III. Mécanismes moléculaires de l’impact trans-générationnel de l’ibuprofène
III.3 Méthodologies adoptées
III.5.3 Origines de l’impact trans-générationnel de l’ibuprofène
L’étude de l’état transcriptomique et métabolique de la descendance des populations
exposées à l’ibuprofène permettent de comprendre l’origine hormonale et métabolique des
modifications de traits d’histoire de vie constatée chez cette descendance. Cependant, les causes de
telles différences physiologiques chez des individus n’ayant pas été en contact direct avec le polluant
restent floues. En effet, les quelques modifications physiologiques observées chez les individus
exposés ne fournissent pas d’explication évidente à de telles différences, et ne permet pas de
comprendre comment la perturbation induite par l’exposition à l’ibuprofène est transmise des
parents à la descendance. Il est avéré que certains polluants, très liposolubles, peuvent être
internalisés dans les œufs chez les organismes exposés et ainsi contaminer directement la
descendance. Cependant, ce phénomène est peu probable dans notre cas, étant donné la faible
lipophilie de l’ibuprofène dans les organismes. Les études s’étant intéressées à la transmission
trans-générationnelle de perturbations induites par différents types de stress mettent
majoritairement en évidence deux mécanismes : une modification des ressources métaboliques
investies par les individus dans la production de la descendance ou une modification des marques
épigénétiques héritables régulant l’expression du génome (Bonduriansky et Head, 2007; Valtonen
et al., 2012; Buescher et al., 2013; Wei et al., 2015; Xin et al., 2015).
III.5.3.1 Causes métaboliques de l’impact trans-générationnel
L’impact de l’état métabolique des individus sur leur reproduction et sur le développement
de leur descendance a notamment été mis en évidence chez Aedes aegypti (Clifton et Noriega, 2012;
Perez et Noriega, 2013), ainsi que chez plusieurs autres insectes (Bonduriansky et Head, 2007;
Valtonen et al., 2012; Buescher et al., 2013; Matzkin et al., 2013). Chez Aedes aegypti, la maturation
des œufs consiste essentiellement en l’internalisation dans ces derniers d’une importante quantité
de ressources métaboliques (lipides, sucres, acides aminés) mais également de différents facteurs
fonctionnels permettant le développement précoce de l’embryon (ARNm, machinerie de
traduction, ressources immunitaires …) (Anderson et Spielman, 1971; Briegel et al., 2003). En effet,
le développement précoce de l’embryon repose en un premier temps sur les protéines et les ARN
messagers maternels. Après quelques heures de développement, les ARNm et les protéines
maternelles sont dégradés et le génome propre de l’embryon commence à s’exprimer
(Biedler et al., 2012). Ainsi, l’état métabolique et transcriptionnel de la femelle peut fortement influer
sur le développement de la descendance selon les éléments qui lui seront transmis lors de
l’oogenèse.
L’hypothèse d’une origine métabolique de l’impact transgénérationnel de l’ibuprofène
apparaît crédible, étant donné les variations de ressources métaboliques présentes dans les œufs.
Les voies de signalisation cellulaires étant sensibles aux ressources métaboliques présentes dans
l’organisme (Layalle et al., 2008; Roy et Raikhel, 2011; Weber-Boyvat et al., 2013), un stock initial
différent pourrait modifier l’expression des voies de signalisation, entrainant ainsi les modifications
physiologiques observées chez la descendance via une régulation transcriptionnelle différente de
nombreux gènes. Néanmoins, le dosage ayant été effectué dans les œufs à la fin du développement
embryonnaire, ces différences peuvent également refléter une gestion différente d’un pool de
ressources à l’origine identiques lors de l’embryogénèse.
En effet, les voies de signalisation cellulaires sont largement impliquées dans la régulation
des voies métaboliques cellulaires. Alors que les voies de signalisation sont activées différemment
en fonction des ressources métaboliques, celle-ci régulent les voies métaboliques des lipides et des
sucres. Il est ainsi impossible à partir de nos données de déterminer si une activation différentielle
des voies est à l’origine de la modification des ressources métaboliques ou si au contraire, les
ressources métaboliques différentes dès la formation de l’œuf sont à l’origine de l’activation
différentielle des voies de signalisation cellulaire. En outre, les mesures effectuées par HRMAS ne
permettent l’identification que de peu de métabolites, et surtout ne permettent pas une
quantification des variations observées. Il paraît intéressant d’approfondir cette question,
notamment en dosant de manière quantifiable les ressources métaboliques présentes dans les œufs
immédiatement après la ponte, afin de les comparer avec les ressources restantes après
l’embryogénèse.
Les femelles imagos exposées à l’ibuprofène ne présentent aucune modification particulière
des traits d’histoire de vie liés à leur développement ou la leur reproduction au sens strict du terme
(c’est-à-dire, sans prendre en compte la « qualité » de la descendance produite). De même, le
transcriptome de base et les ressources métaboliques en sucres et lipides n’apparaissent pas
modifiées de façon notable chez ces femelles. Cependant, le transcriptome des femelles a été étudié
lors de la phase de quiescence reproductive. Celui-ci ne met pas en évidence de perturbation des
processus physiologiques basaux durant cette période (métabolisme énergétique, immunité,
détoxication …). Cela ne permet pas d’évaluer la fonction reproductive de ces femelles, celles-ci
n’étant pas active dans cette période. Le pic d’ecdysone induit par le repas de sang est un régulateur
majeur de la dynamique d’expression des protéines permettant l’internalisation des ressources,
incluant de nombreux transporteurs et récepteurs. Ainsi, la réponse transcriptionnelle de nombreux
gènes à ce signal hormonal constitue un élément clé de la maturation des œufs et du développement
Chapitre III : Mécanismes moléculaires de l’impact trans-générationnel de l’ibuprofène 180
de la descendance (Chen et al., 2004; Bonizzoni et al., 2011). La dynamique de production de 20E
suite au repas de sang et la réponse transcriptionnelle de cinq protéines caractéristiques de la
vitellogénèse associées à ce pic d’hormones n’apparaissent cependant pas modifiées chez les
femelles exposées. Les différentes observations faites chez les femelles adultes exposées rendent
peu vraisemblable une origine métabolique maternelle dans les perturbations observées chez la
descendance des populations exposées à l’ibuprofène. Il est cependant délicat de conclure car le
dosage des ressources métaboliques par HRMAS ne permet pas d’évaluer les ressources protéiques
présentes chez les femelles imagos, alors que la sous-transcription massive des hexamérines chez
les larves exposées à l’ibuprofène pourrait induire une réduction de ces ressources. Les études
d’impact de l’état métabolique des femelles sur leur potentiel reproductif et leur descendance
concerne plutôt les ressources en sucres et lipides (Bonduriansky et Head, 2007; Valtonen et al.,
2012; Buescher et al., 2013; Matzkin et al., 2013; Clifton et Noriega, 2012; Perez et Noriega, 2013),
et les conséquences d’une réduction des ressources protéiques sur les descendances produites
n’ont, à notre connaissance, pas été étudiées chez les insectes. Nous ne pouvons cependant pas
exclure une implication des réserves protéiques dans l’établissement des ressources métaboliques
dans les œufs, et un dosage protéique permettrait de vérifier cette hypothèse.
L’impact de l’exposition à l’ibuprofène n’a pas été étudié chez les mâles imagos. N’étant
pas les vecteurs directs des maladies, les mâles et leur physiologie ne sont en effet que rarement
étudiés chez les moustiques, et leur rôle dans la reproduction est souvent négligé. Cependant, les
mâles imagos sont les seuls chez qui une modification d’un trait d’histoire de vie a été détectée dans
notre étude. De plus, l’implication de l’état physiologique des mâles dans les modifications
trans-générationnelles est de plus en plus abordé dans les récentes études (Bonduriansky et Head,
2007; Xin et al., 2015). Chez les insectes, l’implication des mâles dans les impacts
trans-générationnels est notamment susceptible d’être lié aux « cadeaux nuptiaux » (nuptial gifts) faits à la
femelle lors de l’accouplement. En effet, l’accouplement permet non seulement le transfert des
spermatozoïdes mais également d’une cohorte de protéines, phéromones et hormones via le liquide
séminal, susceptible d’avoir un impact sur la physiologie maternelle et de la descendance. De tels
transferts ont d’ailleurs été mis en évidence chez une autre espèce de moustiques, Anopheles gambiae
(Pondeville et al., 2008; Dottorini et al., 2013). D’autre part, l’implication des mâles dans la
physiologie de la descendance a été mise en évidence chez Aedes aegypti, chez qui la convergence
des rythmes séquentiels de battements d’ailes du mâle et de la femelle lors de l’accouplement
influence le succès reproducteur des mâles de la descendance (Cator et Harrington, 2011). Il est
ainsi impossible d’exclure que l’impact trans-générationnel de l’ibuprofène soit dû dans notre étude
à des modifications physiologiques chez les mâles, et une étude plus approfondie de leurs
ressources métaboliques ainsi que de leur physiologie apparaît nécéssaire.
III.5.3.2 Causes épigénétiques de l’impact trans-générationnel
L’étude du transcriptome des larves de la descendance a révélé la sur-transcription de
plusieurs gènes impliqués dans la régulation des profils épigénétiques suite à une exposition
parentale à l’ibuprofène. Les mécanismes épigénétiques permettent l’établissement d’un profil
d’expression de gènes propre à chaque type cellulaire à partir d’un même génome. Les mécanismes
épigénétiques apparaissent également être impliqué dans la modification des profils
transcriptionnels en réponse aux conditions environnementales (température, ressources
alimentaires…), induisant ainsi des phénotypes différents à l’échelle individuelle. Trois types de
mécanismes sont impliqués dans la régulation épigénétique : (1) la méthylation de l’ADN,
impliquant l’ajout d’un groupement méthyle à l’extrémité 5’ des cytosines au sein des dinucléotides
CpG ; (2) la méthylation et l’acétylation des histones, qui selon leur nature et leur position sur les
histones définissent une situation plus ou moins favorable à la transcription des gènes ; (3) la
régulation post-transcriptionnelle de l’expression des gènes par des ARN non codants (siRNA,
microRNA et piRNA). Ainsi, la sur-transcription de la machinerie épigénétiques observée chez la
descendance participe vraisemblablement au profil transcriptionnel particulier observé chez ces
larves.
D’ailleurs, de plus en plus d’études s’intéressent à l’impact des polluants sur la régulation
épigénétique de l’expression des gènes, et à l’aspect transmissible de tels effets aux générations
suivantes. Des modifications épigénétiques ont été mises en évidence lors de l’exposition à
différents perturbateurs endocriniens (Casati et al., 2015; Xin et al., 2015) ou à d’autres types de
perturbations physiologiques parentales chez les invertébrés autant que les mammifères (Wei et al.,
2015). Très récemment, une étude chez le moustique Aedes albopictus a notamment mis en évidence
des modifications épigénétiques induites chez les descendances F1 et F2 par une exposition
parentale à un fongicide et un phytooestrogène (Oppold et al., 2015).
Alors que tout au long de ce manuscrit, le terme de « descendance non exposée » a été
employé, celui-ci est en réalité erroné. Effectivement, les individus de la descendance F1 étudiés
n’ont pas été exposés au polluant en tant qu’individus, mais ils l’ont été indirectement en tant que
cellules germinales. Ainsi, des modifications épigénétiques peuvent avoir été induites au sein de ces
lignées germinales. L’étude du transcriptome des larves de stade 4 exposées à l’ibuprofène n’a pas
révélé de modification dans l’expression des protéines de mise en place et de maintenance des
Chapitre III : Mécanismes moléculaires de l’impact trans-générationnel de l’ibuprofène 182