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L’anticipation des dépenses

Dans le document Retrouver les paysans (Page 116-120)

Les communautés de Languedoc étaient fiscalement solidaires dans le paiement des impositions royales, comme il est abondamment rappelé dans les sources. Jean Albisson, archiviste des États, en faisait même un fondement de l’identité langue-docienne, la solidarité fiscale contribuant à la cohésion de cet agrégat social que formaient les Languedociens2.

1. Marie-Laure Legay (dir.),Dictionnaire[...],op. cit., p. 65.

2. Jean Albisson,Loix municipales et économiques de Languedoc, Montpellier, chez Rigaud, 1786, tome IV, p. xlii-xliii.

Concrètement, la première charge qui s’imposait aux communautés était le paie-ment de l’impôt royal, multiforme, autour duquel avait fini par être organisée toute la procédure fiscale. Cet impôt était consenti par l’assemblée des États de Languedoc1. Les sommes votées faisaient alors l’objet d’une répartition entre les diocèses civils qui constituaient la province. Plusieurs semaines après la tenue des États, une assemblée d’assiette se réunissait à l’échelle du diocèse et répartissait la charge entre les commu-nautés de la circonscription. C’est ainsi que chaque année, quelques semaines après la tenue des États, les consulats des communautés étaient informés de la quotité qu’ils étaient censés lever, au moyen d’un document appelé « mande de taille2». De fait, le consulat d’une communauté était appelé à traiter les opérations budgétaires de l’année « n » au cours de cette même année et non, comme idéalement dans nos États contemporains, à la fin de l’année « n−1 ».

Cette concomitance entre la rédaction de la liste annuelle des dépenses et le début de leur effectuation signifiait-elle qu’il n’y avait plus d’anticipation à réaliser? Assurément non, car les opérations de prévisions de dépenses étaient faites en avril ou en mai et concernaient toute l’année fiscale, c’est-à-dire l’année civile en cours, qui était alors loin d’être achevée. Défaut véniel : en 2001, la loi française n’admet-elle pas l’adoption de lois rectificatives de finances au cours d’une année fiscale déjà commencée3? L’article L1612-1 du code général des collectivités territoriales ne permet-il pas à un conseil régional d’adopter son budget jusqu’au 15 avril de l’année concernée? Ce retard ne saurait toutefois invalider l’usage actuel du terme de budget. Cette concomitance est en réalité, pour partie, un faux problème. En effet, dans un système fisco-financier emboîté, où les communautés étaient à la fois sous la tutelle de l’intendant et soumises à l’autorité politique des États, l’anticipation ne présentait pas la même difficulté pour toutes les catégories de dépenses.

À la réception de la « mande de taille », la communauté savait exactement quelle fraction du montant de l’impôt provincial elle devrait recouvrer au cours de l’année fiscale4. Elle n’avait aucune latitude de discussion de ce montant; elle se contentait de l’inscrire dans la liste de ses dépenses.

À cette somme avaient été ajoutées, peu auparavant, les dépenses fixées au cours de la tenue de l’assiette diocésaine, en aval de la session des États provinciaux. La

1. L’ensemble de la procédure est amplement développé dansDes États dans l’État, op. cit., cha-pitre II, p. 76-83.

2. Avant d’aller plus loin, signalons que la capitation, le dixième puis les vingtièmes faisaient l’objet de répartitions et de levées séparées qui, bien que réalisées en bout de chaîne par les collecteurs des tailles, n’entraient pas dans l’élaboration du budget. Sur le système fiscal de la province, voirDes État dans l’État,op. cit., chap. VII.

3. Voir la loi organique no2001-692 du 1eraoût 2001 relative aux lois de finances ( JORF no177 du 2 août 2001).

4. Sur l’emploi de l’expression « impôt provincial » plutôt qu’« impôt royal », voirDes État dans l’État,op. cit., chap. VII.

communauté n’avait pas plus de marge de manœuvre à leur égard. Mais ces dépenses n’étaient connues que quelques semaines avant l’élaboration de la liste récapitulative par la communauté, une fois l’année fiscale commencée.

Venaient ensuite les dépenses de la communauté elle-même. Il fallait d’abord compter les dépenses dites « ordinaires », autorisées par un arrêt du Conseil du roi, rendu une fois pour toute après examen de ses affaires par la commission de 1662 puis par celle de 17341. Il n’y avait là rien d’imprévu. Valable pour plusieurs années, jusqu’à la reddition d’un nouvel arrêt sur cette matière, l’arrêt du Conseil permettait l’engagement des dépenses par les consuls au cours de l’année fiscale. Ces dépenses étaient donc connues très longtemps à l’avance, sans possibilité pour la communauté de les modifier. Il fallait encore ajouter des dépenses « extraordinaires » permises par ordonnance de l’intendant. Là encore il s’agissait d’actes administratifs qui por-taient en amont une autorisation des dépenses. Concrètement, ces ordonnances de l’intendant permettaient à ce dernier de rajouter des dépenses qui devenaient — de fait — ordinaires, après que l’arrêt du Conseil avait été rendu2. Il n’y avait là besoin d’aucun arrêt supplémentaire, ce qui n’invitait pas, cependant, l’intendant à « laiss[er] la machine s’emballer3» puisque ces ordonnances apparaissaient dans la boucle de vérification des impositions, sous les yeux des commissaires chargés de celle-ci et dont il faisait partie.

En outre, parmi les dépenses ordinaires fixées par arrêt du Conseil figurait un fonds des « dépenses imprévues ». Son montant dépendait de la taille de la communauté. Cet argent était à la disposition des consuls pour faire face aux dépenses courantes qui ne figuraient pas dans la liste de celles dites « ordinaires » ou « extraordinaires ». Mais il ne pouvait s’agir que de menus débours puisqu’un plafond par mandement était fixé4. De fait, en cours d’année, le montant du fonds pouvait être très vite dépassé par les nécessités. L’intendant permettait alors de faire face aux dépenses urgentes par emprunt ou par avance. Dans le premier cas, les consuls empruntaient

1. Sur ces commissions, voirDes États dans l’État,op. cit., chapitre IV, p. 142-145. Notons à cet égard que dès 1662 le contrôle des finances des communautés concernait aussi bien les communautés urbaines que les communautés rurales, puisqu’aucune différence n’était faite entre elles, contrairement à ce que laisse entendre Antoine Follain dansLe village sous l’Ancien Régime(Paris, Fayard, 2008, p. 372).

2. Ces dépenses n’étaient « extraordinaires » que par le fait de ne pas figurer dans l’arrêt du Conseil portant la liste des « dépenses ordinaires ». Significativement, ce qui provenait du seul mouvement de l’intendant ne pouvait être qu’extérieur à l’ordre des finances, lequel ne pouvait sourdre que d’une sanction par le roi de solutions élaborées conjointement par ses commissaires et ceux des États.

3. Antoine Follain,Le village[...],op. cit., p. 364-365.

4. Par exemple, dans la communauté de Mèze, où le fonds des dépenses imprévues avait été fixé à 150 l, le montant maximal autorisé des mandements sans permission du conseil politique était de 12 l (Stéphane Durand,Pouvoir municipal et société locale dans les petites villes de l’Hérault aux xviiie

et xixesiècle : le cas de Mèze de 1675 à 1815, thèse d’histoire, Montpellier, université Paul-Valéry, 2000, tome III, p. 46).

et engageaient la communauté à rembourser plus tard. Dans le second cas, les consuls désignaient des individus contraints de faire l’avance de la dépense sur leurs propres deniers. Les contribuables pouvaient éventuellement s’y opposer, mais ils devaient obtenir une dispense de l’intendant lui-même. Dans les deux cas, les sommes ainsi levées — en recettes — devaient figurer en dépenses dans les exercices suivants, celui de l’année n+1 pour les avances, éventuellement beaucoup plus tard pour les emprunts, après vérification et addition à l’état des dettes de la communauté.

À cela se rajoutaient donc les remboursements des emprunts antérieurs et le paiement d’éventuelles amendes auxquelles la communauté avait été condamnée. Ces sommes n’apparaissaient pas mécaniquement dans la liste des dépenses. Car, certes, l’intendant puis les commissions de vérification des dettes des communautés pouvaient rendre des ordonnances contraignant au remboursement de telle ou telle dette, mais les communautés avaient toujours la possibilité de repousser ces remboursements en invoquant l’attente de jours meilleurs1. Les procédures étaient si bien définies que le syndic général des États, Montferrier, écrivait en 1779 :

L’ordre est tel dans cette partie d’administration qu’à tous les instants il est facile de connoître la situation de chaque communauté2.

De fait, la réglementation des opérations comptables était d’une très grande préci-sion et les autorités de la province pouvaient croire qu’elles avaient une connaissance quasi parfaite de la situation financière des communautés. C’était sans doute assez juste, hormis dans les marges montagneuses de la province3.

Dans le cas général, règlementaire, il est possible de récapituler le degré d’anticipa-tion des dépenses des communautés (voir tableau p. 119).

Ainsi, concrètement, même si la liste des dépenses de l’année fiscale « n » était fixée en avril ou en mai, une fois l’année engagée, les dépenses des communautés étaient globalement très bien contrôlées par un système anticipatif qui ne laissait guère place à la surprise : les communautés avaient peu de marge au moment de dresser la liste de leurs dépenses et étaient contraintes de rejeter la plus grande masse des dépenses imprévues — celles qui dépassaient le montant du fonds du même nom — au-delà de l’année fiscale en cours.

1. Stéphane Durand, « Les emprunts des petites villes du diocèse d’Agde (fin xviie-xviiie siècles) », L’argent dans la ville, France, Espagne, Italie, xviie-xviiie siècles, Jour-née scientifique du centre d’Histoire moderne et contemporaine de l’Europe méditerraJour-néenne et de ses périphéries, 27 oct. 2001, inLiame, no8, juil.-déc. 2001, p. 67-86.

2. Arch. dép. Hérault, C 7604, « Mémoire présenté au Roi par les États de sa Province de Lan-guedoc, en conséquence de l’article 20 des instructions de Sa Majesté », du 31 décembre 1779.

3. Voir Bruno Jaudon,Les compoix de Languedoc (xive-xviiiesiècle). Pour une autre histoire de l’État, du territoire et de la société, thèse d’histoire, dir. Élie Pélaquier, Montpellier, université Paul-Valéry, 2011, 2 vol. Voir en particulier —passim— les développements sur la situation du Gévaudan.

Nature des dépenses Acte par lequel la dépense est déterminée

Date approximative de leur fixation

Impôt royal (sous toutes ses formes)

Délibération des États Hiver précédent (à cheval sur l’année « n−1 » et l’année « n »)

Charges provinciales Délibération des États1 Idem

Charges diocésaines Délibération de l’assiette dio-césaine2

Février-mars de l’année « n » Dépenses ordinaires des

com-munautés

Arrêt du Conseil (sur liste éta-blie par les commissaires du roi et des États)

Années antérieures

Dépenses extraordinaires des communautés (récurrentes)

Ordonnances de l’intendant Années antérieures

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