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Avec la mort d’Hiram, une parole a disparu, qui guidait la construction du Temple. Les Maîtres sont livrés à eux-mêmes.

Ils ont bien pris le pouvoir sur l’élection de la Parole, mais la première forme qu’ils lui ont donnée, si elle leur permet de se reconnaître, ne signifie rien. Elle n’est le nom d’aucun principe d’ordre sur lequel construire le Temple. D’ailleurs, le Rituel du Ier Ordre le dit bien, le chantier est arrêté :

« Frères Élus, mes Frères, depuis qu’un assassinat affreux nous a privé de l’Architecte qui, par ses vertus et ses lumières, avait mérité d’avoir la conduite de l’Édifice fait pour y chanter les louanges du Grand Architecte de l’Univers, tout est dans la consternation parmi les ouvriers, et dans un deuil universel ; l’Étoile du Matin n’appelle plus les ouvriers à l’Ouvrage. » (MHG1786) p 19 Par bonheur, ou plutôt par la nécessité du récit symbolique et de son enseignement, la Parole est retrouvée par l’impétrant au IIe Ordre. Elle est gravée sur le bijou que portait d’Hiram, qui l’a opportunément jetée dans un puits au moment de son agression.

C’est le tétragramme « YHVH », la Parole dite « innommable », celle qu’on n’a pas le droit de prononcer. Retrouvée, elle va

6 Le mot ou la parole de Maître sont bien un signe de reconnaissance, mais aussi le signifiant de la Loi. Les Maîtres sont ceux qui ont comme mot de reconnaissance le signifiant de la Loi qui les régit.

être mise à l’abri dans une Voûte Sacrée, scellée à la base de la Pierre Cubique dont les faces retracent tous les mots connus de la Maçonnerie et qui porte sur sa face supérieure, la plus apparente, le mot substitué.

« Vous savez, mes Frères, de quelle importance est la Parole innommable, déposons-la dans ce souterrain, incrustons-la sur ce piédestal qui sera à jamais le piédestal de la Science, dérobons-la aux yeux des profanes. » (MHG1786) p 31

On peut s’interroger sur ce positionnement réciproque, sur la Pierre Cubique, du mot substitué et le la Parole retrouvée, l’un en position de surface et d’apparence, l’autre en profondeur et cachée.

Le discours historique du IIe Ordre précise :

« Les meurtriers étaient punis, les travaux étaient à leur fin, il ne restait plus au grand roi qu’à consigner dans un lieu sûr et secret le véritable nom du grand Architecte de l’univers, dont les caractères avaient été connus longtemps avant, lors de son apparition au mont Oreb, sur un triangle radieux.

Sa prononciation était ignorée du peuple ; elle se transmettait par tradition une fois l’année ; le grand prêtre prononçait le nom en l’épelant, entouré de tous ceux qui avaient droit de l’entendre. Pendant cette cérémonie, on ordonnait au peuple de faire beaucoup de bruit, de peur qu’il ne vînt frapper les oreilles de quelqu’un. (…)

Salomon leur déclara l’ancienne loi qui défendait de prononcer le nom du grand Architecte. (…) » (MHG1786) p 33

L’ancienne Parole, représentative de la Loi qui régissait la construction du Temple sous l’autorité d’Hiram est retrouvée.

La Loi est présente de nouveau, mais elle interdit la Parole. Le peuple n’a même pas le droit d’en énoncer le nom.

Alors, s’agit-il d’un retour au point de départ ? Non, car si la Parole retrouvée énonce bien toujours l’ancienne Loi, ce sont désormais les Maîtres Maçons qui en sont les dépositaires.

Hiram a disparu. Salomon lui-même est appelé à disparaître.

Les Maîtres, eux perdurent de génération en génération. Le Rituel précise d’ailleurs :

De la loi qui interdit la parole à la parole qui fait la loi

« Salomon étant mort, ils se gouvernèrent par eux-mêmes, suivant leurs lois, toujours dévoués à la conservation de l’ouvrage. » (MHG1786) p 33

Le récit pourrait s’arrêter là. Ce ne sera pas le cas, car le travail en cours concernant le rapport des Maîtres à la Parole et à la Loi n’est pas à son terme.

IVe ORDRE : LA PAROLE QUI DIT LA LOI

Au IVe Ordre, à nouveau la Parole a été perdue, cette fois, nous dit le Rituel, par la négligence des Maçons.

« Les maçons depuis la réédification du temple, ayant négligé leurs travaux abandonnés aux rigueurs et vicissitudes des temps, leurs ouvrages n’étant plus que des ouvrages de corruption, la sagesse de l’ouvrier, la solidité des matériaux et la beauté de l’architecture firent place au désordre, à la confusion et au vice. » (MHG1786) p 69

Cela va donner prétexte à une nouvelle recherche de la Parole.

Et celle-ci va enclencher un mécanisme de remplacement d’une forme de la Parole par une autre ; remplacement que nous appellerons la « grande substitution », parce qu’elle concerne cette fois concomitamment la forme phénoménale de la Parole, c’est-à-dire son signifiant, et son signifié, c’est-à-dire son contenu de sens.

Examinons le processus. Une Parole était en vigueur, « YHVH » ou « Jéhovah ». Elle était l’expression métonymique7 d’une Loi, c’est-à-dire d’un discours définissant un ordre du monde. En l’occurrence il s’agit de la Loi de l’Ancien Testament, qui sera dénommée l’ancienne Loi. La Parole qui exprimait cette Loi est perdue. Il faut donc lui substituer une nouvelle Parole disant une nouvelle Loi. C’est la Loi du Nouveau Testament, dont l’expression métonymique est « INRI ». Traduit en langage profane moderne, cela signifie que la Loi qui doit régir le monde, et que les Maçons doivent faire leur, est le christianisme.

A l’occasion de cette « grande substitution », la forme prise par le symbole Parole change, de « YHVH » à « INRI », le signifiant de la Loi change, son signifié aussi.

7 La métonymie est la figure de style par laquelle un tout est désigné par une de ses parties, qui en est emblématique. Par exemple le sabre et le goupillon pour l’armée et l’Eglise, ou bien le drapeau pour la patrie ou la nation.

Mais au regard de notre étude un autre changement majeur s’opère. La nouvelle Parole n’est pas seulement « retrouvée », comme elle le fut avec le bijou d’Hiram, elle est « recouvrée ».

Entendons le rituel :

« Le T∴ S∴ fait alors au Récipiandaire les questions suivantes : D. D’où venez-vous ?

R. De la Judée.

D. Par quelle ville avez-vous passé ? R. Par Nazareth.

D. Quel a été votre conducteur ? R. Raphaël.

D. De quelle tribu êtes-vous ? R. De Judas.

D. Donnez-moi les lettres initiales de ces quatre mots.

R. J∴N∴R∴J∴.

D. Que signifient ces quatre lettres ensemble ? R. Jésus de Nazareth, Roi des Juifs.

T∴ S∴ : Mes Frères, la Parole est recouvrée8 ; que la lumière lui soit accordée.

Les Surveillants lui ôtent promptement le drap noir.

T∴ S∴ : A moi, mes Frères.

L’on applaudit par 7, disant autant de fois Oz∴.

T∴ S∴ : Mon Frère, je vous félicite sur la recouvrance9 de la Parole qui vous fait acquérir le grade de Parfait Maçon. » (MHG1786) p 66

Cette notion de « recouvrance » de la Parole, le fait que la Parole soit « recouvrée », est de la plus grande importance pour ce qui nous occupe. Ce glissement sémantique fait passer la Parole du statut d’objet extérieur à celui de capacité du Maçon. A ce stade du récit, c’est non seulement la capacité à détenir la Loi, mais l’aptitude à l’énoncer qui est signifiée par le texte du Rituel.

8 C’est nous qui soulignons.

9 Idem.

De la loi qui interdit la parole à la parole qui fait la loi

Non seulement la Loi a changé et avec elle la formule qui la signifie ; non seulement les Maçons détiennent la Parole en tant que signifié, mais ils ont acquis de surcroît le droit et la capacité de l’énoncer. Et même, cette Parole n’a de valeur que si elle vient d’eux :

« Souvenez-vous des questions qui vous seront faites, sans quoi vous ne pourrez parvenir au grade que vous désirez. » (MHG1786) p 64

Le rapport entre la Parole et la Loi s’est inversé. Dans la situation initiale, la Loi en vigueur interdisait la Parole, qui était dite

« innommable ». Désormais c’est la Parole, celle du Maître Maçon, qui dit la Loi. C’est la transformation qui est progressivement opérée au long du texte du Rituel, par glissements successifs.

Récapitulons dans le tableau ci-dessous les évolutions identifiées.

Elles dessinent une prise de pouvoir progressive des Maçons à la fois sur la Parole et sur la Loi.

Là s’arrête le Rituel de 1786. Il a mis en place un mouvement et l’a porté au terme qui était possible à cette époque, dans un monde où le christianisme n’était pas une option parmi d’autres, mais la vision du monde ambiante dans la France du XVIIIe. Pour autant ce mouvement était-il parvenu à son terme ? L’histoire réelle nous a montré que non. C’est pourquoi il nous semble que nous avons à prolonger le travail de nos prédécesseurs, en poursuivant dans la forme symbolique qui est notre mode d’expression, dans nos Rituels, la dynamique que nous avons décryptée.

XXIe SIÈCLE : VERS LA PAROLE QUI FAIT LA LOI ?

Le mouvement d’évolution du rapport entre le Maçon et le couple formé par la Parole et la Loi, dans le discours symbolique du Rituel, est inachevé. Il appelle donc à être prolongé.

Il est inachevé dans l’état dont nous en héritons du XVIIIe siècle, en ceci que si la Parole est devenue une capacité du Maçon et si le Maçon en fait usage pour dire la Loi qu’il fait sienne, cette Loi qu’il énonce n’est pas encore celle qu’il aura élaborée, avec les autres Maçons, grâce à sa nouvelle aptitude.

Jusque dans sa forme et presque naïvement, le Rituel de 1786 traduit cette limite. La Parole que l’impétrant doit restituer comme preuve de la capacité à être reçu en tant que Parfait Maçon Libre, lui est très formellement « soufflée », et pas dans le mode d’une didascalie10, par le guide qui d’après le Rituel le conduit hors du Temple dans sa contemplation des malheurs du monde lorsque celui-ci n’est pas gouverné par la Loi que l’impétrant est appelé à faire sienne, afin qu’il la restitue dans le Temple dans les termes que nous avons cités.

De la sorte, le Maçon fait sienne une Parole énonçant la Loi qu’il adopte, mais il n’en est pas l’auteur.

C’est à nous, Maçons du XXIe siècle, qu’il incombe de prolonger l’écriture symbolique pour aller jusqu’à ce stade, pour affranchir la Parole et la Loi de l’emprise dogmatique sous laquelle elles se trouvent encore dans le Rituel du XVIIIe siècle.

Comment ? Dans une approche qui aurait notre faveur, en mettant en scène dans le Rituel un Maçon qui souverainement énonce une Parole adéquate à notre époque, traduisant une Loi dont il soit l’auteur avec la communauté des Maçons, que ceux-ci souhaiteraient voir placée au princeux-cipe de l’organisation de notre monde, de la construction du Temple de notre temps.

Faut-il pour cela faire table rase du passé, nier l’histoire de notre société, maçonnique comme profane, et rejeter le discours symbolique de nos prédécesseurs ? Certainement pas.

10 La didascalie est une indication scénographique insérée dans le texte d’une pièce de théatre.

De la loi qui interdit la parole à la parole qui fait la loi

Le Rite Français dont nous héritons est une « machine » à actualiser la Parole, entendue comme vision du monde. Il comporte en lui-même un « algorithme » d’actualisation de la Parole : en un temps donné, une forme de la Parole signifie un ordre du monde ; à partir d’un certain moment cette forme de la Parole est perdue (elle a cessé de porter un sens capable de fédérer une société) ; alors il faut rechercher une nouvelle forme de la Parole, qui signifie un nouvel ordre du monde, comme nous l’avons vu au IVe Ordre ; cette nouvelle forme se perdra un jour à son tour et devra à nouveau être remplacée.

En l’occurrence et sans jugement de valeur, l’évolution historique du monde depuis le XVIIIe siècle fait que la Loi symbolisée par la forme « INRI » de la Parole, plus clairement dit le christianisme, n’est plus en mesure de constituer le principe présidant à l’organisation d’ensemble de notre société11, même si elle peut en constituer une composante particulière.

Actons donc que la dernière forme de la Parole qu’avaient déposée nos prédécesseurs dans leurs Rituels, à savoir « INRI », s’est perdue. Désignons en conséquence une nouvelle Parole des Maçons aujourd’hui, celle qui sera le condensé de ce qui nous fédère, de notre Loi, et qui constitue notre étoile. N’est-ce pas d’ailleurs pratiquement déjà fait, sinon dans nos Rituels, du moins dans les travaux de nos Ateliers ? En effet, comment ne pas entendre le principe fédérateur général qui en émerge et qui est très souvent désigné comme tel ? C’est l’humanisme, entendu comme priorité donnée à l’humain, qui guide notre réflexion sur les multiples thèmes qu’elle s’attache à éclairer par des analyses et des propositions. Dès lors, s’il y a une forme métonymique qui est en mesure d’exprimer ce principe que nous défendons de manière consensuelle afin qu’il prenne réalité dans le monde, c’est bien l’objet même de notre attention : l’HUMANITE.

Comprenons l’enjeu de cette nouvelle « grande substitution ».

Elle ne consiste pas seulement à remplacer un principe par un autre, plus recevable mais fonctionnant de la même manière. De

« INRI » à « HUMANITE », il y a un changement de catégories de pensée, de sémantique, de problématique(s). On passe, dans ces trois domaines, du registre de l’Un, révélé et donné comme vérité atemporelle de manière verticale, à celui du pluriel au sein duquel se construit horizontalement, par discussion, y compris

11 Nous n’en développons pas ici les multiples raisons.

dans le conflit, un équilibre inscrit dans l’histoire, à la fois susceptible de régression et destiné à être dépassé. Ces deux registres ne sont pas non plus le simple inverse l’un de d’autre, c’est-à-dire du même à l’envers. Ils diffèrent radicalement dans leur nature. Dans l’un l’humanité est confrontée à un grand Autre externe au travers d’un rapport atemporel de soumission, dans le second l’humanité n’est en rapport qu’avec elle-même, plus exactement les parties distinctes de l’humanité divisée sont confrontées entre elles dans le défi de leur coexistence et de leur survie globale.

***

Constituer l’Humanité dans la dignité, rendre les humains auteurs de leur Loi c’est-à-dire de l’ordre du monde qu’ils définissent, voilà ce que pourrait être le principe explicite consigné dans nos Rituels, que chaque Maçon déclinerait dans la pensée et dans l’action, selon les modalités qui lui conviendront. La tâche et la perspective sont immenses. L’humanisme dont nous parlons, qui a une longue histoire comportant succès et éclipses, est certainement lui-même à préciser, à travailler, à actualiser à partir de l’expérience et des questions concrètes apportées par l’histoire.

L’action humaniste n’est pas seulement une tâche. Elle promet d’être un combat, car deux autres paroles se disputent l’hégémonie sur le monde : une parole s’autorisant du passé, le dogme religieux, et une parole revendiquant pour elle seule la modernité, le dogme du Marché. Hors de leurs discours mortifères, il y a un besoin immense d’une Parole qui rappelle à l’humanité ce qu’elle est comme existant et comme projet, comme il y a de nos jours une aspiration profonde des citoyens à redevenir auteurs de leur histoire, dont ils se sentent dépossédés.

Cela suppose que soient élaborées les formes nouvelles d’une démocratie pour notre temps, qui, si elle ne semble plus en risque d’être empêchée par la tyrannie, est largement menacée d’être diluée par le déni, par l’abandon, par l’inadéquation des institutions.

Les Maçons, dont on raconte qu’ils n’ont plus rien à dire, n’ont-ils pas là un champ immense d’expression et de noble contribution au débat de la société, plaçant ainsi l’avenir dans le prolongement direct de leur histoire et de leur tradition ?

De la loi qui interdit la parole à la parole qui fait la loi

• INTRODUCTION

Engagés dans les Ordres de Sagesse du Rite Français, avec l’objectif « d’améliorer à la fois l’homme et la société »1 nous sommes, avant tout, maçons des loges symboliques du GODF.

Le GODF a adopté la liberté absolue de conscience au Convent de 1877. Notre devoir de maçons est donc de veiller à ce que la liberté de conscience soit réellement « absolue », ce qui n’est pas toujours admis dans notre société.

A chaque ouverture des travaux, l’Orateur lit l’Article 1er de la Constitution…, sommes nous certains de lui prêter encore attention ? Cet Article 1er est, pourtant, l’Alpha et l’Oméga de notre engagement maçonnique, du 1er grade au IV° Ordre.

Pour avoir fait un jour l’expérience d’en inverser les termes, nous pouvons douter de l’intérêt porté à ce texte fondamental dans le quotidien des tenues.

1 Constitution du GODF, Article 1er

Didier Molines

d u Libre arbitre à La Liberté

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