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CHAPITRE III- UN LIEN AVEC LE MONDE GERMANIQUE

3.2/ L'OMBRE D'ODIN

Le dieu païen aurait survécu à travers le mythe du chasseur sauvage, c'est tout du moins l'une des hypothèses avancées par les chercheurs et les érudits de la fin du XIXe siècle.

« Odin est représenté dans l'Edda chevauchant à travers les airs, avec un grand fracas, à la tête de ses guerriers et des valkyries ; c'est là l'origine de ce qu'on a appelé la Chasse d'Odin. Même après que le christianisme a remplacé l'odinisme en Allemagne et en Scandinavie, le paysan, depuis la Suède et la Poméranie jusqu'à la Bavière et à la Suisse, a cru entendre passer sur sa tête la Chasse

furieuse. Elle s'est appelée la Chasse du diable, quand les dieux du paganisme national ont été

605 THURIET CH., Traditions populaires du Jura, Imprimerie de G. Mareschal, Poligny, 1877, p.IV.

606 TANDEL E., Les Communes Luxembourgeoises, tome III, Institut Archéologique du Luxembourg, Arlon, 1890, p.325.

confondus avec les démons. Mais en Suède, encore aujourd'hui, la chasse aérienne se nomme la

Chasse d'Odin. »607

Les chasseurs maudits locaux ne seraient également que des métamorphoses du dieu. Ce serait ainsi le cas du roi Hugon, déjà évoqué608 mais aussi celui d' Hérode ou d'Hérodiade : « Ces

noms de Hérode et de Hérodiade, nous les prenons pour les appellations transformées de Wotan, qui fut jadis le grand dieu des Germains et Scandinaves, et de son épouse Frigga Holda, dite Goda par les paysans ou Horda ; la vraie, la grande Dame Blanche. Quand l'innombrable armée des anges chrétiens eut pris le Walhalla d'assaut, force avait été aux dieux proscrits du Nord de choir dans la démonaille et d'aller en enfer grossir les cohortes de la Mort et de la Perdition. »609

Odin est, dès cette époque, conçu comme la déformation du dieu Wotan : « Les mythologues allemands identifient le chasseur sauvage de leur légende au dieu Wodan (Odin) de leurs ancêtres, et l'un semble en effet parent de l'autre. On peut donc conclure à l'existence d'un dieu germain qui mène sa meute dans l'atmosphère et dans les profondeurs des forêts, et dont les pays de chasse et les chasseurs invoquaient naturellement la protection plus que toute autre. »610

« L'origine du nom de Woden ou Odin se révèle par la racine étymologique de l'anglo- saxon Woodin, qui signifie le féroce ou le furieux. Aussi l'appelle-t-on dans le Nord le chasseur

féroce, et en Allemagne Groden'sheer ou Woden'sheer. Woden, dans le duché de Brunswick, se

retrouve sous le nom du chasseur Hakelberg. »611

Décrivant un « féroce chasseur »612, un auteur publié dans La Semaine des familles en 1860

le rattache au dieu germanique : « Cette légende est-elle un souvenir d'Odin ? Aussi bien, au pays de Mecklembourg, la chasse porte-elle le nom de l'ancienne idole, et dans d'autres pays celui de chasse Helquin ou Hel'sking, la chasse du roi des enfers. »613

607 AMPÈRE J.-J., Histoire littéraire de la France avant Charlemagne, tome 2, 3e édition, Didier et Cie Libraires-

Éditeurs, Paris, 1870, p.129.

608 « En résumé, le roi Hugon me semble issu des décadences du culte d'Odin. » in : PÉAN, "Le roi Hugon",

Mémoires de la Société archéologique de Touraine, 1865 (T17), p.147.

609 RECLUS Élie, Les Croyances populaires, leçons sur l'histoire des religions, professées à l'Université nouvelle de

Bruxelles. Première série. La Survie des ombres, V. Giard & E. Brière Libraires-Éditeurs, Paris, 1908, p.79.

610 GAIDOZ Henri, La rage & St Hubert, A. Picard, Paris, 1887, p.39. Voir également la note 1, p.39 rapportant une légende danoise qui représenterait « le roi Odhin à la poursuite d'un cerf qui porte des anneaux d'or dans ses bois et qui l'entraîne dans l'empire de Holda. - Holda, litt. « la bonne dame » est le plus souvent divinité du ciel chez les Germains. »

611 « Traditions populaires. Quarterly Rewiev » cité in : COLLIN DE PLANCY J., Dictionnaire infernal : répertoire

universel des êtres, des personnages, des livres […], 6ème édition, augmentée de 800 articles, H. Plon, Paris, 1863,

p.317.

612 « Le féroce chasseur a pris sa course, il traverse les nuées ; monté sur un cheval inondé d'écume, escorté de ses compagnons qui brûlent en se tordant sur leurs étriers de feu, au milieu des hennissements lugubres, au milieu des hurlements sauvages de ses cents meutes de dogues, des fanfares sinistres d'autant de trompes, il poursuit sans repos le cerf noir aux cents andouillers, toujours harcelé par les suppliciés qui se précipitent pêle-mêle sur les pistes, poursuivant et poursuivi lui-même. » et « Le féroce chasseur entraîne la chasse aux mille replis de serpent, peut-être aura-t-il sonné si formidablement, que vous aurez cru qu'il a le tonnerre dans la poitrine. » in : BLIGNY, « Les bords du Rhin », La Semaine des familles : revue universelle illustrée, 1860/05/26 (A2,N35), Paris, 1860, p.553.

Certains auteurs évoquent le lien potentiel qui unirait Hellequin, figure associée aux chasses fantastiques, notamment en Normandie, avec la figure sombre que dépeint Goethe (1749-1832) dans un de ses poèmes , à travers la figure du Roi des Aulnes (Erlkönig).

A propos de cette ballade, Élie Reclus écrit qu'« il ne s'agit pas d'un Erlkœnig, Roi des Aunes, mais d'un Hellkœnig, Roi des Enfers. Hœllenkœnig, en anglais Hellking, en patois normand

Hellequin, est le dieu de la Mort. Hellkœnig se promène par la terre, va, vient, prend qui lui plaît,

enfant ou vieillard, homme ou femme, l'expédie dans le sombre royaume. En temps ordinaire, il frappe ses victimes une à une ; mais quand il opère en grand, jouant de la guerre, de la peste ou de la famine, il ressemble à l'oiseleur qui pousse dans les filets une volée d'oiseaux pour la massacrer. Alors le Chasseur Noir, le Grand Tombeur d'hommes, s'appellera Alexandre ou César, Attila, Djengis ou Tamerlan, prendra le nom de ces terribles Rois et Empereurs, qui égorgent des peuples, abattent des villes, font de sanglantes boucheries et accomplissent les grandes chevauchées de la Mort. »614

On retrouve ailleurs cette idée d'une filiation Erlkönig-Hellequin, ce qui montre que cette hypothèse est loin d'être une conjecture isolée : « J'ai vu quelque part que ce mot hellequin ou

herlequin est une corruption de deux mots de la langue scandinave, earls Koning, roi des Earls,

espèces d'esprits qui peuplaient les régions célestes et venaient faire de temps en temps quelques visites aux habitants de la terre. Si cette étymologie est vraie, on peut dire, d'après ce qui précède, que la légende de la chasse Helquin, ne serait qu'une légende payenne christianisée. »615

En 1885, Joseph Van den Gheyn signale également que : « Helkin ou Herlekin est la forme à peine altérée de Ellenkin « roi des Elfes », terme que les Anglo-Saxons avaient eux-mêmes tiré de

Ellenkönig, assimilation pour Elfenkönig ou Alfenkönig « roi des Elfes ou des Alfes. »616

Certains auteurs vont jusqu'à établir un lien avec le personnage bien connu d'Arlequin : il serait alors l'héritier d'entités néfastes placées à la tête de chasses des morts617.

« Par un hasard bien extraordinaire, c'est Odin qui a donné son nom à ce personnage grotesque qu'on fait avec vraisemblance remonter à l'ancienne comédie latine, au personnage d'Arlequin. En effet, celui qui conduit la bande bruyante des esprits s'appelait Helquin. Nos vieux

614 RECLUS Élie, Les Croyances populaires [op. cit.], p.81.

615 TOLLEMER A., Journal manuscrit d'un sire de Gouberville et du Mesnil-au-Val, gentilhomme campagnard, au

Cotentin, de 1553 à 1562, [étude publiée dans le "Journal de Valognes" du 17 février 1870 au 20 mars 1872], impr.

de G. Martin, Valognes, 1872, p.207.

616 VAN DEN GHEYN J., Essais de mythologie et de philologie comparée, Paris, Palmé et Bruxelles, Société belge de librairie, 1885, p.115 ( voir également, sur la figure d'Arlequin, le chapitre « Le personnage d'Arlequin », p.107- 131).

617 « L'Herlechinus d'Orderic Vital s'appelle toujours, en Basse-Normandie, Harlinquin, comme le masque de ce nom, et c'est de là que vient le français Arlequin. » in : HÉRICHER E. (LE), « Histoire et glossaire du Normand, de l'Anglais et de la Langue française », Mémoires de la Société d'archéologie, de littérature, sciences et arts

auteurs parlent de la mesnie ou suite d'Helquin, c'est le wuthendes Heer, l'armée furieuse des Allemands, et primitivement, la chasse d'Odin des Scandinaves ; en latin on disait : milites helkini ou herlkini. Arlequin est le même nom à peine altéré. Le visage noir du Bergamasque a fourni peut- être un motif de le baptiser ainsi. Des personnages historiques ont été placés à la tête de cette chasse redoutable : en Danemark, les rois Abel et Waldemar, en Allemagne Charles-Quint, en Angleterre le roi Arthur, en France Charlemagne et Hugues Capet ; puis ces noms se sont effacés à leur tour de la mémoire du peuple comme s'était anciennement effacé celui d'Odin, et il n'est resté que le grand

veneur de Fontainebleau, héritier éloigné, mais, comme on voit, direct du dieu scandinave. Tel est

le chemin que font les croyances populaires à travers l'espace et le temps. Odin est devenu successivement le diable, Charlemagne, Arthur, Hugues Capet et Arlequin.

La tradition semble avoir voulu donner un gracieux symbole d'elle-même dans ces valkyries qui voyagent d'un bout du monde à l'autre, parmi les nuages. »618

Amélie Bosquet, dans son ouvrage de 1845 portant sur la Normandie, affirme que le nom de Hellequin est la déformation de Hell's King, Helle Kœnig, c'est à dire du roi de l'enfer.619 Elle ajoute

que « cette transformation bouffonne d'un objet qui imprimait naguère, sinon le respect, au moins l'effroi, nous paraît dans toutes les conditions du naturel et de la vraisemblance. Il n’est rien comme le temps et l'usage populaire pour faire franchir au sublime le pas qui le sépare du ridicule ; voilà pourquoi tout doit finir par des chansons. »620

« Le nom de Hellequin, qu'on lui donnait au moyen âge et qui a peut-être quelque rapport avec celui d'Elfen-Koenig, le roi des elfes, a passé ensuite à l'un des personnages du théâtre bergamasque, Arlequin. »621

On retrouve encore la supposition de cette étonnante parenté chez Jules de Glouvet en 1882 :

« Quand à la dénomination, très répandue et dans tous les cas très Angevine de Chasse-Annequin, voici, croyons-nous, son origine :

La ville d'Arles, - la première convertie des Gaules, - possédait un vaste cimetière païen que l'on nommait partout, car il était célèbre, "Ely-Camps", altération abréviative de "Champs-Élysées". Jésus-Christ vint, dit-on, le bénir lui-même et en faire un cimetière chrétien. Alors on voulut enlever au nom son air de paganisme, et "l'Ely-Camps" fit place à "l'Arles-Camps". Toutefois, il faut noter que le peuple conserva et confondit les deux dénominations. Je doute que tous ces mânes païens et chrétiens fissent bon ménage, logés si près des uns des autres, à l'heure ténébreuse où s'éveillent les trépassés. Mais ce fut bien autre chose quand Charlemagne eut remporté, à ce lieu même, une grande victoire sur les Sarrasins, qui furent massacrés par

618 AMPÈRE J.-J., Histoire littéraire de la France avant Charlemagne [op. cit.], p.129-130.

619 BOSQUET Amélie, La Normandie, romanesque et merveilleuse: traditions, légendes, et superstitions populaires

de cette province, J. Techener, Paris, 1845, p.70.

620 Idem., p.71.

milliers et enterrés dans "l'Arles-Camps". Dès lors on devine à quelles horribles luttes se livrèrent, durant les nuit, tant de morts si disparates. Ce furent de vraies batailles fantastiques entre damnés des trois religions, et le vacarme en fut tel qu'il répandit au loin l'épouvante parmi les vivants. Ces effroyables tempêtes nocturnes, ces déchaînements et ces cris sinistres firent une telle impression sur l'esprit du peuple, que peu à peu les mots "Ely-Camps" ou "Arles-Camps" devinrent synonymes de tous les bruits mystérieux que les ténèbres grossissent et que l'imagination rend diaboliques. Bien entendu qu'en s'éloignant et en voyageant, mieux encore en vieillissant, cette tradition fut altérée, tant dans son nom que dans sa nature originelle. En effet, par la suite des temps, on découvre partout une légende fantastique baptisée, soit "Alichino", par le Dante ; soit "Herlikinus", par Pierre de Blois ; soit "Hielkin", par les frères Grimm, etc. Le roi des Aunes s'appelle "Erlenkœnig" ; Walter Scott nous parle de "Hellequin". Arrivé là, il est facile de comprendre comme quoi notre Allequin ou Annequin est cousin de tous ces gens-là, et comme eux petits-fils d'Arles-Camps, Ely- Camps, Erle-champs, et par contraction Allechamps, en tenant compte de la prononciation ch en qu, que nous enseignèrent les Italiens.

Quelques érudits ont émis l'idée de désigner, pour auteur de cette lignée, le vénérable Alcuin, compagnon de Charlemagne ; et la chronique de Normandie invoque, sans autre démonstration, le nom de Charles-Quint. Mais ce ne sont là que des hypothèses toute gratuites, basées sur une simple analogie de consonances, et l'on m'accordera que ces deux personnages n'ont évidemment aucun des titres que possèdent à un degré si éminent les auteurs de diableries nocturnes du cimetière pagano-christiano-musulman. Notez, de plus, qu’une semblable parenté des noms et de traditions entre une légende de Provence et une légende d'Anjou s'explique très bien par les liens étroits qui unirent ces deux provinces sous René de Sicile.

J'invoquerais, s'il en était besoin, l'autorité de M. Génin, qui a réclamé dans une solide dissertation la même filiation pour l'illustre Arlequin, personnage en effet très noir et fort bariolé, ressemblant assez de figure au diable des mystères, et qui, avant d'être le vulgaire pantin d’aujourd’hui, fut certes un être des plus étranges et sentant fort le soufre. »622

622 CUSSIÈRE Loys de (auteur supposé), Histoires du vieux temps, par Jules de Glouvet, C. Lévy, Paris, 1882, note 1, p.278-280.