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Notre grille d’analyse ainsi construite, nous présentons ici la méthodologie adoptée dans ce travail de thèse, organisée autour d’une approche monographique que nous justifions (4.1) ainsi qu’un recueil de données grâce à plusieurs méthodes que nous explicitons (4.2).

4.1 Le choix d’une approche monographique

Dans cette recherche, nous avons privilégié une approche monographique. Ce choix méthodologique nous permet d’être au plus près de l’action publique territoriale dont nous tentons d’analyser la fabrique. Nous le justifions au regard des spécificités du terrain sur lequel nous avons concentré notre recherche, ainsi qu’à notre démarche empirique.

Le Rhône est un terrain assez particulier, pour différentes raisons. D’abord, il ne constitue pas un territoire à proprement parler. Fleuve transfrontalier, aucune institution n’est compétente pour sa régulation sur l’ensemble de son linéaire. Sur par partie française, cet espace n’est pas inséré dans un territoire institutionnel unique, mais au contraire dépasse les frontières administratives existantes, comme certains travaux l’ont montré (Bréthaut, Pflieger, 2013). Différents acteurs sont compétents pour la régulation de cet espace, selon les domaines (énergie, inondations, navigation, etc.) et les tronçons du fleuve.

Le Rhône est un fleuve d’envergure nationale. Fleuve domanial*, le principal acteur compétent pour la régulation du Rhône est l’État. Ce dernier a concédé l’aménagement du Rhône à la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) après la deuxième guerre mondiale, pour trois missions : produire de l’hydroélectricité, améliorer les conditions de navigation, et permettre le développement agricole de la vallée par l’irrigation. Deux ouvrages d’une sociologue et d’une historienne américaines, dont l’étude a porté principalement sur le Rhône, montrent que l’industrie nucléaire, d’une part, et le développement de l’hydroélectricité, d’autre part, ont érigé l’espace du Rhône comme entité stratégique et espace de production de richesse à une échelle nationale (Hecht, 1998; Pritchard, 2004). Ces conclusions sont renforcées par des travaux d’un géographe français spécialiste du Rhône, Jacques Bethemont, pour qui l’aménagement du Rhône par la CNR a eu pour effet d’extraire une partie des richesses locales à des fins nationales, au détriment des collectivités locales (Bethemont, 1997). Ce travail est complété par la monographie réalisée par Alexandre Giandou sur la Compagnie Nationale du Rhône, organisation clé du fleuve et de son histoire. Un tel ouvrage est précieux lorsqu’on sait les réticences des agents de la CNR à parler de leur organisation et de la question des inondations (Giandou, 1999). Ces éléments sont précieux pour questionner les relations entre politisation des inondations et la dimension stratégique nationale de ce fleuve.

D’autres écrits nous ont paru utiles pour appréhender les spécificités de cet espace fluvial. Des travaux de géographes français ont produit un savoir assez précis sur l’histoire et la géographie de ce fleuve, et y explorent les changements humains et environnementaux (Bethemont, 1972; Bravard, 1987). Ces travaux, renforcés par d’autres, soulignent les interactions mêlées entre changement environnemental et changement social. Sara Pritchard (2011) a mis en évidence, de façon dialectique, les logiques politiques et sociales des aménagements de la CNR, et leur impact sociologique et matériel sur le fleuve. Le sociologue Bernard Picon (2008), en focalisant ses travaux sur la Camargue (le delta du Rhône), a montré combien cet espace cité comme archétype de la nature est le produit des

multiples interactions entre activités humaines et dynamiques environnementales, créant une entité « socio-naturelle » unique.

De façon plus contemporaine, les inondations du Rhône ont reçu une attention relativement soutenue de la part d’un réseau de chercheurs en histoire et en sociologie, mais qui se sont principalement intéressés à la Camargue. L’historien Paul Allard a questionné la façon dont le risque inondation était problématisé entre le 19ème et le 20ème siècles sur le territoire de Camargue (Allard, 2000), et s’est attaché à décrire le rôle des ingénieurs des Ponts et Chaussées dans la fabrique du risque inondation (Allard, 2006). Bernard Picon a également travaillé à analyser les inondations récentes que le Rhône a connu comme des faits sociologiques, mais en se concentrant toujours sur la Camargue (Picon, 2006), et a participé avec Paul Allard et Christine Labeur à des travaux visant à comparer la représentation des inondations dans les médias entre 1856 et 2003 (Picon, Allard, Claeys- Mekdade, Killian, 2006). Tous ces travaux sont une source d’information inestimable, même s’ils se focalisent sur un territoire aux particularités écologiques (delta) et relatives à l’occupation du sol très spécifiques (composée de grands propriétaires terriens, et où les usages s’organisent, parfois de façon conflictuelle, entre industrie salinière, riziculture, élevage et habitations). D’autres travaux ont appréhendé la question des risques sur le Rhône et leur construction sociale, sous l’angle de l’analyse de leur perception (Allard, Pailhes, Mejean, 1998; Armani, 2011). La sociologue Carole Barthélémy s’est elle attachée à analyser la genèse d’un programme d’action publique sur le Rhône visant à restaurer les dynamiques écologiques de certaines portions du fleuve (Barthélémy, 2006; Barthélémy, 2009; Barthélémy, Souchon, 2009). Ces travaux permettent de saisir certains enjeux sociaux et politiques des inondations du Rhône pour des riverains et gestionnaires du fleuve, même s’ils se limitent à un territoire assez restreint. Cette littérature nous permet donc d’appréhender le Rhône comme un espace spécifique, caractérisé notamment par des enjeux économiques et politiques d’envergure nationale, et une dimension socio-naturelle prégnante, produit d’interactions historiques entre l’environnement et la société.

Au-delà de la spécificité du terrain qui nous a intéressé, et du domaine d’action publique analysé, la monographie est apparue constituer une méthodologie adaptée à notre démarche de recherche. Dans cette démarche, le travail empirique revêt une place prépondérante, concernant l’approche de notre terrain et notre questionnement de recherche. Nous avons approché le terrain à travers l’étude d’une controverse se déployant autour d’un projet visant à restaurer une zone d’expansion de crues sur le Rhône Aval. L’étude de cette controverse nous a amené à concentrer notre regard sur une technologie spécifique pour gérer les inondations, que nous avons qualifiée d’instrument d’action publique, mais également de l’espace concerné par ce projet, la « plaine de Piolenc-Mornas », composée d’une partie de deux communes, Piolenc et Mornas, situées dans le Vaucluse. Nos recherches de terrain ont initialement cherché à éclairer les dynamiques de cette controverse auprès des acteurs qui y participaient. À partir de ce travail, nous avons décentré notre regard afin de prendre au sérieux la méthodologie d’enquête proposée par les auteurs s’intéressant à l’instrumentation de l’action publique1

1 « Empiriquement, il s’agit de lier la réflexion sur l’élaboration et le choix des instruments à leur mise en

œuvre, pour en identifier les usages et en appréhender les effets » (Halpern, Lascoumes, Le Galès, 2014p.39) . Nous avons questionné la généalogie de l’instrument restauration de ZEC afin de comprendre sa trajectoire scientifique et institutionnelle, la philosophie politique qu’il véhicule, ainsi que la problématisation de l’inondation qu’il illustre. Nous avons tenté de replacer cette relative innovation instrumentale dans une évolution paradigmatique des politiques

publiques d’inondation. En parallèle, nous avons questionné la place de cet instrument dans l’histoire du gouvernement du risque inondation sur le Rhône. Puis nous sommes revenus à la controverse initiale en tentant d’analyser ce que cet instrument particulier, confronté à l’histoire et aux spécificités du Rhône et de la « plaine de Piolenc-Mornas », avait eu comme effet sur l’action publique territoriale. Partant de cette approche empirique, nous avons tenté de dégager des conclusions sur la recomposition de l’État dans la fabrique de l’action publique territoriale sur le Rhône, et d’en tirer des enseignements de portée plus générale.

Si la monographie semble a posteriori la méthodologie la plus adaptée à notre démarche, dans un premier temps elle n’est pas allée de soi. Nous avons longtemps envisagé de construire une comparaison, notamment avec des controverses se déployant aux Pays-Bas concernant des projets d’aménagements visant à restaurer des zones d’expansion de crues. Mais beaucoup de questions se posèrent alors, concernant la barrière de la langue, le choix du terrain de comparaison, et les biais comparatifs très nombreux dans ce type de travaux. Le travail de terrain avançant, nous avons découvert une complexité telle derrière la fabrique du gouvernement du risque sur le Rhône que les projets comparatifs initiaux ont paru irréalistes face à l’ampleur de la tâche que représentait une analyse fine et détaillée du processus hautement technique qui était à l’œuvre sous nos yeux, et de l’impossibilité de réaliser un tel effort symétrique en ayant un accès au terrain plus difficile, et une compréhension moins aisée des processus à l’œuvre aux Pays-Bas. Ayant alors construit une entrée privilégiée sur le terrain du Rhône, notamment auprès des agents administratifs chargés de coordonner le projet au cœur de notre analyse, nous avons préféré privilégier l’explicitation d’un maximum de variables, et leur description fine, pour éclairer la fabrique de l’action publique territoriale à partir d’une monographie plutôt que de sacrifier ce potentiel explicatif aux contraintes du travail comparatif. Nous avons donc étudié le Rhône, et l’action de l’administration déconcentrée aux prises avec les élus locaux d’un territoire spécifique concerné par le projet de restauration de ZEC, au « microscope » (Sawicki, 2000). Si nous avons regardé le Rhône au « microscope », nous n’avons pas pour autant oublié ce que nous avions vu, aux « jumelles », aux Pays-Bas. La connaissance que nous avons développée de ce terrain par les travaux de recherche de sociologues et politistes a influencé indirectement la structuration de nos hypothèses. Nous sommes par ailleurs convaincus de la capacité de la monographie, depuis le particulier, à induire le général, selon l’expression que Sawicki (2000) emprunte à Desrosières.

Ce « microscope » nous semblait tout à fait adapté pour rendre compte des processus permettant la fabrique d’une action publique territoriale, et en particulier les opérations de politisation et dépolitisation de la fabrique d’un risque. Cette démarche semblait nécessaire afin de comprendre les implications politiques et les représentations à l’œuvre derrière l’usage d’instruments techniques comme une crue de référence, un modèle hydraulique ou le fonctionnement d’une digue. Nous n’avons initialement restreint aucunement nos hypothèses et notre champ d’investigation pour peu qu’il participait à expliciter en partie la controverse qui nous intéressait. Nous avons ouvert un grand nombre de « boîtes » qui nous semblaient initialement bien « noires » et peu intelligibles. Cette posture de recherche nous a également permis de construire des relations privilégiées avec une équipe d’agents administratifs de la DIREN (puis DREAL1

1 Les Directions Régionales de l’Environnement (DIREN) sont devenues en 2010 les Directions Régionales de

l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement (DREAL). Selon les entretiens, et les périodes auxquelles ils furent réalisés, nous utilisons l’un ou l’autre acronyme.

qui nous avons suivi les aléas et les incertitudes liés à la conduite des affaires publiques du côté de l’État déconcentré, aux prises avec des logiques antagonistes et parfois concurrentes de l’action publique territoriale. Nous avons pu réaliser des entretiens de façon répétée et diachronique auprès de ces acteurs et saisir les évolutions du rapport des agents de l’administration aux autres acteurs impliqués dans l’action publique territoriale, mais aussi du rapport des agents de l’État déconcentré ayant mandat sur le Bassin Versant aux autres administrations déconcentrées, préfectorales ou encore ministérielles. Nous avons tenté également de saisir les enjeux politiques derrière un projet que beaucoup d’acteurs voulaient voir advenir, mais auquel peu souhaitaient qu’une doctorante s’y intéresse. La réponse que nous avons obtenue après le refus à une demande de cofinancement de nos travaux de recherche par le Plan Rhône – « c’est politiquement trop sensible » - n’a fait que nous conforter dans le choix du terrain d’investigation.

4.2 Recueil des données

Afin de répondre à nos questions de recherche, nous avons privilégié un recueil de données par différentes méthodes. Nous avons privilégié les méthodes qualitatives centrées sur des entretiens semi-directifs réalisés avec différents types d’acteurs, que nous présentons dans l’Annexe 1. Nous avons catégorisé ces acteurs selon leur activité principale autour du domaine inondation : associatif, élu, expert, institutionnel, habitant, privé ou scientifique1

En plus de ces entretiens, nous avons consulté différents documents d’archives, en particulier grâce à des recherches au sein des archives départementales du Vaucluse. Ces sources nous ont permis de renseigner l’histoire des aménagements du Rhône par la CNR, grâce à des coupures de presse et des photographies. Nous avons également eu accès aux archives municipales de Piolenc, une des deux communes qui furent au cœur de notre analyse de controverse, notamment pour renseigner l’histoire de construction de la digue CNR les protégeant.

. L’identification de ces acteurs a été réalisée de manière inductive. Nous avons initialement centré nos recherches autour de l’analyse d’une controverse, et réalisé des entretiens avec les acteurs impliqués dans cette controverse. Ces entretiens, par effet boule de neige, nous ont permis d’identifier d’autres acteurs participant au gouvernement du risque inondation sur le Rhône. Par ailleurs, d’autres canaux nous ont permis l’identification d’acteurs à interroger, notamment lors de participation à des réunions publiques ou à des manifestations scientifiques dans le domaine des inondations, ou le suivi de la controverse sur d’autres supports comme internet. Les 65 entretiens réalisés ont pour la plupart été enregistrés, et tous avec l’aval de l’enquêté. Une grande majorité fut retranscrite de façon intégrale, ce qui a permis une analyse qualitative thématique et de contenu. Les entretiens représentant notre première source de données, nous avons réalisé une utilisation assez systématique de ces sources. Cependant, nous avons triangulé, aussi souvent que possible, les éléments informatifs obtenus en entretien avec d’autres sources (presse, comptes-rendus de réunion, etc.).

Nous avons participé (dans une posture d’observation) au plus grand nombre de réunions de concertation ou de réunions publiques (et parfois non publiques) auxquelles nous avons pu nous rendre durant les trois ans de notre travail de terrain. Il s’agissait pour la plupart des instances de concertation menées dans le cadre du Plan Rhône, les Comités Territoriaux de Concertation (CTC),

1 Nous désignons comme « expert » les acteurs mobilisés par les élus participant à la controverse que nous

mais également de restitution d’études financées par le Plan Rhône. Nous avons également observé des évènements publics organisés par le Plan Rhône. La plupart du temps, nous avons pris des notes du contenu de ces réunions, et nous les avons parfois enregistrées. Nous avons également pris des photos et profité des après-réunions pour renforcer notre insertion parmi les acteurs de terrain et les interroger de façon moins formelle.

Nous avons consulté un nombre important de documents qualifiés de « littérature grise », ensemble de documents techniques plus ou moins récents se rapportant au Rhône et aux inondations, ainsi que des documents d’orientations politiques dans ce domaine. L’accès à cette littérature a été facilité par une insertion privilégiée auprès d’agents de l’administration de la « Mission Rhône1

L’accès privilégié au terrain dont nous avons bénéficié est néanmoins à relativiser étant donné la difficulté de tenir une posture de sociologie politique face aux enquêtés confrontés quotidiennement aux difficultés inhérentes à la fabrique de l’action publique. Au terme de notre travail de terrain (qui a, somme toute, duré presque trois ans), nous avons senti une certaine lassitude des acteurs de terrain vis-à-vis de l’absence de retour analytique sur leur pratique, qu’ils souhaitaient réflexive. Ainsi, cette posture a pu provoquer quelques difficultés d’accès au terrain, mais de façon limitée

» qui nous ont ouvert leurs bureaux. Analyser les politiques publiques relatives aux inondations n’est pas facile d’accès pour un chercheur peu sensibilisé aux modèles hydrauliques et à la rhétorique technique. Les relations privilégiées d’accès au terrain que nous avons construites avec les agents de l’administration de la « Mission Rhône », et notre insertion au sein d’un organisme de recherche publique multidisciplinaire autour de l’eau nous ont permis de dépasser en partie ces difficultés.

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