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Étudier la politisation d’un risque naturel : problématique et hypothèses de recherche

Bien que le domaine des inondations soit souvent appréhendé comme un objet technique, nous avons montré qu’il revêtait différents enjeux et modalités dont pouvait se saisir la science politique. Partant, notre travail de recherche vise à questionner quelles sont les opérations de « politisation » des inondations et quels sont leurs effets, à travers l’étude d’une politique de gestion des inondations

1 Ce terme sous-tend une dimension normative a priori quant aux participants qui seraient légitimes pour

participer à l’action collective. Par extension ce terme disqualifie certains acteurs qui ne seraient pas porteurs (holder) d’enjeux (stakes) relatifs à l’action collective (Whitman, 2003). Or, nous pensons que le public se construit de façon contingente et qu’il n’est pas définissable a priori.

produite et mise en œuvre sur le Rhône. Ici, nous proposons de préciser cette question de recherche (2.1) et d’émettre les hypothèses de ce travail (2.2).

2.1 Questions de recherche

La « politisation » a été définie de façon large dans l’ouvrage éponyme de Jacques Lagroye comme :

« [la] requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités »

(Lagroye, 2003, pp.360-361).

La politisation est entendue comme une action de « transgres[sion] des catégories instituées1

Questionner la politisation d’une activité amène à se poser des questions plus précises. La définition suscitée donne assez peu d’outils analytiques opérationnels pour identifier, analyser la portée et les effets des processus de politisation. Cela est lié au fait qu’il existe, selon le type d’activités que l’on étudie, une multitude de types de processus de politisation. Il nous parait ici nécessaire de préciser ce que nous entendons, dans ce travail de recherche, par processus de politisation.

» ou de « requalification » d’une activité d’une catégorie à une autre (Lagroye, 2003, p.361 et 365). Dans cette acception, la « dépolitisation » serait entendue comme une opposition à ces activités de transgression ou de requalification, et donc une action de renforcement de l’inscription d’une activité dans une catégorie instituée. Ainsi, la politisation ne se limite-t-elle pas, selon Jacques Lagroye, aux activités de labellisation d’activités comme « politiques ». Le fait de remettre en cause l’inscription d’une activité (comme se protéger contre les inondations) dans une catégorie instituée (celle des catastrophes, du risque environnemental, d’un phénomène naturel, etc.) est en soi un phénomène de politisation, et relève donc d’un processus politique.

D’abord, comme le souligne Jacques Lagroye, questionner la politisation d’une activité invite à remettre en cause l’apparente « naturalité » de l’inscription d’activités dans un domaine donné, et l’évidence des règles et des rôles qui y sont attachés. S’intéresser au processus de politisation invite à questionner la construction politique et historique des catégories et de leur différenciation. Ainsi, si les inondations du Rhône sont présentées aujourd’hui comme un risque environnemental majeur, cela n’a pas toujours été le cas. Il conviendra alors de questionner la trajectoire historique et politique de l’inscription du risque inondation contemporaine.

Questionner la politisation d’une activité invite également à s’intéresser aux activités de « transgression » des règles, de « mélange des genres », de remise en cause de la pertinence et de la légitimité des séparations entre cette activité et d’autres ou entre les groupes sociaux vus comme légitimement concernés par cette activité (Lagroye, 2003, p.362). Ainsi, la cristallisation d’une controverse au sujet d’un projet de gestion des inondations représente une opportunité d’étude d’un processus de politisation. La remise en cause du traitement public du risque inondation, ou la démonstration d’intérêt de riverains d’un fleuve à participer aux discussions techniques relatives aux

1 Jacques Lagroye semble utiliser de manière non différenciée « catégorie instituée », « ordre d’activités »,

aménagements de protection des inondations sont autant de processus de politisation. Il s’agit de pratiques sociales qui ont pour effet de remettre en cause plusieurs catégories instituées, dont le monopole d’un groupe professionnel à traiter d’une question, l’inscription d’une activité (la gestion des inondations) dans la sphère technique, la catégorisation des riverains comme « profanes », etc. Ainsi la politisation amène-t-elle à s’intéresser aux activités de transgression des limites des séparations entre activités instituées. Mais de façon dialectique, elle invite aussi à questionner les activités de « dépolitisation » ou de délégitimation de ces activités de transgression, vues parfois comme violentes ou contre-productives par les acteurs dont le monopole est remis en cause par ces transgressions.

Au-delà de l’étude des modalités diverses d’opérations de politisation, il semble important de questionner les effets de ces processus. Ces opérations peuvent avoir pour effet de modifier la définition des problèmes, par la redéfinition des objectifs assignés à une activité, la modification de l’organisation sociale (ou professionnelle) autour d’un domaine d’action publique, son mode de gouvernement, le propriétaire du problème et son public, etc. Les effets de ces opérations peuvent également s’exprimer par la modification du rapport de force entre différents acteurs tentant d’asseoir leur légitimité à intervenir dans un domaine. Ainsi, les opérations de politisation ont des effets sur la production d’un ordre politique (Lagroye, 2003) qui fait sans cesse l’objet de redéfinitions et de légitimités opposées. Au-delà, parce qu’elles s’expriment par des activités de « transgression » ou de « requalification » d’un ordre politique, les opérations de politisation suscitent un « intense travail de légitimation ou de justification » (Lagroye, 2003, p. 372) de la part des acteurs qui s’y livrent, et sont donc l’occasion d’étudier la production de consensus entre acteurs, propices à la production d’une action collective. Ayant ainsi défini les termes de la question de recherche principale, nous proposons de la décliner en sous-questions.

Questionner la politisation des inondations sur un terrain comme le Rhône nous amène à proposer trois sous-questions auxquelles nos travaux tentent de répondre :

- Quelles sont les modalités possibles de la politisation des inondations ? Quelles sont les caractéristiques de l'inondation qui permettent d’expliquer sa requalification ou les résistances à sa requalification ? Considérant l’historicité et la contingence des problèmes publics, nous étudierons l’évolution de leur définition, et le rôle des acteurs dans ces processus. Nous veillerons à étudier les tentatives de transgression et de requalification opérées dans le déploiement de controverses au sujet des causes des inondations, des moyens d’y remédier, et de la légitimité des acteurs à les traiter. De façon dialectique, nous rendrons également compte des opérations de dépolitisation opérées.

- Quels sont les effets de ces opérations de politisation ou de dépolitisation ? Nous questionnerons en particulier trois éléments : (i) leurs effets cognitifs, sur la construction de l’inondation comme problème public ; (ii) leurs effets de gouvernement, sur les modalités d’action de l’État dans ce domaine et le partage de responsabilités ; (iii) leurs effets matériels, sur un territoire, sur le partage du risque, et éventuellement sur le phénomène lui-même.

- Quels rapports les processus de politisation entretiennent-ils avec le changement d’action publique ? Politiser le problème inondation est-il un préalable nécessaire, et suffisant, au changement d’action publique ? Les crises environnementales facilitent-elles le changement ? Comment la question du changement est-elle saisie par les entrepreneurs de la politisation ou de la dépolitisation des inondations ?

2.2 Hypothèses

Afin de répondre aux questions de recherche énoncées, nous émettons trois hypothèses qui guideront notre recherche.

Notre première hypothèse justifie notre ambition de rendre compte de la fabrique du « gouvernement » des inondations, en opposition à la notion de « gouvernance ». Le domaine des inondations ne fait pas exception au constat assez répandu d’une incapacité de l’État à gouverner les risques : experts du risque inondation (Laganier, 2006b; Ledoux, 2006; Warner, Van Buuren, Edelenbos, 2013), spécialistes de l’évaluation des politiques publiques environnementales (Larrue, 2000; Lerond, Larrue, Michel, Roudier, Sanson, 2003), et institutions supranationales (UE, OCDE…) appellent de leurs vœux une meilleure gouvernance du risque inondation. Le concept de « gouvernance » est présenté en opposition avec un mode de « gouvernement » qui serait caractérisé par une forte centralisation publique, une faible participation des autres acteurs et institutions dans la définition, la mise en œuvre et la décision des politiques publiques. Au contraire, la gouvernance peut être définie comme « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Le Galès, 2006, p. 245). Néanmoins, la gouvernance est un concept qui dépolitise l’action collective (Gaudin, 2007), qui « rétracte du social toute efficacité par le conflit », « minimis[e] l’autorité dans la gestion des affaires publiques » (Massardier, 2003, p.140) et donne à l’État un rôle de facilitateur et de coordinateur d’un système vertueux et cohérent. Dans ce travail de recherche nous faisons l’hypothèse qu’il n’existe pas de « bonne gouvernance » du risque inondation. Nous nous détachons de l’ambition normative visant à évaluer l’efficacité de politiques environnementales ou à améliorer la coordination entre institutions ou acteurs impliqués dans la gouvernance des inondations. Nous faisons référence au gouvernement non pas comme à « l’instance particulière qui, dans les États contemporains, est censée prendre des décisions, faire exécuter les lois et conduire des politiques » (Lagroye, 1997, p.25), mais plutôt à l’action de gouverner, qui renvoie de façon plus large à l’organisation de l’action collective. L’action de gouverner renvoie notamment à la prise de décisions, à la régulation de conflits, à la coordination des comportements privés, ou à la production de biens publics. Nous faisons l’hypothèse que le rôle de l’État est prégnant dans la fabrique du gouvernement du risque inondation, mais qu’il n’agit pas seul. L’analyse de la fabrique de l’action publique du côté de l’administration offre l’opportunité d’y entrer sans s’arrêter à son côté public, par les sphères discrètes et techniques où le gouvernement du risque inondation se fabrique quotidiennement entre agents de l’administration et élus. Par ailleurs, les moments de controverse sont des lieux privilégiés pour analyser la fabrique de ce gouvernement « au concret » (Padioleau, 1982) et les modalités, ainsi que les effets, des opérations de politisation et de dépolitisation.

Notre seconde hypothèse vise à adopter une posture de doute méthodologique face au constat de changement des politiques des risques et de l’avènement d’une « société du risque » (Beck, 2003). Nous faisons l’hypothèse que, sur le Rhône, l’action publique ne traduit pas par l’avènement d’une société du risque. Si Ulrich Beck ne livre pas une grille d’analyse à proprement parler de la société du risque (2003), son avènement serait caractérisé par un changement cognitif vis-à-vis des risques, un changement dans le mode production des savoirs, un changement dans l’implication des publics à la décision collective, un changement dans les infrastructures de gouvernement du risque, une cristallisation des rapports sociaux autour du risque, et enfin une capacité de la société, par un retour sur elle-même, à être réflexive et à mettre en œuvre des instruments adaptés aux enjeux qu’elles

rencontre. Or, nous faisons l’hypothèse que la volonté de restaurer une zone d’expansion de crues sur le Rhône n’illustre pas nécessairement un effort réflexif de la société sur l’impact de ses aménagements mais peut représenter l’un des nouveaux instruments du gouvernement du risque. Par ailleurs, nous ne prenons pas pour acquis que les politiques du risque ont changé leur manière d’appréhender leurs objets. Plutôt, sur le Rhône, nous serons attentifs à la façon dont le risque inondation est défini, entre volonté de « maîtrise» ou incertitude généralisée, et aux arbitrages entre enjeux environnementaux et de sécurité. Par ailleurs, nous doutons de l’avènement d’une nouvelle façon de produire les savoirs autour du risque inondation, et nourrissons plutôt l’hypothèse que la séparation entre « risque objectif » et « risque perçu » est toujours prégnante dans le gouvernement du risque inondation.

Malgré cette posture de doute méthodologique quant à l’avènement de la société du risque, nous organisons notre troisième hypothèse autour de la capacité heuristique d’entrer dans l’analyse de l’action publique par la création instrumentale. Si cela n’est pas une condition suffisante, nous faisons l’hypothèse que la création d’instruments d’action publique est un indicateur de changement (Lascoumes, 2007). La restauration de zones d’expansion de crues correspond à la définition d’instrument d’action publique, car ce dispositif organise les rapports sociaux, ainsi que les rapports entre gouvernants et gouvernés, tout en véhiculant des représentations spécifiques1

Afin de tester la validité de ces hypothèses nous proposons un cadre d’analyse théorique que nous définissons comme une boite à outils analytique nous donnant les moyens de répondre aux questions de recherche énoncées.

. Nous faisons l’hypothèse que la création instrumentale dans le domaine du risque inondation est symptomatique d’une nouvelle façon de le gouverner. À travers l’étude des représentations véhiculées par un instrument et des discours qui l’accompagnent, il est possible de saisir des reconfigurations de la façon dont un problème est construit et des solutions pour y répondre. Derrière leur dimension technique, les instruments d’action publique relatifs au domaine de l’inondation sont porteurs d’une philosophie politique particulière et d’une vision de l’intérêt général.

3. Pour une sociologie politique du risque inondation : grille