « zone de sécurité » dans le Sud-Liban, en mai
2000, c’était surtout en raison du succès des tactiques de combat, de style guérilla, de
l’aile militaire du Hezbollah. Le Hezbollah a alors acquis une victoire militaire, mais
également politique, lui accordant désormais un statut respecté par une grande partie de
la population libanaise, autant dans sa composante musulmane que chrétienne. Le
retrait israélien de 2000 représentait le plus grand succès qu’ait connu le Parti de Dieu
depuis sa création, mais une fois une grande partie du territoire libanais libéré, la milice
du Hezbollah devait dès lors justifier le maintien de son armement. Gilbert Achcar et
Michel Warschawski expliquent cette transition de la manière suivante :
163
Sayyed Hassan Nasrallah est devenu le Secrétaire-général du Hezbollah en 1992, succédant à Sayyed Abbas al-Moussaoui lorsque ce dernier a été assassiné par Israël. Nasrallah est encore le Secrétaire- général du Hezbollah aujourd’hui.
164
Noe, supra note 1 à la p. 88. 165
Le combat du Hezbollah fut source d’une double légitimation du parti : tant sur le plan politique qu’en ce qui concerne son armement, conservé au titre de la résistance contre l’occupant au moment où les forces libanaises se prêtaient à un désarmement plus ou moins effectif après 1990, conformément aux accords de Taëf. Dans l’après-2000, le Hezbollah entretint cette légitimation en arguant des litiges restant en suspens dans le contentieux israélo-libanais166
.
Le Hezbollah gardera donc ses armes après le retrait israélien en 2000. C’est surtout
avec l’adoption de la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU en septembre
2004 et après l’assassinat de l’ex-premier ministre Rafic el-Hariri le 14 février 2005,
que la pression internationale pour le désarmement du Hezbollah s’est intensifiée.
Cependant, l’adoption de la résolution 1559 et les événements qui ont suivi avaient fait
en sorte de diviser le Liban en deux partis, créant une impasse politique toujours
perceptible lorsque le Hezbollah a fini par exécuter son opération dans la zone
frontalière israélo-libanaise le matin du 12 juillet 2006, enlevant deux soldats des FDI
et en tuant huit autres.
Un sondage mené par le Centre de recherche et d’information de Beyrouth durant la
guerre de juillet 2006 a démontré que 70% des Libanais sondés ont exprimé leur
support pour l’opération initiale menée par le Hezbollah en date du 12 juillet 2006 et
que 87% d’entre eux ont exprimé leur support envers le comportement du Parti de Dieu
dans les affrontements qui ont succédé à cette opération
167. Un autre sondage, effectué
après la guerre de juillet 2006, a illustré qu’un pourcentage stupéfiant de 84% des
Libanais chiites étaient d’avis que le Hezbollah doit conserver ses armes, alors que
54% des sunnites, 77% des chrétiens et 79% des druzes étaient en désaccord
168. En
2006, le Hezbollah était donc à la fois une milice armée et un parti politique fermement
ancré dans la scène libanaise, faisant figure d’autorité, surtout dans le Sud-Liban, et
jouissant d’un support populaire incontournable.
166
Achcar et Warschawski, supra note 58 à la p. 38. Nous aborderons une discussion sur ces « litiges restés en suspens » suite au retrait israélien de la « zone de sécurité » en 2000 ci-dessous aux pp. 55-56. 167
« Briefing : Lebanese Public Opinion », Mideast Monitor (septembre-octobre 2006) vol. 1, no 3, en ligne : <www.mideastmonitor.org/issues/0609/0609_6.htm> (consulté le 18 août 2010).
168 Ibid.