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La géographie du gaullisme : France occupée, France pratiquante, France de l’ordre

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En définitive, l’ignorance réciproque du monde paysan et de la France libre aura des effets durables jusqu’à l’époque du RPF, parti essentiellement urbain, comme le montrent ses triomphes électoraux de 1947, et qui n’a jamais vraiment mordu sur les campagnes3. Il faudra attendre les grandes lois agricoles du début des années 1960 pour voir s’amorcer une difficile (re)découverte entre gaullisme et monde rural. Plus généralement, il est frappant de constater à quel point la géographie des engagements du temps de guerre épouse celle du RPF ou de l’UNR. La géographie électorale du gaullisme politique (jusqu’au retrait du général de Gaulle en 1969) a fait l’objet de nombreuses analyses depuis les travaux fondateurs de François Goguel4. Cette géographie est bien connue : bastions du grand ouest, de la façade atlantique, de

1. Jean-Claude Barbas,Philippe Pétain. Discours aux Français. 17 juin 1940-20 août 1944, Paris, Albin Michel, 1989, p. 102; Charles De Gaulle,Discours et messages, Plon, 1970, t. 1, p. 149.

2. Jean-François Muracciole,Les enfants de la défaite. La Résistance, l’éducation et la culture, Presses de Sciences Po, 1998.

3. Les choses seront toutefois plus complexes sous la VeRépublique où l’électorat gaulliste, comme l’a montré Jean Charlot, est davantage interclassiste. À l’exception des présidentielles de 1965, sur lesquelles pèse le mécontentement lié aux douloureuses réformes agricoles de 1960-1962, le gaullisme et, plus encore, le néo-gaullisme chiraquien parviendront à rallier durablement le vote paysan, s’inscrivant ainsi dans la tradition des droites en France; Jean Charlot,Le gaullisme, in Jean-François Sirinelli (dir.),Histoire des droites en France, t. 1, p. 653-683, Paris, Gallimard, 1992.

4. François Goguel,Chroniques électorales, les scrutins politiques en France de 1945 à nos jours, Paris, Presses de la FNSP, 3 vol., 1983.

Paris et du grand quart nord-est du pays; faiblesse dans le Midi et dans une vaste zone centrale. François Goguel a rendu compte de cette faiblesse méridionale par une incompatibilité du gaullisme avec les formes de sociabilité politique du Midi faites d’ententes tacites ou explicites, sur une ligne de « défense républicaine », entre centre-droit et centre-gauche et d’une profonde aversion pour le pouvoir personnel. Tradition au reste très ancienne : les lignes de force du « non » au plébiscite de mai 1870 sont proches de celles du « non » du référendum d’avril 1969. F. Goguel souligne encore les fortes corrélations entre faiblesse du gaullisme et anticléricalisme et force du gaullisme et élévation du niveau d’instruction.

F. Bon et J.-P. Cheylan, pour leur part, ont montré la saisissante convergence entre la géographie électorale du RPF des années 1947-1951 ou celle de l’UNR-UDR des années 1960 et le découpage de la France en zones d’occupation par les Allemands durant la guerre. « Plus le territoire a été durement occupé, plus le gaullisme est fort dans les quarante années suivantes1. » Bon précise d’ailleurs que les Allemands avaient établi ce savant découpage sur la base d’une bonne connaissance de la géo-graphie politique française, se réservant la France industrielle, instruite et sensible à l’autorité, celle du nord, de l’ouest et de l’est, tout en protégeant la façade atlan-tique, et en faisant à Vichy le cadeau empoisonné de la France « du seigle et de la châtaigne » (F. Goguel), France à la fois plus rurale, anticléricale, républicaine et réfractaire, future France des maquis. Ainsi, si l’on tente la synthèse de ces deux ana-lyses, le succès électoral du gaullisme d’après-guerre dans la France du nord-ouest et du nord-est s’expliquerait par les effets conjugués d’une longue et difficile occupation et d’une inclination historique à l’autorité dans ces régions. Certes, cette séduisante théorie appelle correctifs et nuances. Les travaux de Maurice Agulhon2pour le xixesiècle ou ceux de Jean-Marie Guillon pour la période qui nous intéresse ont fortement nuancé l’image d’un « Midi réfractaire ». J.-M. Guillon3a ainsi montré dans sa thèse la relative facilité avec laquelle les élus et militants radicaux-socialistes du Var se sont ralliés au régime de Vichy (du moins jusqu’en 1942).

Malgré ces nuances, l’étude de la géographie des Français libres vient conforter l’hypothèse de Bon et Cheylan tout en lui apportant une forte correction. En effet, la géographie du gaullisme politique qu’ils décrivent n’est pas uniquement le produit de la guerre (degré de dureté de l’Occupation); elle est déjà inscrite dans l’avant-guerre comme le révèle l’observation des lieux de naissance ou de résidence des Français libres en 1939. Les cartes du vote RPF en 1951 ou du vote De Gaulle en 1965 sont très

1. Frédéric Bon, Jean-Paul Cheylan,La France qui vote, Paris, Hachette, 1988, p. 200. 2. Maurice Agulhon,La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la

Seconde République, Paris, Éd. du Seuil, 1979.

3. Jean-Marie Guillon,La Résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, thèse sous la direction d’Émile Termime. université d’Aix-Marseille, U.F.R. d’histoire, 1989.

proches de celle des lieux de résidence des futurs Français libres avant la guerre, alors que, pourtant, ces derniers ne représentaient qu’une infime fraction de la population de ces régions.

Cette corrélation singulière et anachronique appelle la réflexion : le gaullisme politique serait-il déjà en place, à travers la personne des futurs Français libres, avant même son expression historique? Y aurait-il, dans ces régions, sous une forme poten-tielle, un gaullisme avant de Gaulle? Une réserve politique qui n’attendrait que la conjonction d’un homme et d’une circonstance pour s’exprimer existait-elle à l’état latent? On peut rendre compte de cette singulière corrélation par des élé-ments « intentionnels » : dans ces régions, le patriotisme, la tradition religieuse, la culture de l’autorité, le souvenir des dures occupations précédentes (1914-1918, mais aussi 1870-1873, pourquoi pas 1815-1817) prédisposent à l’engagement dans la France libre en 1940 comme ils inclinent au vote gaulliste vingt ans plus tard. Mais les facteurs « fonctionnalistes » ne capitulent pas : la dureté de l’Occupation et le retour dans leurs régions d’origine des anciens Français libres, élites sociales devenues naturellement, par la force de leur engagement et la vertu de leur exemple, des notables politiques peuvent tout aussi bien rendre compte du vote gaulliste en Bretagne, en Normandie, à Paris ou en Alsace. Et la liste est longue des jeunes révoltés de juin 1940 devenus des « barons », petits ou grands, du gaullisme poli-tique des années 1950-1960, particulièrement dans une France avant tout urbaine et industrielle. Dans le Sud-Ouest : Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, Yves Guéna à Périgueux, Jean de Lipkowski à Royan. Dans l’Est : Robert Galley à Troyes, Pierre Messmer en Moselle, Christian Fouchet en Meurthe-et-Moselle. À Paris et dans sa région : Edmond Nessler dans l’Oise, Pierre Billotte dans le Val de Marne, Achille Peretti, Michel Maurice-Bokanowski dans les Hauts-de-Seine, Jacques Soufflet dans les Yvelines, Pierre Clostermann, Maurice Bayrou, Albert Chavanac et Joël Le Tac à Paris. Très rares, en définitive, sont les élus qui font exception à cette géographie du gaullisme : un Pierre Pasquini ou un Edouard Corniglion-Molinier dans les Alpes-Maritimes ou un André Jarrot en Saône-et-Loire (département dans lequel André Moynet, autre compagnon de la Libération, député sans interruption de 1946 à 1967, anime une sensibilité libérale). Et c’est en vain que l’on chercherait les traces d’un profond enracinement politique en milieu rural de cette élite gaulliste.

Phénomène tout à la fois militaire, urbain, élitiste, maritime et colonial, la France libre des heures héroïques pouvait apparaître comme une aberration socio-logique provisoire liée aux conditions matérielles extraordinaires qui ont présidé à sa naissance. L’enracinement politique du mouvement gaulliste, jusqu’à la fin des années 1960, montre que le divorce était plus profond, répondant certainement à des cultures politiques fortement divergentes.

La question de l’approvisionnement des armées,

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