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CONDUIRE ET LÂCHER LES CHIENS : DIMENSIONS PRÉDATRICES D'UN SIÈCLE

1.1/ LE TOURNANT DU NATIONALISME

Résumer le concept de nation et le nationalisme en quelques lignes n'est pas chose aisée. Le grand tournant du nationalisme a lieu au moment où ce dernier se tourne vers la notion d'État- nation. À partir de cet instant, la nation ne fait plus qu'un avec l’État et inversement.

La nation est pensée pendant et par la Révolution française : avec la mort du roi, le contrat social est rompu et doit être refondé. C'est d'abord une valeur de gauche, tranchant avec l'Ancien Régime, mais « le sentiment nationaliste passe de gauche à droite en 1871. »624. Il est au départ

tourné vers l'universel et un certain pacifisme : dans l'idée des patriotes d'alors, lorsque toutes les nations européennes seront les maîtresses de leur destin, alors la guerre n'aura plus de raison d'être.

Il se trouve cependant que là où l'affirmation nationale a triomphé, elle s'est retrouvée confrontée à un problème lancinant : celui de l'homogénéité nationale. En effet, nombreux sont les pays d'Europe à se rendre alors compte de leur diversité profonde, et il est probable que l'idée même de la nation a renforcé les différences.

En outre, le nationalisme a aiguisé certains inimitiés entre voisins, en insistant notamment sur la nécessité de protéger et de maintenir intacts l’État et le tracé des frontières, voire en revendiquant d'autres territoires. « Le terme "nationalisme" apparut à la fin du XIXe siècle pour

désigner, en France et en Italie, divers groupes d'idéologies de droite, prompts à brandir le drapeau national à la fois contre les étrangers, les libéraux et les socialistes, et en faveur de cette politique agressive d'expansion qui deviendrait une de leurs principales caractéristiques. »625

Selon Benedict Anderson, la nation est « une communauté imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine »626 : imaginaire dans le sens où un certain nombre d'individus

se retrouvent autour d'images, de valeurs et de principes communs qu'ils se savent partager. La

624 FRANÇOIS S. et N. LEBOURG, Histoire de la haine identitaire: mutations et diffusions de l’altérophobie, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, coll.« Pratiques (et représentations) », n˚ 9, 2016, p.15. 625 HOBSBAWM E.J., L’Ère des empires: 1875-1914, Paris, Fayard, 1989, p.188-189.

626 ANDERSON B., L’imaginaire national: réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, p.19.

langue d’État, parfois future langue de la nation, joue un rôle considérable : « c'est la langue d'imprimerie, non une langue particulière en soi, qui invente le nationalisme. »627

L'appartenance à une nation, l'idée de sentiment national, relève de l'imaginaire : c'est une construction mentale, une représentation et non un fait biologique et naturel. Arnold van Gennep, dans son Traité comparatif des nationalités de 1922 insiste sur son aspect irrationnel :

« L'observation directe prouve que, le choix libre étant assuré et les conditions naturelles étant normales, l'intérêt se subordonne au sentiment. Il en est donc de la nationalité comme de l'amour : le sentiment prime, et c'est après coup seulement qu'on tente de l'expliquer par des raisonnements. »628

Dans un texte écrit avant la Première Guerre Mondiale, Max Weber évoque en ces termes le sentiment national polonais : « D'autre part jusqu'à une date récente, aucun "sentiment national" polonais conscient n'était répandu – du moins dans une mesure notable – parmi les Polonais de Haute-Silésie, sentiment national étant pris ici dans le sens de contraste avec le groupe politique prussien, essentiellement fondé sur la communauté de langue allemande. C'étaient des "Prussiens" loyaux mais passifs, tant ils s'intéressaient peu au groupe politique national de l'"Empire allemand". Dans leur masse du moins, ils n'éprouvaient nul besoin conscient – ou fort en quelque façon que ce soit – de se séparer de leurs concitoyens de langue allemande. Le "sentiment national" qui se développe sur le terrain de la communauté linguistique faisait donc ici totalement défaut ; de plus, on ne pouvait encore parler d'une "communauté culturelle", étant donné le manque de culture. »629

Le fait de tendre vers une langue unique entraîne une hiérarchisation des différents dialectes et parfois une stigmatisation et une volonté de détruire toute concurrence. En un sens, la nation est fabriquée : par l’école, l'imprimerie, le journal, le service militaire...

« Progressivement s'est mise en place l'idée que l'appartenance nationale doit être basée sur des critères culturels, et notamment linguistiques. Les sociétés sont désormais représentées comme des ensembles d'individus censés être libres et égaux (innovation majeure naturellement) mais censés également avoir tous quelque chose en commun : une culture, censée être spécifique, éternelle, immuable. »630

Certaines nations sont le fruit de l'histoire sur une longue durée : c'est parfois l'objet d'une lente construction, souvent impulsée par la volonté des monarques à l'époque médiévale de renforcer leur autorité sur les seigneurs locaux. Renan affirme qu'une nation se doit de savoir

627 Idem., p.138.

628 VAN GENNEP A., Traité comparatif des nationalités, Paris, Ed. du C.T.H.S., 1995, p.12.

629 WEBER M., Économie et société, tome 2 : L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec

l’économie, Paris, Plon, 1995, p.141.

630 BABADZAN Alain, « L'invention des traditions et l'ethnologie : bilan critique » in : DIMITRIJEVIC D. (direction),

oublier : notamment les massacres, les tueries et les humiliations qui jalonnent les constructions des entités politiques :

« Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine

franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes. La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. »631

La nationalité française passe par le refus de considérer comme remarquables les différentes identités locales que le pays recouvre. En un sens, la nationalité française est inclusive : basques, catalans, bretons, flamands, auvergnats et corses, tous, par une langue commune, sont fondus dans la masse nationale. « La nationalité française, c'est la citoyenneté française : ethnie, histoire, langue ou patois parlé chez soi n'ont aucune incidence sur la définition de la "nation". »632

Cette construction française s'est faite à partir d'un État fort, solidement implanté et historiquement centralisé. « Le sentiment national français s'est construit lentement durant tout le Moyen Age. Chaque époque y a contribué, les périodes de crise plus que les autres. Il convient de distinguer dans cette élaboration séculaire plusieurs problèmes différents : l'apparition de chaque symbole national, le sens variable qu'on lui donne et l'imbrication de ceux-ci en mythes cohérents et ordonnés, qui fut une étape postérieure. »633

Mais l'histoire elle-même est réquisitionnée au service de la nation. « Toutes les traditions inventées utilisent, dans la mesure du possible, l'histoire comme source de légitimation de l'action et comme ciment de cohésion du groupe. […] L'élément d'invention est ici profondément clair, depuis que l'histoire, qui est devenue une partie du fond de la connaissance ou de l'idéologie de la nation, de l’État ou des mouvements, n'est pas ce qui s'est conservé effectivement dans la mémoire populaire, mais ce qui a été sélectionné, peint, popularisé et institutionnalisé par ceux dont c'est la fonction. »634

La formation de la nation passe donc par une certaine vision de l'histoire, pourvue d'un sens utilitaire. « A l'aube du XIXe siècle, les nations n'ont pas encore d'histoire. Mêmes celles qui ont

déjà identifié leurs ancêtres ne disposent que de quelques chapitres incomplets d'une narration dont

631 RENAN E., Qu’est-ce qu’une nation? et autres écrits politiques, Paris, Imprimerie nationale, coll.« Acteurs de l’histoire », 1996, « Qu'est ce qu'une Nation ? » (conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882), p.228. 632 HOBSBAWM E.J., Nations et nationalisme depuis 1780: programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, 1992, p.167. 633 BEAUNE C., Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque des histoires », 1985, p.339. 634 HOBSBAWM E.J. et T. RANGER (direction), L’invention de la tradition, Paris, Ed. Amsterdam, 2012, p.39.

l'essentiel est encore à écrire. A la fin du siècle, elles sont en possession d'un récit continu qui retrace un long cheminement dont le sens, malgré toutes les vicissitudes, tous les obstacles, est donné par le génie national. Histoire achevée si la nation a accédé à son indépendance, histoire qui annonce un prochain avenir radieux si le combat pour la liberté est encore à mener. »635

« Avec leurs confrères philologues et géographes, dans les établissements supérieurs, les historiens ont contribué à la construction de l'identité nationale et à l'attachement à la grande patrie, en instruisant dans cette voie des nouveaux fonctionnaires de l’État, des juges, des journalistes et publicistes, et en y préparant les cœurs des volontaires et des milliers de conscrits du service militaire obligatoire, lui-même en expansion. »636

Cette vision et cette utilisation de l'histoire ont servi de justification et de légitimation à certaines revendications identitaires, culturelles et territoriales. « Au XIXe siècle, sous l'influence de

la révolution et du romantisme, et avec l'échec politique apparent du vieil ordre aristocratique, les intellectuels et les hommes politiques ont créé des nations nouvelles, des nations dont ils ont ensuite projeté l'image rétrospectivement dans un passé lointain, celui du haut Moyen Age. »637

Cependant le concept de nation ne peut être réduit à l'état d'une pure fiction ou, tout du moins, d'une simple représentation mentale. Il faut une certaine quantité de matière préexistante pour bâtir l'édifice. On connaît l'exemple du Birobidjan, cet état créé ex-nihilo pour les Juifs du monde soviétique et qui ne remporta jamais l'adhésion :

« Les Juifs ont posé problème. Aussi – l'histoire est exemplaire –, créa-t-on en 1933, la "région autonome du Birobidjan", comme territoire juif, avec une langue, une presse, une culture, des écoles. C'est un pays fantasmagorique, au nord de Vladivostok, pur artefact, qui ne compta jamais plus de deux mille ressortissants de la culture juive, toujours vide en quelque sorte de la population pour laquelle il fut fabriqué. » 638

En France, le Second Empire et la IIIe République ont fait le choix d'intégrer des

populations, parfois de manière humiliante et douloureuse, mais finalement rarement violente : hormis lors des troubles politiques et des guerres civiles, la construction et la fabrique d'une identité collective nationale se sont faites dans une relative douceur, notamment en comparaison avec les autres constructions nationales européennes.

635 THIESSE A.-M., La création des identités nationales: Europe XVIIIe - XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p.133.

636 SAND S., Crépuscule de l’histoire., Paris, Editions Flammarion, 2015, p.206.

637 GEARY P.J., Quand les nations refont l’histoire: l’invention des origines médiévales de l’Europe, Paris, Flammarion, 2004, p.29.

638 HÉRITIER F., De la violence: séminaire. Bd. 1: ..., Paris, Odile Jacob, coll.« Séminaire de Françoise Héritier », 2005, p.48.

Certaines entités, appelant à créer la nation dont elles rêvaient, ont dû commencer par inventer leur propre État. Dans ce cas le nationalisme a pu se construire sur l'exclusion. A défaut de pouvoir intégrer l'autre, l'aboutissement de certaines nations est passé par un processus d’expulsion et de destruction. Pour cela, des grandes opérations ont été lancées : elles font partie intégrante de notre étude parce qu'elles ont pris l'allure de grandes chasses, de chasses menées à l'échelle de régions entières, de pays entiers et même d'un continent.

Le nationalisme possède un potentiel cynégétique énorme. « La suite logique d'une tentative de création d'un continent bien proprement divisé en États territoriaux cohérents, chacun d'eux étant habité par une population distincte homogène sur le plan ethnique et linguistique, était l'expulsion ou l'extermination massive des minorités. Tel était, et reste, la reductio ad absurdum meurtrière du nationalisme dans sa version territoriale, bien que cela n'ait pas été totalement démontré avant les années 1940. »639

On retrouve alors au sein du nationalisme la volonté d'imposer une langue unique, conçue comme le fondement même de la nation. « Ce n'est qu'au cours du XIXe siècle que la langue a

acquis la valeur d'un symbole nationalitaire [...] »640 affirme Van Gennep avant de d'évoquer

l'exemple des Borusses : « Les paysans borusses n'ont pas disparu ; ils ont seulement adopté, les uns des dialectes germaniques, les autres des dialectes polonais. »641

Mais le déclin de certaines langues suscite des réactions paradoxales comme celle qui vise à sauver les traditions populaires et les dialectes. En France, une telle motivation se trouve être impulsée par le pouvoir : « Alors que le français n'est encore parlé couramment que dans les trois cinquièmes des communes et que de nombreux folklores restent très dynamique, le pouvoir s'inquiète d'une possible disparition des cultures traditionnelles et lance une grande enquête nationale sur le sujet. En outre, plusieurs mouvements s'attachent à préserver les langues et les coutumes, tel le Félibrige provençal, né en 1854, autour de Roumanille et de Mistral. »642

Ces entreprises, que nous avons déjà évoquées à travers le folklorisme, participent à une certaine invention du territoire et de la tradition643. « Ainsi émerge un paradigme identitaire

régional. Celui-ci fige une série de représentations, fixant un stéréotype local, totalement atemporel

639 HOBSBAWM E.J., Nations et nationalisme depuis 1780: programme, mythe, réalité, [op. cit.], p.247. 640VAN GENNEP A., Traité comparatif des nationalités [op. cit.], p.69.

641 Idem., p.75.

642 ANCEAU E., La France de 1848 à 1870: entre ordre et mouvement, Paris, Librairie Générale Française, 2002, p.188. 643 « Les "traditions inventées" désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c'est possible, elles tentent normalement d'établir une continuité avec un passé historique approprié. »

et asocial, conçu comme un « noyau culturel » (au sens de la plus petite parcelle de matière, indivisible et indestructible) commun en tous temps et à tous les hommes d'une région ou d'un groupe donnés. En référence à ce noyau, conçu sur la base d'images du XIXe siècle, on s'assurera

dorénavant d'une supposée authenticité de l'appartenance territoriale. »644

Le nationalisme va donc, au nom d'une légitimité passée et profondément fantasmée, façonner le monde qui l'entoure pour correspondre à un idéal. « En général, l'idéologie nationaliste est imprégnée de raisonnements erronés. Ses mythes inversent la réalité : elle prétend défendre la culture populaire alors qu'en fait elle forge une haute culture ; elle prétend protéger une société populaire ancienne alors qu'elle contribue à construire une société de masse anonyme. (L'Allemagne prénationaliste était composée d'une multiplicité de vraies communautés dont la plupart étaient rurales, tandis que l'Allemagne unifiée postnationaliste était essentiellement une société de masse industrielle. [Le nationalisme] prône la continuité et s'en proclame le défenseur, mais il doit tout à une rupture décisive, considérable et profonde de l'histoire de l'humanité. Il prône la diversité culturelle et s'en proclame le défenseur quand en fait, il impose l'homogénéité, à la fois à l'intérieur des unités politiques et, à un moindre degré, entre elles. Sa propre image est le reflet inversé de sa vraie nature, avec une netteté et une ironie rarement égalées par d'autres idéologies couronnées de succès. »645

Ainsi le nationalisme repose sur un phénomène ancien : la meute de chasse. Avec le nationalisme, les masses entrent en jeu. « Le nationalisme est l'un des facteurs d'irruption des masses dans la vie internationale. »646 Il rassemble, il unit. En cela le nationalisme peut être perçu

comme un phénomène au frontière du religieux : « une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol. »647

Le culte de la nation en tant que corps unique, purifié après une étape de déportation et parfois de destruction des minorités ethniques, est clairement visible. C'est sur une communion autour du sang de l'Autre, de l’Étranger, que les membres d'une nation peuvent célébrer leur triomphe.

644 PIZZORNI Florence, « L'anthropologue, « révélateur » des traditions : chercheur ou inventeur ? »

in : DIMITRIJEVIC D. (direction), Fabrication de traditions, invention de modernité, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004, p.309.

645 GELLNER E., Nations et nationalisme, Paris, Payot, coll.« Bibliothèque historique Payot », 1989, p.177. 646 BOURGUINAT N. et B. PELLISTRANDI, Le 19e siècle en Europe, Paris, Armand Colin, 2003, p.25.

647 RENAN E., Qu’est-ce qu’une nation? et autres écrits politiques [op. cit.], « Qu'est ce qu'une Nation ? » (conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882), p.240.