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Les communautés villageoises vues par Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Dans le document Retrouver les paysans (Page 92-96)

Roland Andréani

Professeur émérite d’Histoire contemporaine, université Paul-Valéry Montpellier 3

Les communautés villageoises pouvaient-elles intéresser l’historien qui au milieu du xixesiècle, ignorait la « longue durée » comme la « microhistoire »? Le regard porté alors sur la France monarchique se tournait-il vers les institutions? La plus modeste se trouvait éclipsée par toutes celles qui, plus ostensiblement, avaient secondé ou contenu le pouvoir royal. En s’inscrivant dans le genre narratif, les œuvres majeures que suscitait l’étude de la Révolution, répondaient à l’attente de lecteurs dépourvus, pour la plupart, des repères chronologiques que l’enseignement secondaire ne fournissait pas plus que le primaire, sur une période qui n’entrait pas avant 1848 dans les programmes des lycées1. Une interrogation sur les origines du grand bouleversement allait conduire vers le mouvement des idées, ou vers les incer-titudes alimentaires de la population parisienne, les campagnes n’étant envisagées que sous l’angle des pesanteurs cléricales, seigneuriales et fiscales supportées par les paysans. Quant aux choix politiques de ces derniers, il fallait attendre le xxesiècle et la multiplication des approches régionales et locales pour dépasser les explica-tions sommaires et voir proposer des interprétaexplica-tions argumentées d’engagements contradictoires. La présentation des commencements de la Révolution n’implique pas plus chez Michelet que chez Thiers ou Mignet, de mention des communautés. Ces dernières n’apparaissent chez Louis Blanc qu’à travers le collecteur des tailles, une « condition pire que celle du taillable [...] si redoutée qu’il fallut la rendre obli-gatoire pour chaque habitant à son tour » avec pour seule contrepartie, le pouvoir « d’exercer une secrète vengeance, de favoriser ses amis ». Le socialiste constate que cette fonction périlleuse échoyait « le plus souvent » à un homme « ne sachant ni lire ni écrire, et ne pouvant tenir aucun calcul en règle », tout prêt à devenir « la risée publique pendant que son ignorance dictait la taxe au hasard sur le carnet d’un

1. Patrick Garcia, Jean Leduc,L’Enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos

lettré1». Les monographies locales auraient-elles pu pallier la carence des histoires générales? Le genre qui se développe surtout après 1860, tarde à s’intéresser à la communauté exaltée à la fin du siècle dans une perspective réactionnaire2.

Bien loin de la démarche d’érudits attachés au passé d’un coin de terre, Tocqueville se propose au lendemain du coup d’État de 1851, d’analyser la France contemporaine, un projet dont la maladie et la mort interdisent l’achèvement après la parution en 1856 deL’Ancien Régime et la Révolution3. Le deuxième grand ouvrage de l’observateur

De la démocratie en Amériquerépond à la préoccupation d’un libéral désemparé par l’avènement du Second Empire : comprendre comment les crises politiques successives depuis 1789 ont pu conduire à l’établissement d’un système autoritaire. Au-delà des facteurs occasionnels, il s’agit de retrouver les causes profondes dans les siècles passés, où l’historien constate la combinaison de la centralisation et de ce qu’il appelait en 1836 dans un texte destiné à une revue anglaise, la « démocratie4».

Ce terme s’applique à la diffusion du savoir et de la richesse à l’extérieur des deux ordres qui en avaient antérieurement le monopole, le clergé pour le premier, la noblesse pour la seconde. Contre le risque d’une coalition des nobles et des bourgeois que rapproche au xviiiesiècle l’uniformisation des idées et des goûts, le pouvoir royal mise sur les privilèges. L’inégalité juridique liée à la naissance fait obstacle à la constitution d’une aristocratie fondée sur la fortune et les capacités. Mais les bourgeois, et plus largement encore les citadins, sont eux-mêmes des privilégiés, les villes ne subissant pas toutes les contraintes imposées aux campagnes. La condition des paysans s’est d’ailleurs dégradée depuis le Moyen Âge, l’allègement du poids du « système féodal » n’ayant pas compensé les charges nouvelles infligées par la monarchie : taille, milice et corvée royale. Le mouvement d’uniformisation que Tocqueville décèle dans les sociétés urbaines, ne concerne pas le monde rural, milieu répulsif où « on ne voit presque jamais [...] qu’une génération de paysans riches. Un cultivateur parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien : il fait aussitôt quitter à son fils la charrue, l’envoie à la ville et lui achète un petit office5». Bien que rappelant les propos tenus par Louis Blanc neuf ans plus tôt, les conclu-sions de l’historien ne semblent pas complètement exemptes d’esprit de système ou de préjugés de classe.

1. Jacques Godechot,Un jury pour la Révolution, Paris, Robert Laffont, 1974. Christian Amalvi,Dictionnaire biographique des historiens français et francophones. De Grégoire de Tours à

Georges Duby, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2004. Louis Blanc,Histoire de la Révolution française,

t. 1, Paris, 1847, p. 501-502.

2. François Ploux,Une mémoire de papier. Les historiens de village et le culte des petites patries

rurales (1830-1930), Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 94, 133-135, 246 et 314-318.

3. Alexis de Tocqueville,Œuvres complètes. Édition définitive publiée sous la direction de J.-P. Mayer, t. 2, vol. 1,L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1952.

4. A. de Tocqueville,Œuvres[...], t. 2, vol. 1, p. 53. 5. A. de Tocqueville,Œuvres[...], t. 2, vol. 1, p. 180.

Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu’elle; son syndic ne sait pas lire; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non seulement son ancien seigneur n’a plus le droit de la gouverner, mais il est arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n’y a plus que le pouvoir central qui s’occupe d’elle et comme il est placé fort loin, il ne s’occupe guère d’elle que pour en tirer profit1.

Si « jusqu’à la Révolution, la paroisse rurale de France conserve dans son gouver-nement quelque chose de cet aspect démocratique qu’on lui avait vu dans le Moyen Âge », il ne s’agit plus que d’« exprimer des vœux » à condition d’avoir obtenu « la permission expresse de l’intendant » pour pouvoir se réunir2. L’engagement de la plus petite dépense est soumis à l’autorisation royale. Les magistrats sont en principe désignés au suffrage universel, mais l’intendant peut aisément imposer ses candidats (voire casser les élections) à des fonctions à vrai dire peu recherchées car susceptibles de conduire à la prison ou à la ruine, en dépit de l’« arbitraire immense » dont est armé le collecteur, « presque autant tyran que martyr3». Pour les tâches extérieures au travail habituel des communautés, un Turgot, administrateur soucieux d’information économique, tire « le plus de parti qu’il peut des curés », s’adressant par exemple « à eux pour connaître les pertes de bestiaux [...] avec les instructions détaillées qu’on donnerait de nos jours aux maires4».

Pareil discrédit jeté sur les communautés découlerait-il des sources d’informa-tion de l’historien? Le châtelain du Val de Saire qu’est à l’extrémité du Cotentin Tocqueville depuis 1836, et le député que l’arrondissement de Valognes envoyait à la Chambre en 1839, 1842 et 1846, ont parcouru le bocage normand peu propice aux solidarités villageoises. Quant au chercheur que les archives parisiennes ont déçu et que des raisons de santé conduisent en 1853-1854 aux bords de la Loire, il exploite le fonds de la généralité de Tours5. L’écrivain se laisserait-il à étendre à l’ensemble du royaume, les impressions du randonneur et les résultats d’analyses effectuées en pays d’élection? C’est ce que suggèrerait la comparaison des quelques lignes mépri-santes accordées aux communautés dansL’Ancien Régime et la Révolutionavec le

1. A. de Tocqueville,Œuvres[...], t. 2, vol. 1, p. 181. 2. A. de Tocqueville,Œuvres[...], t. 2, vol. 1, p. 121. 3. A. de Tocqueville,Œuvres[...], t. 2, vol. 1, p. 122 et 182.

4. A. de Tocqueville,Œuvres complètes. Édition définitive publiée sous la direction de J.-P. Mayer, t. 2,L’Ancien Régime et la Révolution, vol. 2,Fragments et notes inédites sur la Révolution, texte établi et

annoté par André Jardin, Paris, Gallimard, 1953, p. 393.

5. André Jardin,Alexis de Tocqueville, Paris, Hachette, 1984, nouvelle édition, 2005, p. 231, 282-283, 300-301, 356, 362-363 et 463-465.

tableau nuancé proposé un siècle et demi plus tard par Jean-Pierre Gutton pour le dictionnaire de Lucien Bély1.

Pourtant, loin d’ignorer les particularités des pays d’États, Tocqueville consacre un appendice au Languedoc, seul en fait avec la Bretagne à avoir conservé des institu-tions vivaces2. Il ne peut, en moins de dix pages, s’attarder sur les communautés dont le nombre est évalué à plus de 2 000, mais il souligne l’attention que leur portent les États qui vont jusqu’à s’inquiéter de la qualité des chemins vicinaux. Admirant la valeur des travaux de l’assemblée des trois ordres, l’adversaire de la centralisation se risque à l’apologie, rêvant de ce qu’aurait pu être une France où les provinces auraient bénéficié de libertés. Ce n’est pas non plus sans nostalgie que le gentilhomme dont la famille a été victime de la Terreur, évoque la coopération entre bourgeois, nobles et évêques.

Il serait facile, à la lumière des travaux effectués depuis, tant sur les États que sur les communautés, de mettre en évidence les lacunes de l’information de Tocqueville. L’historien, tout particulièrement lorsqu’il tente de présenter une vue générale, demeure étroitement dépendant de la bibliographie. Qu’il parvienne à s’affranchir de ses préjugés, il n’échappe pas aux préoccupations du moment. Pour éviter de se soumettre trop étroitement à ces dernières, il lui faut être en mesure de s’appuyer sur de nombreuses études locales et régionales fondées sur un contact direct avec les sources archivistiques. L’auteur deL’Ancien Régime et la Révolutionn’en a pas moins le mérite, parmi ses contemporains, de n’avoir pas passé sous silence, les institutions villageoises que l’essor de l’histoire rurale au milieu du xixesiècle ne mettait guère en valeur. Le ministre retiré de la vie politique ne négligeait pas ces dernières dans les ultimes années d’une existence consacrée jusque-là à l’action bien plus qu’à la considération du passé.

1. Lucien Bély (dir.),Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de France, 1996, nouvelle édition, 2010, p. 299-301.

De temps immémorial, les consuls de Nîmes

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