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Chapitre IV Responsabilité civile et gestion intéressée

A. L'AXIOME DE L'INTERDICTION DU CUMUL ET SA CRITIQUE 167

3. Origine respective du dommage et du profit

Dans ces trois exemples, le dommage n'a rien à voir avec le profit.

Leurs causes respectives ne sont pas identiques. Dans le premier cas, la cause du dommage est la mauvaise fabrication du produit entraînant l'impossibilité d'exploiter à l'étranger, alors que la cause du profit est l'utilisation sans droit du brevet d'autrui. Il s'agit de deux faits distincts, d'une part le fait de mal fabriquer, d'autre part le fait d'exploiter sans droit. Preuve en est que la mauvaise fabrica-tion aurait pu entraîner le dommage même si le titulaire du brevet avait accordé une licence à l'autre partie (l'exploitation n'aurait alors pas eu lieu sans droit). A l'inverse, si le produit avait été bien fabriqué, le titulaire n'aurait pas subi un dommage en raison de la fermeture du marché étranger, ce qui n'aurait nullement empêché le contrefacteur de réaliser un profit grâce à l'exploitation sans droit de l'invention. La même démonstration peut être faite pour les deux autres exemples dans lesquels les causes du dommage - atteinte à la propriété - et du profit - violation du contrat de travail, du contrat de bail - ne sont pas non plus identiques. La question qui se pose est donc celle de savoir si la réalisation du profit a été possible sans celle du dommage et, vice versa, si le dommage a pu être causé sans que le profit ne soit réalisé. Dans l'affirmative, cela signifie que profit et dommage coïncident, mais sont dus à des causes différentes. Etant donné que, dans ce cas, «l'objet des actions

97 Exemple inspiré de l'ATF 34 II 694 (cf. supra chap. IV/§ 11/B/2).

98 Exemple inspiré de l'ATF 39 II 702, JT 1915 39 (cf. supra chap. IV/§ 11/C/1).

et leur finalité économique apparaissent bien distincts»99, le cumul entre prétentions en dommages-intérêts et en délivrance des profits se justifie.

Il en va autrement lorsque dommage et profit ont la même origine, c'est-à-dire lorsqu'ils sont liés de telle sorte que l'un implique néces-sairement la réalisation de l'autre, que l'un ne soit pas possible sans la survenance de l'autre. Ainsi en matière de propriété intellectuelle (exemple i] modifié), le contrefacteur qui vend un produit contrefait de bonne qualité moins cher que le titulaire du brevet, attire à lui la clientèle de ce dernier. Le profit qu'il réalise sur ces affaires et le man-que à gagner subi par le titulaire du brevet sur les mêmes affaires ont des causes identiques100Le cumul est exclu. De même, si le travailleur (exemple ii] modifié) néglige ses obligations en effectuant des trans-ports à son seul profit, il cause un dommage (manque à gagner) à l'employeur. Les prétentions ne sont pas susceptibles d'être cumulées.

Dernier exemple, la vente d'une chose confiée dans les conditions de l'art. 933 CC cause un dommage au propriétaire, correspondant à la valeur de la chose dont il est dépossédé (par ex. : 50). Le propriétaire ne peut réclamer des dommages-intérêts (50) et la délivrance des profits101 (prix de vente au tiers de bonne foi, par ex.: 70), car il obtiendrait deux fois la valeur de la chose (au total: 120).

B. SYSTEME PROPOSÉ l. Cumul intégral

Des exemples qui précèdent, se dégage une règle permettant de déterminer dans quels cas le cumul des prétentions est admissible. On aura remarqué que si le dommage et le profit reposent sur des causes ou des faits distincts, le cumul paraît justifié. Au contraire, lorsque le dommage et le profit ont la même origine, le cumul est exclu. La clé

99 DESSEMONTET Fest., p. 208. Cf. également v. TuHR/PETER § 5, p. 40. Dans le même sens, quoique moins clair: SCHNEIDER, p. 143 ss.

100 A noter que le profit et le dommage ne sont pas nécessairement de même mon-tant, car ils se calculent de manière différente, l'un selon le train d'affaires du contrefacteur, l'autre selon celui du lésé.

101 Il faut rappeler que le profit a été défini comme tout avantage pécuniaire découlant de la gestion: cf. supra cha p. Il§ IV 1 A/3/ a).

du problème réside donc dans le lien existant entre les deux valeurs.

Lorsque ce lien est tel que la condition de connexité 102 est remplie, partant que l'action en enrichissement illégitime est ouverte, le cumul n'est pas admissible. Cela s'explique par le fait qu'en cas d'enrichis-sement illégitime il se produit un déplacement entre deux patri-moines103. Ce qui sort de l'un des patrimoines (appauvrissement, dommage) entre dans l'autre (enrichissement, profit). Dès lors qu'on accorderait au lésé à la fois des dommages-intérêts et la délivrance des profits, il toucherait deux fois la même valeur économique. C'est pourquoi le cumul n'est pas possible dans les cas remplissant les conditions de l'art. 62 al. 1. En revanche, l'hypothèse inverse n'ap-pelle pas les mêmes restrictions. Car si le dommage et le gain sont indépendants dans la mesure où ils proviennent de causes diverses, le lésé qui cumule les prétentions n'est pas indemnisé deux fois. Il dispose en réalité de deux prétentions distinctes en raison de faits différents contre le même débiteur. Le cumul est justifié et il l'est intégralement 104.

2. Cumul partiel

Cela signifie-t-il que, dans les cas où le concours cumulatif est exclu, le lésé doive choisir l'une des prétentions fondées sur les art. 41 al. 1, 97 al. 1, 62 al. 1 ou 423 al. 1 et s'y tenir, sans pouvoir les combi-ner entre elles 105 (concours alternatif)?

Dans le dernier exemple cité, il peut paraître avantageux au lésé d'agir sur la base de l'art. 423 al. 1 pour obtenir le prix de vente (70), plutôt que la valeur de la chose dont il est dépossédé (50) conformé-ment à l'art. 41 al. 1. Il s'expose cependant à la contre-prétention du gérant fondée sur l'art. 423 al. 2106. Celui-ci peut déduire du montant

102 Soit rappelée la définition de WENNER, p. 59 ss, 63, selon laquelle la connexité existe lorsque l'enrichissement (ici, le profit) et l'appauvrissement (ici, le dom-mage) peuvent être considérés comme le résultat d'une seule et même cause.

103 Cf. supra chap. III/§ I.

104 Pour le «cumul sans déduction», «dans des circonstances exceptionnelles», cf. DESSEMONTET Fest., p. 208 n. 58.

105 Affirmatifs: TROLLER II, p. 987 n. 78, p. 996; Th. FISCHER, p. 33. Contra:

v. TuHRIPETER § 52, p. 495 n. 131; HoFSTETIER SP, p. 183 n. 38, p. 188.

106 Cf. supra cha p. Il§ IV 1 A/3/b ).

dû selon l'art. 423 al. Ile prix107 qu'il a lui-même payé pour obtenir la chose (par ex., 40). Il ne devra en fin de compte que 30 (70-40), donc moins de la valeur de la chose (50). D'autre part, si le lésé fonde son action sur l'art. 41 al. 1, il obtiendra la valeur de la chose (50), mais le solde de 20 restera acquis à l'aliénateur, ce qui est choquant108 étant donné que ce dernier agit en sachant ou devant savoir que son acte n'est pas conforme au droit.

Les deux moyens fondés sur l'acte illicite et la gestion intéressée doivent pouvoir être combinés109 pour éviter un tel résultat. Le lésé peut ainsi agir sur la base de l'art. 41 al. 1 pour obtenir la valeur de la chose (50) et de l'art. 423 al. 1 pour le solde (70-50

=

20) dans la limite de l'art. 423 al. 2 (30). Finalement le lésé touche 70, ce qui correspond au prix reçu par le disposant, mais que le lésé n'aurait pu exiger sur la seule base de l'art. 41 al. 1 ni sur celle de l'art. 423. Il faut souligner qu'il ne s'agit pas là d'un cumul intégral des deux préten-tions, qui permettrait d'obtenir deux fois la même valeur. En l'espèce, le lésé ne reçoit qu'une fois l'équivalent de la chose (50), le solde représentant une autre valeur économique (une partie du bénéfice réa-lisé par le disposant). Ainsi, le lésant qui a touché 70 doit à son tour verser 70 au lésé, ce qui enlève au premier le profit de l'opération.

Le cumul partiel est donc possible jusqu'à la limite supérieure que constitue le profit du lésant, sans qu'on puisse parler de double indemnisation du dommage.

3. Conclusion

En conclusion et contrairement à l'opinion dominante, on retien-dra qu'en principe le cumul n'est pas exclu. C'est de cas en cas qu'il faut décider s'il se justifie de cumuler les prétentions en examinant l'origine du profit et du dommage. Ainsi, le concours alternatif, le cas échéant cumulatif partiel, s'impose lorsque l'action en enrichissement illégitime est ouverte. Dans les autres cas, le cumul intégral entre l'art. 423 al. 1 et l'art. 41 al. 1 ou 97 al. 1 se justifie.

107 Cette hypothèse suppose une chaîne de possesseurs intermédiaires d'au moins trois personnes (celui auquel la chose est confiée, un acquéreur de mauvaise foi et un acquéreur de bonne foi) en-dehors du propriétaire.

108 WOLF FJS N° 1077 p. 6; HoFSTEITER RSJB, p. 228 III (1).

109 Dans le même sens, cf. v. TuHRIPETER §52, p. 473 n. 5, p. 495 n. 131, concer-nant l'art. 62 et l'art. 423.

§IV SYNTHÈSE

Dans l'optique de la présente étude, les rapports entre les préten-tions tirées du Code civil et celles du Code des obligapréten-tions peuvent être résumés comme suit.

1. Les art. 938-940 CC (ainsi que les art. 927, 934 et 936 CC) sont des leges speciales par rapport aux dispositions du Code des obliga-tions, en ce qui concerne la détention indue, mais non l'aliénation de la chose d'autrui.

2. Le concours alternatif est donné entre les actions délictuelle et contractuelle en dommages-intérêts et l'action en enrichissement illégitime.

3. L'art. 423 al. 1 CO entre en concours alternatif ou cumulatif par-tiel avec les art. 41 al. 1, 97 al. 1 et 62 al. 1 CO. Dans certaines hypothèses, il est possible de cumuler intégralement les actions fondées sur l'art. 423 al. 1 et les art. 41 al. 1 ou 97 al. 1 CO.