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. Par ailleurs, les inondations étant un sujet « politiquement sensible » sur le Rhône, pour reprendre les termes cités plus haut, certaines informations ne nous ont pas toujours été révélées. Nous avons notamment eu du mal à obtenir des données détaillées sur le positionnement de certaines digues, ou sur leur fragilité. En triangulant les données dont nous disposions nous avons néanmoins tenté de produire une traduction intelligible de la politisation d’un risque naturel et de la fabrique de l’action collective sur un territoire comme le Rhône.

Nous avons organisé ce travail en quatre parties. Dans la première partie, nous étudions la “fabrique” du risque inondation, d’abord sur le Rhône, dans une perspective historique. Puis nous replaçons cette évolution dans les représentations véhiculées par les politiques publiques à différents niveaux d’action publique, où nous identifions l’émergence d’un nouveau paradigme de gestion du risque inondation autour d’un instrument spécifique, la restauration de zones d’expansion de crues. Nous tentons dans cette partie de revenir sur la généalogie scientifique, institutionnelle, et de dégager la philosophie politique de cet instrument.

Dans la seconde partie, nous étudions la mise en politique du risque inondation qui s’est opérée sur le Rhône à la suite de crues qui eurent lieu dans les années 1990 et 2000, provoquant une nouvelle

1 Cette insertion a été grandement facilitée par mon introduction auprès des agents de l’administration par un de

mes encadrants ayant travaillé avec eux précédemment. Cela a été aussi facilité par mon statut, en contrat doctoral avec un établissement de recherche appliquée (Irstea) avec lequel ils avaient déjà travaillé.

2 Notamment en 2012 où un agent de l’État déconcentré, par un appel téléphonique, me faisait part du caractère

construction du problème inondation et l’émergence d’une solution inédite à ce problème. Nous mettons en avant les traductions opérées par une nouvelle institution autour de la mise en œuvre de l’instrument restauration de ZEC sur le Rhône.

Dans la troisième partie, nous analysons la controverse qui s’est déployée autour de la mise en œuvre d’un projet de restauration d’une zone d’expansion de crues sur la plaine de Piolenc-Mornas. À cette fin nous mobilisons l’analyse discursive ainsi que les effets territoriaux de/sur la controverse. Nous tentons par ailleurs d’identifier les raisons de l’abandon de cet instrument.

Dans la quatrième partie, nous étudions les conséquences de cet abandon, autant du point de vue de la position des acteurs publics qui ont porté la mise en œuvre de cet instrument que de l’orientation de la politique territoriale. Nous questionnons alors la portée du changement d’action publique sur le Rhône annoncé par les promoteurs de l’instrument.

SE PROTÉGER DES INONDATIONS OU VIVRE

AVEC ?

LES ÉVOLUTIONS PARADIGMATIQUES

« Des catastrophes, seul l’homme peut y être confronté, dès le moment où il les expérimente. La Nature, elle, ne connait pas de catastrophe ». Max Frisch, Man in the Holocène, 1980.

Le risque inondation est un objet problématique1

Au-delà du fait que la présence d’un risque implique celle de l’être humain, elle implique qu’il y ait eu qualification d’une activité ou d’une situation comme risquée. Plusieurs auteurs ont travaillé en France sur les processus de qualification de situations comme risques

. Évoquer la « fabrique » d’un risque revient à souligner que le risque n’est pas une donnée qui existerait dans la nature, mais qu’elle est un construit social et politique. Pour expliciter cette dimension nous pourrions paraphraser Max Frisch en disant que le risque, seul l’homme peut y être confronté, dès le moment où il l’expérimente. La nature, elle, ne connait ni catastrophe, ni risque. De nombreux chercheurs définissent le risque comme le produit d’un aléa et d’une vulnérabilité (Scarwell, Laganier, 2004, p.16). Néanmoins, cette conception ne suffit pas à comprendre la façon dont le risque est fabriqué. Ce dernier dépend de caractéristiques fondamentalement humaines, sociales et politiques. En France, aucun fleuve ni rivière, ni certainement aucun espace, ne peut être de façon certaine qualifié de « naturel ». Les être humains, les communautés ou les États ont depuis longtemps modifié les caractéristiques de ces espaces. Ainsi, la probabilité d’occurrence d’une inondation dépend de caractéristiques hydrologiques et hydrauliques, qui elles-mêmes dépendent de la modification de l’espace par les hommes, et donc de facteurs historiques, sociaux et politiques. La construction d’une digue, de remblais, ou d’habitations sur les rives d’un fleuve peut modifier le comportement des crues. Par ailleurs, la vulnérabilité dépend, de façon plus intuitive, de caractéristiques sociales et politiques et notamment de l’installation de communautés dans des zones potentiellement exposées aux inondations.

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La fabrique du risque inondation sur le Rhône est en partie le produit d’évolutions historiques. Étudier l’évolution de la définition du risque inondation sur le Rhône permet d’apporter des éléments . S’inspirant de ces travaux, et de ceux sur la construction des problèmes publics, nous nous attacherons dans cette première partie à rendre compte de la fabrique des inondations comme problème public. Par « fabrique » nous désignons deux éléments distincts qui président à la construction d’un risque. D’une part, les processus socio-naturels qui participent à expliquer la forme des crues et des inondations comme phénomènes. D’autre part, les opérations de qualification de l’inondation comme problème public, la façon dont le problème est construit et les solutions qui sont privilégiées pour y répondre. En définissant l’inondation comme un problème public, nous faisons référence à la forme cognitive que peut recouvrir un problème. Les inondations peuvent alternativement être définies comme la conséquence de débordements des fleuves, ou celle de l’installation de populations en zones inondables. La définition d’un problème favorise certaines solutions pour le traiter, comme ériger des digues de protection ou mettre en œuvre des mesures visant à adapter les populations à la présence d’inondations. La définition d’un problème désigne également des « propriétaires », c'est-à-dire des acteurs qualifiés de compétents, ou responsables, pour prendre en charge le problème. Ces éléments évoluent au cours de la « carrière » d’un problème. L’objet de cette partie est de retracer la carrière du problème inondation sur le Rhône ainsi qu’à d’autres niveaux d’action publique.

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Qui a le caractère du problème (Littré : tout ce qui est difficile à expliquer, à concevoir).

2 Pour une revue bibliographique de ces travaux le lecteur pourra se rapporter à l’introduction générale de ce

de compréhension de la fabrique contemporaine du risque et de son gouvernement. Il s’agira de rendre compte de la carrière du problème inondation sur le Rhône, des opérations de publicisation et de confinement de ce problème, ainsi que son institutionnalisation dans la construction d’une politique publique nationale (Chapitre 1). La fabrique du risque inondation sur le Rhône est également le produit d’évolutions de la définition du problème inondation à d’autres niveaux. L’analyse des changements contemporains de la définition le risque inondation comme problème public, aux niveaux national, international et européen, nous amène à proposer l’identification d’un nouveau paradigme d’action publique. Nous tenterons d’expliciter la façon dont, à la faveur de l’appropriation du « développement durable », le problème inondation est redéfini par différents forums. (Chapitre 2). Nous identifions au cœur de ce nouveau paradigme un instrument spécifique, la restauration de zones d’expansion de crues, dont nous proposons une analyse de la généalogie scientifique, institutionnelle et de la philosophie sous-jacente (Chapitre 3). Ce préalable nous semblait nécessaire avant d’aborder dans la partie suivante la mise en œuvre de cet instrument sur le Rhône, dans un mouvement de retour à notre terrain initial. L’action publique sur un territoire est en effet le produit de la fabrique d’un risque localement et de la problématisation de l’inondation à d’autres niveaux. Ce détour par les forums internationaux et européens, de politiques publiques et scientifiques, permet de comprendre la forme contemporaine du problème inondation sur le Rhône et pourquoi, dans les années 2000, restaurer une zone d’expansion de crues est apparu comme la solution à privilégier.

Chapitre 1

La longue fabrique d’un risque « naturel »

sur le Rhône

Sur le Rhône, le risque inondation n’a pas toujours été considéré comme un problème public. Construit comme tel au 19ème siècle, il disparaît ensuite de l’agenda politique à la faveur de conditions climatiques et politiques propices, pour y revenir avec force dans les années 1990 et 2000. Dans ce premier chapitre, nous nous attachons à retracer la carrière du problème inondation sur le Rhône, dans une perspective historique. Cette approche diachronique, qui réinscrit le problème inondation et son traitement dans le temps long, est adoptée dans l’ambition de rendre visible les changements relatifs à sa carrière et de souligner le caractère construit de son traitement. En France, les politistes s’intéressent de plus en plus aux temporalités de l’action publique, au point que Renaud Payre et Gilles Pollet (2005) évoquent un « tournant socio-historique » de l’analyse des politiques publiques. Cette démarche permet notamment de dénaturaliser les phénomènes politiques (Déloye, 2007), tout en donnant de l’épaisseur et du recul nécessaire à toute entreprise d’analyse de phénomènes politiques considérés comme inextricables du contexte temporel et spatial dans lequel ils sont inscrits.

Retracer la carrière du risque inondation sur le Rhône invite à questionner la dimension publique, mais également confinée, de la fabrique des problèmes publics. Selon Claude Gilbert et Emmanuel Henry (2012), la définition confinée d’un problème est possible lorsque les propriétaires désignés sont suffisamment légitimes pour le prendre en charge sans qu’il ne soit régulièrement redéfini sur la scène publique. Son traitement est alors du fait de spécialistes, et sa définition ne passe pas par des opérations de publicisation. D’une certaine manière, le processus de confinement d’un problème s’oppose à la politisation. La politisation relève d’opérations de transgression des espaces d’activités, comme la remise en cause de la définition dominante de ce qui fait problème et des solutions pour le traiter. En revanche, les opérations de confinement d’un problème peuvent être comprises comme des opérations de dépolitisation. Politisation et confinement peuvent donc être identifiés comme deux facettes de la construction des problèmes publics. Comment ces processus de politisation ou de confinement peuvent-ils éclairer la fabrique d’un risque naturel ? Ce chapitre vise à rendre compte, dans l’histoire du Rhône, des opérations de politisation et de confinement de la construction de l’inondation comme problème, et des effets que ces opérations ont pu avoir sur les phénomènes d’inondation.

Les inondations sont produites par des évolutions naturelles et des phénomènes historiques. Elles ont fait l’objet d’opérations de politisation au 19ème siècle, quand le gouvernement leur reconnaît une existence de problème public (section 1). Au 20ème siècle, les inondations disparaissent de l’agenda politique (section 2). D’autres problèmes ont pris une place plus haute sur l’agenda politique local et national concernant le Rhône. De plus, cette disparition est favorisée par les opérations de confinement qui sont menées par la compagnie générale du Rhône, le concessionnaire de l’aménagement du fleuve. Au-delà du confinement, nous verrons qu’il s’agit d’une véritable construction de l’invisibilité des inondations qui s’opère.

1. Les inondations du Rhône, du fléau au problème public :