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Les années 1630-1660 : la communauté et l’introspection de son territoire

Dans le document Retrouver les paysans (Page 130-134)

La conscience de la communauté d’habitants de consister aussi en un espace qui n’appartient qu’à ses corésidents n’est pas une nouveauté du xviiesiècle. Les opérations de bornage du Moyen Âge, qui délimitent les frontières entre deux ou plusieurs de ces communautés, en attestent, comme le montrent les travaux de Pierre Portet et Jean-Loup Abbé2. De même, en Toscane comme en Languedoc, il existe de véritables professionnels et rituels de la fabrication ou de la scansion de la limite des territoires des communautés et des principautés3.

1. Bruno Jaudon,Les compoix de Languedoc[...],op. cit., p. 327-371.

2. Jean-Loup Abbé,À la conquête des étangs; Pierre Portet,Bertrand Boysset, la vie et les œuvres

techniques d’un arpenteur médiéval (v. 1355-v. 1416).Édition et commentaire du texte provençal de

« La siensa de destrar »et de« La siensa d’atermenar », Paris, Le Manuscrit, 2004, 2 vol., 595 p.

3. Élie Pélaquier, « Des acteurs du paysage rural en marche : les délimitations de l’espace à Saint-Victor-de-la-Coste, en Languedoc rhodanien, du Moyen Âge au lendemain de la Révolution »in

Aline Rousselle, Marie-Claude Marandet (éd.),Le paysage rural et ses acteurs, actes de la première Journée d’étude du Centre de recherches historiques sur les Sociétés méditerranéennes (Perpignan, 1995), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1998, p. 91-101; Antonio Stopani,La production

des frontières. État et communautés en Toscane (xvie-xviiiesiècles), Rome, École française de Rome,

Mais une résurgence de cette interrogation géographique se manifeste alors, dans le Bas-Languedoc oriental et en Gévaudan à travers une documentation nombreuse et multiforme, parmi laquelle les matrices cadastrales anciennes forment un matériau de choix. Ce corpus foncier public se trouve, en effet, élaboré pour l’usage d’une communauté d’habitants et selon un cahier des charges, établi par son « conseil général ». Les conditions de production d’un cadastre languedocien — ou com-poix — se situent à l’interface d’un besoin documentaire de la communauté et d’un discours de celle-ci sur la nature de ce besoin. Le poste d’observation semble donc tout indiqué.

D’ailleurs, l’accumulation de compoix fonde, pour telle communauté d’habitants, une preuve juridique du tracé de ses limites d’avec celles des communautés circonvoi-sines, preuve reconnue, de longue date, par la Cour des Comptes, Aides et Finances de Montpellier1. Évoquer la limite ou la frontière, c’est parler du contenant, et des documents plus généraux que les cadastres anciens s’en acquittent très bien, comme le font, en Languedoc, les compoix diocésains. Ces derniers sont le résultat synthétique d’enquêtes appelées Recherches et menées auprès des communautés constitutives d’un diocèse civil par une commission d’experts assermentés. Ces derniers calculent, au moyen d’arpentages partiels et de calculs rapides, les capacités contributives de chaque localité. Soit le compoix diocésain de Lodève, élaboré entre 1627 et 1633. Outre la quote-part de chaque communauté à la taille royale, il décrit aussi, littérai-rement, le tracé de la « division » ou frontière de celle-ci, mouvante ou indécise y compris, dans un préambule long d’une à quelques pages2.

Mais plus que connaître les bornes ou « bodules », il semble bien que, au cours des années 1630-1660, ce qui compte davantage reste l’interrogation des communautés au sujet du contenant : quelle est notre assise géographique? Jusqu’à cette époque, le compoix se voit chargé d’enregistrer, dans le corps du registre, à l’échelle du parcellaire, l’ensemble des biens soumis à la taille réelle ou « terres rurales ». Ce « terroir et taillable », pour employer la tournure d’époque, ne consiste qu’en une fraction, généralement importante, de l’entier finage, duquel sont absents, par exemple, les « terres nobles » et les biens d’Église, qui ne payent pas la taille. Au cours du second

1. Antoine Despeisses,Traicté des tailles et autres impositions. Où sont contenuës les decisions des matières des tailles, aydes, equivalent, decimes ou dons gratuits, gabelles, guet & garde, imposition foraine, haut passage, rève, fortifications & réparations, levées de chevaux & charriots, solde de cinquante mil hommes; estapes, munitions & logemens des gens de guerre, impositions pour l’industrie, cabaux, meubles lucratifs, deniers à interest, à rente ou à pension & bestail gros & menu & de la capitation. Le tout confirmé par loix ou par canon ou par les ordonnances de nos roys ou par les advis des docteurs ou par des raisonnemens puisez de la source du droit ou par les arrests des cours souveraines de ce royaume &

notamment de la cour des comptes, aydes & finances de Montpelier, Toulouse, Colomiez, 1643, 344 p.

Tableau 1 – Le champ lexical descriptif des parcelles dans les compoix du Bas-Languedoc et du Gévaudan. Approche quantitative

nombre de mots et expressions pour dire… période …le bâti …le non

bâti …des précisions morphologiques ou topographiques total valeur de l’échantillon 1590-1609 9 13 4 26 38 compoix 1630-1669 11 16 10 36 86 compoix 1670-1749 12 15 8 35 41 compoix

tiers du xviiesiècle toutefois, des cahiers annexes aux cadastres se multiplient, qu’on relie, en général, dans le même registre. Ils recensent et décrivent toutes les terres à l’intérieur des limites spatiales de la communauté d’habitants et sur lesquelles celle-ci exerce une certaine autorité politique : entretenir les chemins publics, gérer les déplacements des troupeaux et leur accès ou non à certains lieux, publier les bans des vendanges, etc. On voit, soudain, dans les dépôts d’archives, de plus en plus de Cahiers des biens réputés ou prétendus nobles et d’additions1.

Le parallèle est troublant avec la description de plus en en plus précise que le corps du compoix donne, justement, des parcelles et par conséquent, de la composition agro-paysagère de ce territoire. On ne retiendra que quelques données chiffrées, un peu arides et deux exemples, plus vivants.

Ce tableau synthétique a nécessité, très arbitrairement il est vrai, de dépouiller les vingt premiers feuillets du corps de chacun des compoix dépouillés, pour y trouver au moyen de quels mots et expressions étaient décrits le parcellaire — bâti et non bâti, cultivé et inculte — mais aussi, quand le besoin en était ressenti par les auteurs des registres, ses éventuelles caractéristiques morphologiques et topographiques. On constate, pour l’époque moderne, que c’est à partir des années 1630-1669 en effet, que se développe une forte amélioration de la précision descriptive des matrices cadastrales.

Dans les faits, cela se traduit par des registres fonciers d’une très grande plasticité et d’une grande éloquence, comme celui de Viols-le-Fort (garrigues du Montpelliérais) de 1660. Sa lecture attentive montre que les arpenteurs et les estimateurs ont pris soin, dans cet environnemment karstique alors dépourvu de bois de haute futaie, de recenser spécifiquement les bâtiments construits au moyen de voûtes de pierre. Pour se concentrer sur les seules 105 maisons de cette communauté, 79 emploient cette technique architecturale et 15 autres partiellement, soit 89 % du total2. Lédenon,

1. Bruno Jaudon,Les compoix de Languedoc[...],op. cit., p. 257-266. 2. Arch. dép. Hérault, 343 EDT 1, compoix de Viols-le-Fort, 1660, 189 fo.

en Languedoc rhodanien, possède une compoix de 1648. Celui-ci encadastre très finement l’oliveraie locale et compte le nombre d’oliviers plantés dans chaque parcelle, soit sous forme de vergers (olivettes), soit sous forme de souches cultivées en plein champ ou en bordure des biens1.

L’ensemble soulève une interrogation d’importance : pourquoi ce besoin soudain, dans les compoix du temps, de vouloir scander, en un même document, un territoire fini dans sa consistance économique et ses limites exactes?

On ne peut que rejoindre, à ce point de l’exposé, la question, déjà soulevée en introduction, des tensions politiques qui peuvent traverser la communauté, car le contexte des années 1630-1660 s’avère singulier. D’une part, le Languedoc connaît une grande période de recomposition socio-économique, au cours de laquelle la propriété moyenne se trouve doublement démantelée par la multiplication des petits propriétaires et l’accaparement croissant de terres par de grands possesseurs fonciers2. D’autre part, la pression fiscale s’accroît, comme on sait, dans tout le royaume, la province n’étant pas épargnée par ce phénomène3. Cette injonction extérieure appelle à donner corps à une mise au net de la définition géographique de la communauté d’habitants, pour en connaître précisément les terres, les bâtisses et les personnes contribuables. Même si l’expression « territoire communal » n’est jamais employée pour qualifier cette entité spatiale qui dépend du ressort politique de la communauté, le fait se trouve bien là, le paradigme en moins.

Ces remarques rejoignent, de manière intéressante, les conclusions formulées, à une autre échelle et par la mobilisation d’une documentation profondément diffé-rente, par David Bitterling dansL’invention du Pré Carré: le royaume de France, à partir des années 1650, devient un territoire fini dont il est fondamental, pour le bon gouvernement d’icelui, de connaître précisément l’identité et la consistance éco-nomique4. Comme lui, on voit bien qu’un siècle plus tard, les lignes ont beaucoup bougé.

1. Arch. dép. Gard, C 1050, compoix de Lédenon, 1648, 452 fo.

2. Emmanuel Le Roy Ladurie,Les paysans de Languedoc, Paris, SEVPEN, 1966, t. I, p. 457-461. 3. 20. William H. Beik, « État et société en France au xviiesiècle. La taille en Languedoc et la question de la redistribution sociale »,Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 39, 1984, p. 1270-1298; William H. Beik, « Urban Factions and the Social Order during the Minority of Louis XIV »,French Historical Studies, 1987, vol. 15, issue 1, p. 36-68; Jean-François Dubost, « Abso-lutisme et centralisation en Languedoc au xviiesiècle (1620-1690) »,Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 37, no3, 1990, p. 369-397.

4. David Bitterling,L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien

Régime, Paris, Albin Michel, 2009, 266 p. Sans oublier : Marc Desportes, Antoine Picon,De

l’espace au territoire : l’aménagement en France, xvie-xxesiècles, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et chaussées, 1997, p. 11-51.

Après 1750, une réalité toujours anonyme : le « territoire

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