III. Mécanismes moléculaires de l’impact trans-générationnel de l’ibuprofène
III.3 Méthodologies adoptées
III.5.1 Impacts de l’ibuprofène sur les individus exposés
L’exposition à l’ibuprofène entraîne une réduction drastique de la transcirption des gènes
codant pour les hexamérines chez les larves de stade 4. Ces protéines, codées par 9 gènes différents
chez Aedes aegyti, sont des protéines de stockage, impliquées dans la redistribution d’acides aminés
lors de la métamorphose des individus chez les insectes holométaboles. En effet, la nymphe ne
s’alimentant pas, le déroulement de la métamorphose repose uniquement sur les ressources
accumulées lors des stades larvaires. Les hexamérines sont synthétisées dans le corps gras, très
majoritairement durant le quatrième stade larvaire, et libérées dans l’hémolymphe. Peu après la
nymphose, les héxamérines sont ré-internalisées dans le corps gras, où elle sont stockées et
protéolysées au cours du développement nymphal, fournissant ainsi les ressources en acides aminés
nécessaire au développement du future imago (Haunerland, 1996; Zakharkin et al., 2001). Le facteur
C/EBP est le seul facteur de transcription qui a été identifié comme différentiellement transcrit
chez les larves exposées à l’ibuprofène. De manière intéressante, un site de liaison à ce facteur a été
mis en évidence en amont d’un des gènes codant pour une hexamérine chez Aedes atropalpus
(Zakharkin et al., 2001), mettant ainsi en évidence un potentiel lien entre la sous-transcription de
C/EBP et la sous-transcription des hexamérines.
Chez Aedes aegypti, la biosynthèse protéique ayant lieu durant le quatrième stade larvaire
contribue pour entre 70 et 88 % de la quantité totale de protéines atteintes au moment de la
métamorphose nymphale (Timmermann et Briegel, 1999). Une telle réduction de la transcription
des hexamérines chez ces larves devrait alors probablement avoir d’importantes conséquences sur
les réserves protéiques chez les nymphes et les imagos. Une étude chez Aedes aegypti a d’ailleurs mis
en évidence une légère augmentation de la durée de vie chez les femelles imagos lorsque-celles-ci
ont été soumises à une restriction alimentaire durant leur développement larvaire (Joy et al., 2010).
Cette augmentation de la durée de vie est mise en relation par les auteurs de l’étude avec une
diminution des ressources en protéines dans les imagos. Ainsi, l’allongement de la durée de vie
constatée chez les mâles imagos dans notre étude pourrait refléter la baisse des réserves protéiques
chez ceux-ci, bien que cet impact phénotypique semble modéré en regard de la réduction massive
de la transcription des hexamérines lors d’une phase clé de la mise en place des réserves protéiques.
Cet allongement de la durée de vie n’a pourtant pas été retrouvé chez les femelles imagos.
L’établissement des ressources métaboliques durant le quatrième stade larvaire chez Aedes aegypti
suit des dynamiques différentes chez les mâles et les femelles (Timmermann et Briegel, 1999). De
plus, Korochkina et al ont mis en évidence des dynamiques temporelles différentes entre les mâles
et les femelles dans l’internalisation des hexamérines. Les auteurs ont de plus rapporté une
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internalisation plus importante des hexamérines riches en méthionines chez les femelles, mettant
ainsi en évidence les différences entre sexes existantes chez Aedes aegypti vis-à-vis de la gestion des
ressources en acides aminés (Korochkina et al., 1997). D’autre part, la séquence de liaison au facteur
de transcription C/EBP a été montrée comme faisant partie d’un complexe de régulation
définissant l’expression d’une héxamérine spécifiquement chez les femelles d’Aedes atropalpus
(Zakharkin et al., 2001). Ces différences métaboliques et leur régulation pourraient expliquer que
seule la durée de vie des mâles soit affectée par l’exposition à l’ibuprofène.
Cependant, l’implication d’une chute des réserves protéiques dans l’allongement de la durée
de vie des mâles est invérifiable à partir des mesures métaboliques effectuées par HRMAS, qui ne
permettent pas d’évaluer les ressources en acides aminés. D’autre part, nous nous sommes
concentrés dans notre étude sur l’état métabolique et transcriptomique des femelles imagos, ce qui
est limitant étant donné le caractère sexe-spécifique de cette perturbation. Une étude plus détaillée
des ressources protéiques présentes chez les femelles et les mâles est à envisager pour confirmer
cette hypothèse.
L’analyse transcriptomique des larves de stade 4 a également révélé une sous-transcription
particulière des gènes impliqués dans la réponse immunitaire. Venant appuyer une diminution des
voies immunitaires, le rôle de plusieurs gènes sous-transcrits n’appartenant pas à cette classe a été
mis en évidence.
Cinq odorant binding protein (OBP) sont notamment sous-transcrites. Les OBP sont de
petites protéines de transport ayant été décrites dans un premier temps comme impliquées dans les
processus d’olfaction (Fan et al., 2011). Cependant, plusieurs études ont également mis en évidence
d’autres fonctions physiologiques potentielles pour ces protéines. En effet, en plus de son
expression dans les organes sensoriels des imagos, OBP22 est également produite dans le système
reproducteur mâle chez Aedes aegypti. OPB22 est d’ailleurs transféré au sein des spermathèques de
la femelle au cours de l’accouplement, indiquant une fonction potentielle de cette protéine dans la
reproduction chez cette espèce (Li et al., 2008). De même, l’expression de OBP45 au sein des
ovaires de femelles Aedes aegypti au cours de la vitellogénèse semble indiquer un rôle de cette
protéine dans la maturation des œufs (Costa-da-Silva et al., 2013) En outre, deux études portant sur
la réponse immunitaire de la drosophile ont mis en évidence une implication potentielle de certaines
OBP dans la réponse immunitaire à une infection fongique, bactérienne ou virale (Levy et al., 2004).
De même, notre étude a révélé la sous-transcription des gènes codant pour des ferritines et
des transferrines, des protéines principalement synthétisées au sein du corps gras et impliquées
dans le transport et la distribution du fer (Zhou et al., 2009; Geiser et Winzerling, 2012), mais
également dans la réponse immunitaire chez les insectes (Levy et al., 2004; Zhou et al., 2009; Geiser
et Winzerling, 2012).
L’activité anti-inflammatoire de l’ibuprofène chez les mammifères est due à l’inhibition de
l’activité des cyclooxygénases, enzymes impliquées dans la voie de biosynthèse des eicosanoïdes et
notamment dans la biosynthèse des prostaglandines à partir d’acide arachidonique. Les
prostaglandines sont impliquées dans différents processus physiologiques chez les insectes, comme
la reproduction ou la physiologie du transport ionique, mais aussi dans la réponse immunitaire aux
infections. Cette action des eicosanoïdes et des prostaglandines sur la réponse immunitaire passe
notamment par l’induction de la production de peptides antimicrobiens ou l’induction des
prophénoloxydases (Stanley, 2006, 2011). L’impact de l’inhibition de la biosynthèse des
eicosanoïdes par différents inhibiteurs a été étudié chez différents modèles d’insectes comme la
teigne (Galleria mellonella) et la guêpe parasitoïde (Pimpla turionellae). Quelle que soit l’espèce étudiée,
une perturbation de la réponse immunitaire en condition de “challenge” a été mise en évidence,
sans pour autant perturber de manière visible la morphologie et la survie des individus ni leur traits
d’histoire de vie (Büyükgüzel et al., 2007; Durmuş et al., 2008). Ainsi, l’inhibition de la transcription
de gènes impliqués dans la réponse immunitaire chez les larves exposées à l’ibuprofène apparaît
tout à fait cohérente avec les mécanismes d’action anti-inflammatoire de ce composé
pharmaceutique.
De même que pour les héxamérines, des sites de liaison du facteur de transcription C/EBP
ont été identifiés en amont d’un gène codant pour la ferritine chez Aedes aegypti (Pham et al., 2003),
ainsi que dans la région promoteur du gène codant pour la transferrine chez la souris (mus musculus)
(Theisen et al., 1993). La liaison du facteur C/EBP en amont des gènes codants pour des défensines
a en outre été mise en évidence chez Aedes aegypti, liaison qui pourrait vraisemblablement être
étendue à de nombreux autres peptides antimicrobiens (Meredith et al., 2006). C/EBP étant
supposé être un activateur de la transcription de ce gène, il est envisageable que la sous-transcription
des gènes impliqués dans la réponse immunitaire chez les larves exposées à l’ibuprofène soit au
moins en partie due à une diminution de l’expression de ce facteur (Figure III.12).
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Figure III.12 - Perturbations potentielles de la physiologie des larves d'Aedes aegypti par l'ibuprofène.
A : En conditions normale de développement, les phospholipides et le diacylglycérol membranaires sont clivés par la phospholipases
A2 (PLA
2) et la phospholipase C (PLC) respectivement, libérant de l’acide arachidonique dans le cytosol. L’acide
arachidonique est converti en différentes prostaglandines par les cyclo-oxygénases 1 et 2 (COX). Ces protaglandines régulent la
physiologie cellulaire à différents niveaux, potentiellement via la régulation de l’expression du facteur de transcription
CCAAT/enhancer binding protein (C/EBP). Ce facteur de transcription se fixe dans les régions promoteurs des gènes
impliqués dans le stockage des réserves protéiques (héxamérines) et la réponse immunitaire (defensines, ferritines et transferrines
notamment). B : L’ibuprofène inhibe l’activité des COX, réduisant ainsi les quantités de protaglandines produites. Cette
réduction provoque une réduction de l’expression de C/EBP, réduisant ainsi la transactivation de l’expression des gènes régulés
par ce facteur de transcription. L’ibuprofène aboutit ainsi à la réduction de la mise en place des réserves protéiques et de la réponse
immunitaire chez les larves de stade 4.
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