• Aucun résultat trouvé

Les occurrences du temps immémorial

Dans le document Retrouver les paysans (Page 98-104)

En utilisant une recherche plein texte sur l’Histoire de Nîmesde Ménard qui retranscrit une grande partie des archives consulaires (1755), sur l’inventaire de ces mêmes archives de 1754, et enfin sur mes propres transcriptions (1837 pages du xivesiècle à 1789), j’ai repéré 49 contentieux avec le pouvoir royal dans lesquels les consuls revendiquaient un usage depuis un « temps immémorial » ou « de tant de temps qu’il n’est mémoire du contraire1». Il faut certes prendre garde à l’effet de miroir déformant provoqué par les opérations de tri et de classement opérés jusqu’au xviesiècle dans les archives. Si l’incendie de la maison consulaire en 1351 justifie éventuellement la rareté des documents de la plus haute époque, on doit s’interroger sur le fait que les registres de comptes ont été préservés depuis 1475, alors que ceux des délibérations, exclusivement en français, ne subsistent qu’à partir de 1508. Cependant, sans atteindre à l’exhaustivité, cet échantillon est plus que significatif.

1. L. Ménard,Histoire civile, ecclésiastique et littéraire de la ville de Nîmes, 1750-1758; AD 30 E DÉPÔT 36563-565 (SS 8 à 10), Bouquier,Inventaire général des titres, documents et papiers des archives

et greffe de la ville de Nismes, 1754. La formule latine est :ab temporibus immemorialibus; Per tantum

La répartition inégale du corpus ainsi constitué traduit chronologiquement d’abord la construction de l’institution consulaire, puis son fonctionnement ordi-naire transcrit dans les délibérations à partir du xviesiècle. Attentif aux titres qui fondent le droit des consuls et de la communauté, l’inventaire de 1754, reste dans le Moyen Âge, à une exception près. Ménard concentre son attention sur le xivesiècle (plus de la moitié de ses citations), puis sur la période de 1604 à 1668. Enfin, en portant mon attention sur l’activité propre des consuls, j’ai retrouvé un emploi rhétorique du temps immémorial jusqu’en 1764.

La distinction faite par l’archiviste Bouquier, entre privilèges et franchises des habitants d’une part, et privilèges des consuls d’autre part, met en lumière la spé-cificité médiévale. Les consuls doivent d’abord faire acter les usages anciens des habitants, soit dans le contrôle du territoire (pâtus, garrigues, passage d’animaux, péages), soit dans l’affirmation de leur liberté fiscale (trézain, droit de bourgeoi-sie, non-imposition des médecins et des consuls, contestation de la gabelle). Pour eux-mêmes, l’acte le plus ancien remontant à 1280, ils revendiquent la prescription immémoriale essentiellement pour la police de la ville, la voirie et le pouvoir de s’organiser. Ces revendications visent logiquement à créer leur espace d’intervention, s’adressant autant à la population qu’au pouvoir royal. Ainsi, en affirmant l’usage immémorial du serment des consuls devant le peuple assemblé (1307), ils établissent, sous la garantie du privilège royal, la légalité incontestable d’une procédure qui exclut explicitement leur élection par le peuple assemblé.

Après la phase de conquête des premiers privilèges et l’institution durable du consulat en 1476, sur lequel il s’appuie jusqu’à la Révolution, on s’attend à ce qu’ils abandonnent sereinement la prescription immémoriale. L’affaire des francs-fiefs montre qu’il n’en est rien1. Dans leur mémoire de 1518 qui répond au procureur du roi, ils y font appel dans 25 des 106 articles. Treize sont censés profiter aux consuls et sept aux habitants. Dans les cinq derniers cas, ils mettent en avant le droit coutumier de lapatria lingue occitane. Ils prétendent que « de plus de 400 ans et de tant de temps qu’il n’est mémoire du contraire, les consuls baillentad colonate vel emphiteosim

lesdits patutz et garriguesmodo que supra» (article 100). Par cet artifice oratoire, ils font remonter le consulat au début du xiiesiècle du temps des comtes de Toulouse. Ils ont avoué plus tôt que leurs « instruments publics » ne remontent qu’à 300 ans, c’est-à-dire au premier privilège royal (article 23). L’hésitation entre droit coutumier et droit écrit reflète leur pragmatisme juridique. Ainsi (article 40), ils mettent en avant le droit écrit en répondant péremptoirement au procureur du roi : « à ce que dit que au roy appartiennent en tout son royaume tous les vaccans comme places,

1. AD 30 E DÉPÔT 36189 (MM 13), Pâtus et garrigues, no8,brief intendit, 1518. Le procureur du roi leur oppose qu’ils « sont fondés par droit commun etin jure gentiumet aussi par privilège » si bien que laprescriptio in contrariumne s’applique pas (article 48).

Figure 2 – Les bénéficiaires de la prescription immémoriale.

termes et lieux hermes soit par faculté de possesseur ou autrement, respondent les consuls que cella pouvoit avoir lieu en pays coustumier mais au pays de Languedoc qui se régistjure scriptoest notoire tout le contraire ».

J’ai regroupé les contentieux dans une typologie sommaire : le contrôle du terri-toire, la police de la ville, la voirie, la liberté fiscale et enfin le pouvoir pour les consuls de s’organiser eux-mêmes. Elle rend compte d’un glissement certain dans l’utilisation de la prescription immémoriale à partir du xviiesiècle.

Deux affaires de police interviennent juste après la validation tardive de l’édit de Nantes. Derrière le droit de tirer le papegay, en 1604, se dissimule le droit d’armer la jeunesse, de l’entraîner, et encore de détenir des armes pour la milice bourgeois. La contestation du pouvoir du viguier en 1605, qui va jusqu’à la saisie de sa balance, correspond à une tentative pour s’octroyer un pouvoir de police.

La voirie prend ensuite une importance particulière : cela répond aux mutations du paysage urbain qui ont suivi le démantèlement des fortifications de Rohan. Les consuls agissent sous la pression des habitants : en 1633, et de nouveau en 1649, ils leur font détruire les « canats » qui obstruent le Vistre. Les consuls emploient une formule paradoxale : « le privillège que ceste ville a depuis un temps immémorial » comme si c’était la coutume qui consolidait le privilège octroyé par le roi1.

Figure 3 – Temps immémorial.

On comprend mieux le moyen juridique, quand on considère la coutume à laquelle ils font référence. Jusqu’à la fin du xvesiècle, les consuls vont rompre ces cannats, ins-tallés notamment en aval par les fermiers de l’abbaye de Psalmodi. Ceux-ci pêchent en rabattant le poisson dans les cours d’eau qu’ils ont préalablement fermés avec des palissades de roseaux1. Les Nîmois veulent leur part de pêche. En 1399, les consuls obtiennent du sénéchal le rétablissement de l’accès aux fossés de Mérignargues pour les habitants, malgré l’opposition des chanoines du chapitre qui tiennent leur pêche-rie de La Bastide2. En 1483, ils brisent les cannats placés en travers du Vistre par les habitants de Vauvert et du Caylar, puis, en 1494, ceux des habitants d’Uchau3. Ce type d’intervention est encore autorisé par le sénéchal de Beaucaire et Nîmes en 15174. En 1528, « informés que les habitans du Caylar, Valvert et aulcungs autres avoyent faict des canats pour empêcher le montement du poisson de long de la rivière du Vistre », ils confisquent les filets et les radels de « Rolland Mares pesquayre et rentier de la tour Danglas apertenent à monseigneur d’Aubays5». La fréquence des interventions consulaires consignées dans les registres de comptes atteste qu’il s’agit d’un droit immémorial. Cependant, celui-ci avait une vocation limitée à la liberté de la pêche dans des eaux réputées publiques. Quand, en 1599, l’édit d’assèchement

1. AD 30, C 997, enquête sur les biens abandonnés et incultes, lettre de De Joubert, 1767. 2. Ménard,op. cit., t. 3, p. 107-109, preuve 32 :ultra Vistrum et versus Merinhanicis, juxta iter de Canals... ils obtiennent un instrument ad utilitatem universitatis de tenemento de Bastida episcopi qui ipsam de facto in devesium posuerat ac etiam de vallatis scitis in dictis terris ad finem ut gentes possent piscare in eisdem.

3. Id., t. 4, p. 14, preuves 3 et 32, p. 21 et 60. 4. Id.,t. 4, p. 88, preuve 55, p. 97, col. 2.

place le Vistre en aval du Caylar sous l’autorité directe du maître des eaux et forêts, les consuls perdent ce moyen1. Cependant, la même année, le sénéchal de Beaucaire et Nîmes confie aux consuls nîmois la gestion de l’amont « avec l’assistance des officiers ordinaires d’Auborn, Bernis, Vestric, Candiac, Vauvert, Aimargues, Le Cailar, Saint Laurent et autres lieux2». Ils peuvent désormais en application de ce règlement, faire « démolir, arracher et ruiner entièrement les pals, affiches, levadons, remparts et chaussées qui se trouveront dans le canal de ladite rivière ». La différence est sensible. Les consuls voient leur action encadrée, puisqu’ils doivent désormais agir en concertation. Mais en même temps, le règlement dépasse l’objet halieutique et le cadre de la police rurale pour leur donner autorité sur tout ce qui entrave le cours d’eau. En combinant le droit immémorial, qu’ils possédaient seuls, et cette nouvelle autorité, qu’on peut penser complète à l’intérieur de la cité, les consuls obtiennent une compétence qu’ils vont faire fructifier. Dépassant la demande immédiate des habitants, ils enregistrent ainsi dans leurs registres de police leur juridiction sur l’écoulement de l’eau depuis la Fontaine de Nîmes jusqu’à la mer, ce qui comprend les fossés qui entoure la ville. Désormais, pour perpétuer l’irrigation des jardins, récem-ment bouleversée, les propriétaires demandent aux consuls d’exercer leur fonction de « maistres de la police » pour défendre leur propre « privillege et coustume immémoriale [de] jouir de l’eau de la Fontaine3». La prescription immémoriale revendiquée à l’origine pour le profit des habitants est ainsi transférée aux consuls pour accroître leur pouvoir de police.

En 1700, devant le conseil ordinaire, on entend encore le maire plaider l’acqui-sition par la ville des charges de police à l’aide du « temps immémorial ». Loin de laisser filer une figure rhétorique, il rattache en fait cette charge nouvelle à une reven-dication ancienne pour accroître le périmètre du pouvoir consulaire. La formule reste d’actualité pour affermir la question de la participation des habitants au pavage des rues, pour revendiquer le droit d’inspection des arènes, pour rappeler le droit de trézain tombé en désuétude (1751-1752), etc. Elle est certes insuffisante en 1739 pour lancer le grand chantier des Jardins de la Fontaine : les consuls ont affaire à forte partie face aux privilèges de l’abbesse de la Fontaine et des autres propriétaires de moulins. Mais d’une manière générale, la prescription immémoriale leur donne l’outil admis par les juridictions qui leur permet d’adapter le nouveau cadre administratif à leur pratique.

1. Dienne,Histoire du desséchement des lacs et marais en France avant 1789, 1891, p. 192-247. 2. AD 30, E DÉPÔT 36 60 (Nîmes, GG 6), no10 et 12, ordonnance du sénéchal de Beaucaire et Nismes rendue au bureau du domaine, 7 octobre 1599. La ville de Nîmes gère l’entretien du Vistre et la rupture des cannats (AD 30, E DÉPÔT 36193 (Nîmes, MM 17), no73 à 77, 1537-1671).

Conclusion

Finalement, en renouvelant les objets de la prescription immémoriale, les consuls répondent à nos questions. À l’aube de l’époque moderne, la jurisprudence leur a déjà fourni des titres incontestables sur les objets anciens. S’ils poursuivent et même développent leurs revendications par rapport à la tradition, c’est parce qu’ils s’adaptent à la réalité, qu’ils étendent leur autorité. La référence au temps immémorial n’est pas un réflexe défensif. C’est au contraire un moyen juridique qui a démontré son efficacité pour accroître leurs privilèges, même s’il s’avère parfois insuffisant face au pouvoir régalien, comme lorsqu’ils prétendent disposer des fortifications à leur guise. En paraphrasant Proust, je dirais qu’ils se comportent, sûrs d’eux-mêmes, comme les Guermantes « qui n’habitaient pas leur hôtel en vertu d’un droit immémorial, mais d’une location assez récente1». La formule exhale un parfum d’archaïsme et la nostalgie d’un temps révolu lorsqu’elle est extraite de son contexte juridique. Elle témoigne en réalité de la vitalité et du pragmatisme d’un consulat qui assure sa pérennité au quotidien. Et cette pérennité dépasse la longueur des règnes et des privilèges.

Les champs lexicaux de la communauté

Dans le document Retrouver les paysans (Page 98-104)