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39J’ai noté le libéralisme économique. Le collège Boréal a ouvert ses portes à Sudbury avec les six

autres campus du Nord (Hearst, Kapuskassing, Timmins, Elliot Lake, New Liskeard, Sturgeon Falls) l’année dernière. Boréal est en train de façonner des symboles. Grand et beau bâtiment visible, la structure Boréal a su développer une stratégie de communication généralisée (documents, radios, journaux…). Son premier directeur - récemment nommé Recteur de l’université laurentienne - est la représentation vivante d’une francophonie nouvelle. La minorité doit se créer des figures emblématiques et des mythes. La salle du conseil porte déjà son nom, sa signature en lettres

dorées se détache sur la porte. L’école est une entreprise23.

J’ai posé mes premières intuitions sur les discours et sur la construction du mythe du Nord lors de cette tournée d’arrière-saison. Il est un point de repère territorial et identitaire, le Nord. L’on ne

veut pas partir parce qu’il y a la forêt et l’espace, la famille et l’entraide. Cette représentation (et réalité bien réelle !) de l’espace traverse tous les discours et structure l’identité francophone dans toutes ses réalisations possibles. J’ai besoin d’analyser ce discours, sa structure et ses circulations,

son hégémonie consensuelle et ses oppositions24.

Ces mots diffractés dans les couleurs du Nord, ces mots, et d’autres encore, portaient l’émotion tamisée, les forêts traversées et les personnes écoutées. Le Nord mis en discours allait être celui aussi de ma propre expérience de l’espace et du silence, de la partance et des distances.

Il y eut par la suite aussi deux temps importants de rencontres pour le projet, une semaine à Toronto à l’automne 98 et une autre à Riezerln en juin 2000 dans les montagnes autrichiennes. Nous avons partagé nos méthodes, nos maturations, nos réflexions. Dans le même temps, et suite à nos échanges, Monica Heller et Gabrielle Budach (1999) formalisaient un cadre d’analyse qui allait nous servir pour les études à venir. Trois discours principaux étaient identifiés, chacun situé historiquement et associé à des conditions socioéconomiques dominantes. Le discours

traditionaliste, véhiculé par les élites et notamment le clergé, repose sur un certain repli politique

et économique des francophones du Canada autour d’une légitimité historique et des valeurs fédératrices telles la famille, l’église et la langue. Vient après la seconde guerre mondiale le

discours modernisant qui s’appuie sur une représentation politique et territoriale de la nation.

L’autonomie du groupe s’affirme par le biais de l’État et de la mainmise de certaines institutions, particulièrement celles valorisant l’homogénéité linguistique, comme le système scolaire. Aujourd’hui, un nouveau discours, le discours mondialisant, tente à la fois de garder la force du réseau francophone, tout en s’adaptant au libéralisme, aux conditions du marché, à la perte des ressources anciennes (industrie lourde dans le nord de l’Ontario par exemple). Le bilinguisme, voire le multilinguisme, sont valorisés comme ressource et peuvent permettre de créer un espace économique et de services francophones.

Tout ce travail nous a amenés à publier un ouvrage (Heller et Labrie (Eds) 2004) qui faisait la synthèse du projet, entre l’Ontario et l’Acadie, entre tradition et mondialisation, de la religion aux centres d’appel. Je proposais alors une première ébauche d’article. J’avais beaucoup travaillé, à analyser le corpus de l’automne 98 relié à celui de mon doctorat, à écrire la nuit, à chercher les modalités énonciatives du « discours mondialisant ». La sanction est tombée, « c’est très bien, mais ce n’est pas ce que l’on attend ». J’avais opté pour une vision très française de l’analyse discursive, centrée, dans une tradition d’analyse textuelle et énonciative, sur la production du texte par un sujet énonciateur au centre de son dit. Nous cherchions la circulation des discours, les changements et les croisements discursifs qui avaient construit et allaient construire la francophonie.

« Nous imaginons notre objet comme un espace discursif, ce qui nous permet d’éviter la réification des acteurs sociaux et des groupes. Cet espace discursif – perméable, relié à d’autres espaces – consiste en une orientation plus ou moins commune des producteurs et des consommateurs des discours. La façon dont le Canada français se construit, s’imagine et se présente peut se conceptualiser

23 Idem

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comme un, ou plus souvent, comme des discours qui représentent les intérêts et les idéologies des divers acteurs qui cherchent à participer à la parole publique. Mais il est également terrain de luttes discursives, dans la mesure où les acteurs défendent différentes positions, différents intérêts, toujours changeants selon les conditions de leur époque. Il s’agit donc de cerner les caractéristiques de l’espace discursif de la francophonie canadienne, et plus particulièrement du contenu de cet espace, et des divers discours qui y ont été formulés, par qui, pourquoi et avec quels effets (Heller et Labrie 2004 : 15-16). »

Le livre suivait donc la trame des espaces géographiques, sociaux, associatifs, culturels et économiques. Je pris la chose autrement et reprenais le fil du Nord, celui qui me tenait finalement depuis le début. Je trouvais les digues, les ruptures et les incises entre le discours traditionnel sur le Nord, de la conquête de l’espace au repli sur le groupe, et celui modernisant fait de misère et de fierté, en perte de lui-même pour s’ouvrir et éclater en de nouvelles représentations mondialisantes. Ce chapitre « Le Nouvel Ontario : nordicité et identité » (Moïse 2004b) a donc été une synthèse, un aboutissement de mon terrain canadien et un nouveau départ théorique. Je comprenais mieux les enjeux sociaux de nos recherches en discours. J’allais y puiser par la suite la préhension et compréhension de mes autres objets de recherche, de la violence verbale ou des mutations urbaines. Pour arriver à écrire ce chapitre, il y avait eu en amont quelques ébauches où je croisais le corpus de ma thèse et celui recueilli en 1998. J’avais commencé à saisir le discours du Nord comme refuge mythique, entre liberté et conquête. L’analyse énonciative du discours d’une écrivaine franco-ontarienne (Moïse 1999a) et la perception d’un sujet entre des « ici » et des « ailleurs » d’inclusion et d’exclusion donnaient toute la mesure de la complexité du rattachement au « Nord ». Mais comme il n’est pas de hasard, je manipulais aussi dans cet article le concept de « territoire » que je conceptualiserai davantage par la suite dans le cadre de mes recherches en sociolinguistique urbaine, et notamment avec mes collègues géographes. Avant les aspects physiques et politiques, je saisissais ici le territoire dans sa dimension symbolique. La force du renouvellement identitaire et l’identification à une francophonie mondiale trouvaient leur ancrage dans l’imaginaire du Nord.

Je saisissais aussi la dimension politique du Nord à travers sa dimension artistique et la création, notamment théâtrale. Si l’expression culturelle du Nouvel Ontario, espace entre Sudbury et Hearst, a servi dans les années 70 le renouveau communautaire et identitaire, comme c’est souvent le fait des minorités, les glissements vers la mondialisation ont modulé les élans et réorienté les discours sur la création (Moïse 2003 b). Ce discours autour de la création mondialisée oscille entre tradition et modernité, authenticité et métissage. J’ai nourri cette analyse de ma connaissance des pratiques culturelles et artistiques en France et une première réflexion autour de la notion « d’authenticité » a émergé, notion que nous allions largement aborder avec le transnationalisme économique et touristique.

Des sites ethnographiques

Dans un second temps, le projet, Prise de parole II, La nouvelle francophonie et le tourisme

mondialisé, a visé des sites plus circonscrits pour étayer les résultats et les analyses du premier

volet de la recherche. Je gardais le nord de l’Ontario, j’aurais pu choisir de percer davantage le monde artistique autour de festivals ou de scènes théâtrales ; je décidai de me centrer sur le milieu touristique, alors en plein bouleversement et renouveau économique dans une perspective mondialisante.

« Nous proposons ici un programme de recherche ethnographique et sociolinguistique examinant comment les processus de changement évoluent dans des zones urbaines plurilingues et pluriethniques ainsi que des zones rurales plus homogènes, dont certaines sont liées à l’authenticité francophone et ses bases économiques traditionnelles. Toutes connaissent une transformation économique vers la nouvelle économie mondialisée (tourisme patrimonial, écologique et de loisirs ; haute technologie ; communications, comme les centres d’appels ; ventes, publicité et marketing ;

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multimédias; production culturelle et artistique). Qu’est-ce qui se passe donc dans les domaines d’activités de la nouvelle économie touchant la francophonie canadienne ? Quels répertoires linguistiques (unilingue, bilingue, multilingue) y sont valorisés ? Quelles variétés de l’anglais, du français ou d’autres langues y ont une valeur ? Qui essaie de participer à ces activités, à partir de quelles ressources langagières ? Les francophones “ de la place ” possèdent-ils et elles les compétences langagières valorisées ? Possèdent-ils et elles la capacité de participer à la définition de ce qui compte comme compétence, que ce soit en anglais, en français ou d’autres langues ? Les produits culturels “ authentiques ” ont-ils une valeur ? Qui les produit, comment ? Quel lien y a-t-il entre ces produits, l’identité et la compétence langagière ? Quel impact ont ces processus sur la définition de qui compte comme francophone, et donc sur la façon dont les structures sociales francophones existantes fonctionnent ou doivent se transformer ? Quel impact y a-t-il sur le discours dominant de la francophonie canadienne comme nation, comme collectivité distincte ? 25 ».

Et je repartis dans le Nord, accompagnée un temps par une collègue, Maïa Mayrymowich ; c’était en juillet 2003, temps propice aux vacances et au vagabondage ; je vécus les décors solitaires d’un tourisme en balbutiement J’avais minutieusement préparé mes étapes et avais pris des contacts avec les faiseurs de promenades et d’aventures dans tout le Nord. Destination Nord, organisme chargé du développement du tourisme a été mon pôle ressource. J’ai rencontré les principaux acteurs à Kapuskassing, et j’ai alors mieux compris les enjeux, les limites et les missions à venir du développement touristique, objet de bien des espoirs d’une minorité mondialisée. Encore une fois, j’ai tenu un journal quotidien, faiseur de réalité et de mémoire. Mercredi 9 juillet.

Visite du musée de Kapuskassing (20 000 habitants), l’histoire d’une ville, d’un moulin à papier, d’une interdépendance comme disent les habitants. On peut dire qu’il émane de cette ville une assurance dans les capacités de la communauté à rebondir. Fait mémorable : soutenus par la Caisse populaire, les ouvriers de la Spruce Falls, ont racheté les parts de cette usine de papier (52 % des actions) vouée au dégraissage économique. Mais peut-on faire venir des gens si loin pour l’histoire d’une usine, pour faire du tourisme historique et politique ? La visite du musée ne coûte pas cher. La jeune fille qui fait la visite en français est passionnée. Là encore valorisation d’une histoire, d’un patrimoine et d’une langue. Valorisation du discours de la dureté, de la pauvreté, du mérite francophone etc. Discours modernisant. Autour, les bénévoles coupent du bois pour le festival des bûcherons. Gérald, mon guide, me signale aussi le succès du festival des lumières

l’hiver. On s’applique à mettre de la distraction attrayante26. Les premières réflexions naissent

de l’expérience ; la matière à penser et à analyser s’enrichit de cette immersion dans une réalité vécue, si elle ne la crée aussi en partie. Il existe un tourisme patrimonial (musées, promenades

à teneur historique), centré autour de la conquête, de la langue française ou même des mines. Il s’agit à la fois de valoriser des valeurs authentiques, fédératrices et valorisantes d’une minorité qui s’est longtemps vécue à travers sa misère. Le tourisme patrimonial vise à promouvoir les valeurs communes : histoire des pionniers, luttes pour la langue, résistance face au pouvoir anglais. Il existe aussi un autre tourisme, un tourisme des espaces naturels (et donc de la liberté), voire de l’aventure, autres dimensions quasi mythiques du Nord de l’Ontario. Le tourisme s’appuie sur le discours de l’identité, il s’adresse avant tout à la communauté ou du moins à un public francophone, comme s’il servait le besoin de reconnaissance du groupe. La priorité est donnée au français, même si l’on sait l’importance – et si les entreprises en usent – des compétences bilingues des Franco-Ontariens pour attirer un public nord-américain. Les entrepreneurs de ce tourisme sont pour la plupart les acteurs du discours modernisant, eux qui après bien des combats continuent de façon détournée à lutter pour « la cause ». Malgré tous les efforts pour améliorer

25 Texte du projet élaboré par Monica Heller et Annette Boudreau, et soumis au CRSH, Conseil de Recherche en Sciences

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le tourisme francophone et s’ancrer dans la nouvelle économie mondialisée, le Nord de l’Ontario touche ses limites : en concurrence avec le Québec, il est contraint par les grandes distances d’un

site à un autre et le manque d’infrastructures27 .

Le projet s’est articulé autour de sites très divers mais tout aussi passionnants les uns que les autres. C’est à partir de cette étape que mes liens avec l’Acadie se sont affirmés et que j’ai mieux compris la situation particulière du Nouveau Brunswick et des provinces Maritimes. Les travaux d’Annette Boudreau et Lise Dubois (voir notamment Boudreau 2001, Boudreau et Dubois 2004, Boudreau et Perrot 2005, Boudreau et Dubois 2005, Boudreau et Dubois 2008) m’ont apporté un éclairage théorique et sensible indispensable à ma compréhension linguistique et culturelle de la minorité acadienne. Le tourisme a tenu une place importante dans ce nouveau projet, de l’Alberta à l’Acadie, des propositions patrimoniales à l’industrie de produits traditionnels comme cette coopérative de Chéticamp, petit village du Cap-Breton en Nouvelle-Ecosse, spécialisée dans la vente de tapis hookés28 (Moïse avec McLaughin et White 2006b). Les autres étaient centrés sur la nouvelle économie : un centre d’appel pour une chaîne d’hôtels, situé à Moncton au Nouveau-Brunswick, les radios communautaires au Nouveau Brunswick, une entreprise multinationale dans le domaine de la biotechnologie à Ottawa, avec une filiale dans la région francophone de Belgique, une entreprise de post-production dans les médias, située à Montréal avec des marchés importants aux États-Unis et en Amérique latine, une Organisation Non Gouvernementale dans le commerce équitable et du mouvement vert, en réseau avec l’est du Canada, les États-Unis et l’Amérique latine. Si chaque membre de l’équipe s’est consacré à l’un ou l’autre des terrains, nous voulions croiser nos réflexions pour une meilleure appréhension des phénomènes. Au-delà des rencontres d’équipes dans le cadre de colloques, des séminaires spécialement organisés à Montréal ou Moncton, des conférences téléphoniques puis des visio-conférences, nous correspondions régulièrement les uns avec les autres et tentions de partager les expériences de terrain. Ainsi, à l’automne 2003 je me suis rendue avec Normand Labrie en Belgique, près des plaines grises de Waterloo, pour observer le fonctionnement de l’entreprise de biotechnologie, PharmaGlobe, antenne de celle d’Ottawa, et pour saisir les partenariats et les risques du développement économique transnational. Je découvrais l’inaccoutumé et l’insolite d’un monde que j’ignorais. PharmaGlobe, entreprise pharmaceutique canadienne d’envergure internationale, cotée à la bourse de Toronto et de New York, est spécialisée dans la production de matériaux de haute technicité, servant à l’entreposage. La compagnie se présente comme un leader

mondial, global, international, planétaire, bien qu’elle soit basée au Canada. Le plurilinguisme est nécessaire pour l’ensemble de ses opérations, même si l’anglais domine largement dans les activités du siège social. Au site de production de Linius en Belgique, le personnel, davantage homogène sur le plan linguistique, est à prédominance francophone (wallon), bien qu’une partie du management ait aussi une connaissance de l’anglais, et que le personnel affecté à la vente et au transport en Europe fonctionne de façon plurilingue. La compagnie ne s’est pas donné de stratégie linguistique explicite, mais elle gère les situations au cas par cas, que ce soit grâce à des personnes jouant le rôle de courtiers linguistiques, en faisant appel à des agences externes, ou encore en faisant appel de façon ad hoc aux compétences linguistiques des employés. La langue est perçue par ailleurs comme une barrière dans la création d’une identité corporative et dans

l’adhésion des employés à cette identité d’entreprise29.

Outre mes communications dans le cadre de colloques, ce projet et ma réflexion sur le tourisme se sont actualisés autour de deux textes. Je montrais que le discours mondialisant revenait au mythe de la nature via le tourisme et, contre toute attente, ne rompait pas avec celui traditionnel d’une nature constitutive de valeurs nationales et françaises qui vivait la ville comme lieu d’assimilation (Moïse 2006c). Plus proche du projet dans sa globalité et plus centré sur les pratiques linguistiques, notre article sur le tourisme (Moïse avec McLaughin, White 2006a),

27 Note de synthèse pour l’équipe de recherche. Juillet 2003.

28 « Les tapis « hookés », tapis colorés à motifs traditionnels ou plus modernes, font partie des traditions et de l’artisanat typique

appartenant aux provinces de l’Atlantique. http://www.metiersdartacadiens.ca/tapis_hooke_tapis_tresse.cfm

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