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La « nouvelle rhétorique »

Nous l’avons vu dans le sous-chapitre précédent les fondements même de la rhétorique et l’importance d’Aristote en ce qui concerne l’art de bien parler. Plus de deux siècles après Aristote, la « nouvelle rhétorique » a fait son apparition avec Perelman et Olbretchs-Tyteca dans le Traité de l’argumentation où les auteurs discutent de la manière

dont on conçoit la théorie du discours persuasif à partir du système grec.

La dénomination de « nouvelle rhétorique » vient des auteurs eux-mêmes qui ont nommé leur livre Traité de l’argumentation – La nouvelle rhétorique. Dans cet ouvrage, ils

mettent inévitablement leurs pas dans ceux d’Aristote et, tout comme le philosophe grec, ils font un incessant travail de comparaison et de différenciation entre les démonstrations et la persuasion. La persuasion lie un ou plusieurs arguments à une conclusion. Il ne s’agit surtout pas de démontrer formellement la validité d’une conclusion, ni la véracité d’une proposition.

Dans le traité de l’argumentation, ils travaillent sur plusieurs types de textes : juridiques, philosophiques, littéraires et cette diversité met en valeur l’universalité de l’argumentation, en ignorant les frontières disciplinaires. Cette œuvre marque donc à jamais plusieurs études dans de nombreux domaines. C’est une référence indiscutable dans le monde du droit, de la philosophie et des linguistes qui travaillent sur l’analyse du discours.

L’argumentation chez Perelman et Olbretchs-Tyteca est très fortement liée à l’adhésion, puisque, pour eux, on peut argumenter sur un sujet seulement si l’on trouve des esprits ouverts pour écouter ce qu’on a à dire, mais par contre « rien ne nous oblige à limiter notre étude à un degré particulier d’adhésion, caractérisé par l’évidence » (PERELMAN 1976 : 5). L’importance de l’adhésion n’entraîne pas nécessairement, par exemple, qu’un gauchiste n’exposera ses arguments qu’à un autre gauchiste. Cette personne peut argumenter avec succès à l’adresse de quelqu’un d’extrême droite s’ils partagent des opinions. C’est au locuteur d’aller chercher les possibles « portes » ouvertes chez son auditoire, travailler son discours et ne pas le laisser au hasard.

Dans le processus de la persuasion, Perelman met en évidence l’auditoire puisqu’il « ne suffit pas de parler ou d’écrire, il faut encore être écouté, être lu » (PERELMAN 1976 : 22). C’est sur son auditoire que le discours doit être centré, c’est en pensant à lui qu’il doit être élaboré. Il ne suffit pas d’avoir d’excellentes idées, de maîtriser les techniques et le langage et de les présenter de manière probante, il faut que le locuteur sache si ses auditeurs

l’écoutent ou pas car, d’après Perelman, s’ils l’écoutent, c’est parce qu’ils se montrent disposés à admettre son point de vue.

Quand Churchill interdit aux diplomates anglais même d’écouter les propositions de paix que les émissaires allemands pourraient leur transmettre ou quand un parti politique fait savoir qu’il est disposé à entendre les propositions que pourrait lui présenter un formateur de cabinet, ces deux attitudes sont significatives, parce qu’elles empêchent l’établissement ou reconnaissent l’existence des conditions préalables à une argumentation éventuelle. (PERELMAN 1976 : 22)

Dans le discours religieux, l’émetteur a ce point de gagné : son auditoire est là pour l’écouter et même s’il n’est pas d’accord avec tout ce dont le prêtre ou le pasteur parle, le fait qu’il soit présent augmente les chances que l’argumentation soit réussie, puisqu’il y a déjà une prédisposition à l’acceptation. C’est dans l’« autre » qu’on construit la possibilité de convaincre. Le bon argumentateur est donc celui qui fait attention à son auditeur et pas seulement à son savoir faire, car l’arrogance est le résultat de la sous-estimation de l’autre.

L’essentiel dans l’argumentation, n’est pas de considérer ce que le locuteur tient pour vrai ou pour probant, mais quelle est l’opinion de ceux auxquels il s’adresse. Le discours doit être vu par l’orateur comme le serait un dîner organisé par lui. Le maître de maison peut adorer le vin rouge et le filet mignon de porc, mais si ses convives ne boivent que du vin blanc et ne mangent que du poisson, il n’imposera jamais ses préférences à ses convives s’il veut les conquérir.

Le grand orateur, celui qui a prise sur autrui, paraît animé par l’esprit même de son auditoire. Ce n’est pas le cas de l’homme passionné qui ne se préoccupe que de ce qu’il ressent lui-même. (PERELMAN 1976 : 31)

De plus, en ce qui concerne l’auditoire, les auteurs citent l’incontournable adaptation

persuader. Perelman l’a bien pointé : « La culture propre de chaque auditoire transparaît-elle à travers les discours qui lui sont destinés » (PERELMAN 1976 : 27).

Cette culture qui peut être vue à travers le discours persuasif peut être comparée au MCI (modèle cognitif idéalisé), conçu par Lakoff (1987)8. Selon Lakoff, en effet, la connaissance humaine est organisée par des structures appelées MCI Ces modèles cognitifs sont appelés idéalisés parce qu’ils n’ont pas besoin de s’ajuster parfaitement au monde. Ce qui constitue un MCI est déterminé par des besoins, envies, valeurs et croyances qui sont partagés par des individus qui appartiennent à une même communauté. Ces structures nous aident à organiser nos connaissances, c’est-à-dire que notre vision du monde est organisée cognitivement par des MCI. Ces modèles peuvent changer selon le pays, les fréquentations, la religion, l’âge, le sexe, etc.

Il est indispensable pour le locuteur de connaître les MCI de son auditoire et de les prendre en compte pour avoir un discours réussi. En ce qui concerne le MCI de la mère chez les musulmans par exemple, le stéréotype est la mère femme au foyer. Celles-ci sont donc considérées comme des meilleurs exemples de mères que les mères qui travaillent, mais cela n’empêche pas que la mère qui travaille et la mère adoptive ne soient pas considérées comme mères aussi. Elles en sont, mais plus loin du prototype qui est la mère femme au foyer.

Dans un discours idéal, le locuteur est face à un auditoire homogène qui partage les mêmes MCI. Mais ce discours idéal est plutôt rare. Perelman l’avait déjà remarqué :

Il arrive bien souvent que l’orateur ait à persuader un auditoire composite, réunissant des personnes différenciées par leur caractère, leurs attaches ou leurs fonctions. Il devra utiliser des arguments multiples pour gagner des divers éléments de son auditoire. (PERELMAN 1976 : 28)

Ce qui différenciera le grand orateur du médiocre sera sa capacité à tenir compte de cet auditoire hétérogène dans son discours et à le travailler pour combler ce « handicap ». Perelman appelle même « art » cette capacité. L’auteur dit qu’il est possible de trouver des échantillons de cet art dans les discours tenus devant les parlements. On en trouve aussi dans le discours religieux, car souvent le locuteur est face à des personnes qui fréquentent l’église, qui sont déjà converties, et aussi des visiteurs que l’orateur a besoin d’ évangéliser et il ne

peut ignorer ni l’un, ni l’autre. Son argumentation doit être travaillée pour persuader cet auditoire composite : il faut que le membre de l’église ne s’ennuie pas et qu’il reste. Il faut aussi que le nouveau non-croyant soit convaincu et y retourne.

Perelman et Olbretchs-Tyteca consacrent un chapitre entier aux disparités qui existent entre persuader et convaincre. « Persuader est plus que convaincre, la conviction n’étant que le premier stade qui mène à l’action » (PERELMAN 1976 : 35). Il est important de considérer les distinctions entre les deux car, parfois, ils peuvent paraître synonymes et dans beaucoup de cas, ils sont employés comme synonymes, mais la nuance existe et on compte même avec deux notions différentes dans le dictionnaire9.

On exemplifiera cette différence avec un exemple courant. Une personne peut être convaincue du besoin de maigrir pour avoir une vie plus saine et un beau corps ; néanmoins elle peut continuer à manger car cette conviction se heurte à une autre : celle que manger procure du plaisir. Dans ce cas, la conviction n’entraînera point la persuasion, puisqu’elle ne mènera pas à l’action.

Dans le but de mener à l’action, le locuteur argumente pour essayer de changer un état de choses préexistant, et il le fait à travers la force du langage. Cette force n’a rien de physique, même si celui qui prend l’initiative d’un débat, peut être comparé à un agresseur : le locuteur attaque les points de vue de son auditoire et a pour but de gagner le terrain10. Argumenter implique que le locuteur ait renoncé à recourir à la force physique, pour utiliser uniquement la force de la parole pour avoir l’adhésion de son auditoire.

Les auteurs élucident la question des accords des auditoires particuliers, donc, ceux qui se distinguent par l’usage d’un langage technique propre. Nous savons qu’un orateur doit s’adapter à ses auditeurs et tenir compte du sens commun qui consiste en « une série de croyances admises au sein d’une société déterminée » et que ses membres présument être partagées par tout être raisonnable (PERELMAN 1976 : 132).

On a déjà vu précédemment, quand on a parlé des « modèles cognitifs idéalisés », l’importance de la prise en considération de ces connaissances échangées entre certains groupes par le locuteur. Il est important qu’il soigne son lexique pour qu’il soit compatible avec l’usage langagier de son auditoire. Perelman (1976 : 133) cite plutôt les auditoires appartenant à une discipline spécialisée : « des disciplines telles que le droit, qui empruntent

beaucoup de leurs termes techniques au langage courant, ont pu paraître hermétiques aux non-initiés ». Il est évident qu’un médecin dans une conférence destinée aux avocats serait sans repères, car la médecine et le droit ne partagent pas les mêmes connaissances et conventions.

Donc, être attentif aux MCI de l’auditoire consiste à bien soigner l’utilisation des mots, les exemples, l’intonation, en faisant en sorte que le langage soit compatible avec celui des auditeurs, pour qu’il puisse se reconnaître dans le discours.

La nouvelle rhétorique de Perelman nous a montré sa nature logique, descriptive, argumentative et rhétorique. Logique parce qu’elle est centrée sur l’analyse des preuves et pas sur les processus psychiques de l’adhésion. Descriptive car la nouvelle rhétorique pense à montrer les différentes techniques argumentatives et comprendre les pratiques qui mènent à la persuasion. Argumentative dans la mesure où elle montre le potentiel persuasif du discours et ne mise pas sur les figures du langage et la stylistique qui peuvent parfois rendre le discours faux. Rhétorique puisqu’elle est centrée sur l’auditoire et les moyens qui conduisent à la persuasion.