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Je ne peux concevoir la sociolinguistique qu’impliquée et, de la minorité franco-ontarienne à la violence verbale, j’ai été embarquée dans des projets de recherche qui engageaient ma responsabilité comme chercheure et comme citoyenne, façon de considérer que la science n’est pas déconnectée de la vie sociale mais qu’elle y participe et même la construit. « Il s’agit […] d’impulser plus ou moins fortement et explicitement un certain type de suite pratique, de programme d’action, d’en refuser d’autres, dans un certain cadre éthique » (Blanchet 2000 : 90).

Avant de prendre d’autres directions, j’ai été tentée un temps de m’investir plus avant dans les réseaux décisionnels en matière d’aménagement linguistique mais j’y ai renoncé (ça me rattrape aujourd’hui et j’en reparlerai) parce que je me sentais dépassée par la force des idéologies dominantes sur la langue française (Moïse 2000c et 2000d) .

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L’impossible travail d’aménagement

On vit un état de crise, crise d’un modèle. L’Europe et le monde entraînent des fragilités idéologiques. Il s’agirait alors, sûr de son passé, de s’engager dans un dépassement à venir. Mais sont apparus les impossibles renoncements. Il me semble que cet état de crise, ces moments de passage interrogent le chercheur. On l’entend, on le dit, la France est en crise, de son enseignement, de sa nation, sans doute de son idéologie. La tension serait cet état noué, ce besoin de tendre vers un ailleurs, un (re)nouveau, dans un désir toutefois de stabilité, de constance. Il en va ainsi de nos quêtes d’identité, il en va ainsi de l’ordre établi en langue et en langue française. Il y a tension et crispations en France autour de la langue, de ce qu’on lui fait porter. Les rapports entre les groupes questionnent à la fois notre idéologie nationale et par là même nos positions de chercheur sur la langue, sur son rapport aux autres langues, sur finalement notre lien au politique et sur simplement notre mission de linguiste. Que fait, que peut la recherche en politique linguistique ?

D’une part, la politique linguistique n’est pas seulement l’analyse des décisions en matière de politique linguistique. Ou disons plutôt que les lois, décrets, actes officiels ne doivent pas être pris comme objets bruts, mais saisis dans toute leur subjectivité. Comme objet brut, elles intéressent d’ailleurs davantage les sciences politiques et le droit (linguistique). Il nous faudrait, en tant que linguistes, analyser les décisions de politiques linguistiques comme formes idéologiques et politiques parce qu’il s’agit bien de rapports de force au sein de la société civile. Jusqu’à présent, le sociolinguiste a peu de place dans la cité. Disons que les études menées souvent nombreuses sur les rapports entre les langues, les analyses de micro-situations n’ont pas vraiment franchi, en France, le cadre étroit du cercle universitaire. Les sociologues, ethnologues et sociolinguistes travaillent, depuis au moins trente ans, en lien avec les collectivités territoriales, avec les différents ministères délégués, avec la politique de la ville et ont développé une rigueur scientifique, une éthique face au politique (Goebl 1995). Les questions de langue en France sont trop souvent l’affaire des hommes politiques ou de quelques « amoureux » de la langue. Dans cette optique, les politiques linguistiques imposent des représentations politiques, comme dans le cas de la Charte européenne, et la « politique linguistique est une question politologique qui dépasse de loin la problématique de l'aménagement » (Eloy 1997 : 13). Ce qui expliquerait d’abord le décalage entre les discours construits autour de la langue et la réelle mise en œuvre des politiques linguistiques ; ce qui expliquerait aussi le peu de préoccupations accordées à d'éventuelles évaluations des politiques linguistiques, comme si au-delà des discours, les mises en place effectives des décisions de politique linguistique constituaient déjà un point ultime de volonté et de détermination politique.

« Le discours sur la langue serait un thème sectoriel, circonscrit au discours purement idéologique ou à une certaine clientèle, et déconnecté des décisions "sérieuses". Il est bien évident que dans cette hypothèse, qui couvre sans doute une partie de la réalité, les réalités peuvent difficilement être analysées comme un "processus décisionnel" de type aménagementiste » (Eloy 1997 : 20).

Ce qui explique, par conséquent, le peu de poids accordé aux réflexions en matière de langue au sein de l’éducation nationale, solide forteresse de l’idéologie d’une langue homogène, porteuse à la fois des idées de la république, et de valeurs « universelles ». Cette langue est perçue dans son unicité, langue qui se fige parfois dans la douleur de ses pertes. Qu’en est-il de la linguistique du contact des langues, de la variation, de l'hétérogène ? De la linguistique des langues en mutation, en changement, en bouleversement  ? Il revient alors au sociolinguiste de dire la nécessaire hétérogénéité de la langue, de décrire les phénomènes de la variation et des insécurités qu'ils induisent. Il serait alors de notre mission aussi, de former, de transmettre certaines réflexions autour de la langue, pour montrer cette fêlure (Moïse 2000a). Non pas décrire des politiques linguistiques du point de vue du pouvoir, pour asseoir les forces de l’homogénéité mais dire sans

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cesse, en tant qu’analyste des tensions et non des certitudes, la pluralité des langues, et œuvrer pour la transmission d’une représentation autre, d’un enseignement qui resterait à inventer en France, celui de la théorie du langage.

« La théorie du langage, c’est ce rapport quadruple entre l’étude de ce qu’on fait par le langage, l’étude de ce que font la littérature et l’art, l’éthique et la politique. Cela peut s’enseigner à des enfants en des termes très simples qui consiste à apprendre que l’identité n’advient que par l’altérité et qu’il n’y a certainement pas à opposer une altérité à une identité, car on ne fait qu’opposer deux identitarismes » (Meschonnic 2000).

Un engagement malgré tout

J’ai écrit un article en hommage à l’investissement social, entre autres, de Jacqueline Billiez (Moïse 2007d). Chez elle, l’engagement fait partie intégrante des recherches comme s’il était d’une nécessité intérieure, d’une position vitale – de vie. Dans le cadre de l’étude sur l’apprentissage bilingue français-arabe au cours préparatoire,

« les objectifs étaient doubles, évaluer les savoirs des enfants en langue d’origine et en français lu et écrit mais aussi saisir les réactions et comportements psychologiques des enfants placés dans cette situation de double apprentissage linguistique » (Billiez 1990 : 31-32).

Il faut alors prendre en compte le sujet, saisir ses réactions, qu’il soit considéré dans toute sa complexité, ses choix et orientations. Pour toujours mieux comprendre et apporter. Je sais la prise de risque en ce domaine, en tout cas la prise de risque dans le milieu scientifique et académique pour celui qui se fait « mercenaire prêt à se salir les mains » (de Robillard et Léglise 2003 : 240). Elle est double. D’abord, ces études dans une perspective empirico-inductive laissent grand place à l’aléatoire et l’incomplétude, sorte de béance des certitudes. Il faut alors une sacrée détermination finalement, un aplomb assuré - que nous devons apprécier dans toute sa force - pour être capable de convenir de ses propres limites, « au terme de cette recherche, il nous apparaît difficile de conclure sur des affirmations décisives » dit le chercheur (Billez 1990 : 42). Ensuite, il en va de la reconnaissance des pairs parfois, comme si l’esprit ne s’exerçait que par une réflexion retournée sur elle-même dans des constructions systémiques. Ce qui créerait une « hiérarchie de fait entre les activités de recherches nobles » – la pensée fondamentale – « et moins nobles » - la pensée du terrain - (de Robillard et Léglise 2003 : 239).

Mon engagement touche les minorités comme s’il fallait en revenir toujours à une sociolinguistique de la marge - qui traite de la marge et qui reste marginale -, avec ce sentiment d’un travail en chantier, d’un laborieux tricotage de ses convictions, à savoir que la science alimente le discours social (et évidemment le construit), que la pensée est au service de l’équité et du mieux être, en tout cas dans les représentations qui sont les nôtres. Et ce n’est pas tâche aisée en sociolinguistique française, il faut retrousser l’idéologie scientifique, l’histoire du savoir et la (re)connaissance publique de notre discipline. L’on croit « faire évoluer les représentations », «  changer les attitudes  » (Billiez et Trimaille 2001  : 119) alors que la sociolinguistique en France répond trop souvent aux abonnés absents. On le sait, on l’a écrit, décrit, décrié, crié (Castellotti et de Robillard 2001). « Mais que font les sociolinguistes ? » lance agacée (et que je la comprends…) Françoise Gadet (2004a, 2006), elle qui met en cause « le désintérêt des linguistes pour le renouvellement des problématiques, aussi bien celles issues des sciences sociales que celles de l’interface avec l’étude de la langue et du langage. Et également le manque d’audace du débat épistémologique actuel » (Gadet 2004 : 92). Certains et certaines ont toutefois balisé bien avant l’heure le chemin, qui nous ont ouvert les portes nous qui sommes venus après.

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Des intérêts non avoués

Dans une recherche action, l’investigation visée par le chercheur est double : il présente aux partenaires professionnels une action qui se voudrait forte d’abnégation et de décentration ; mais, au-delà d’une certaine forme d’engagement comme je l’ai dit, personne n’est dupe. Même si le travail de terrain est long, proportionnellement peu valorisé dans une carrière, il s’agit, et dans le même temps, d’enrichir son champ d’expérience et d’observation pour alimenter le processus de recherché, attendu et valorisé au sein de l’institution universitaire. Notre intervention en prise avec des enjeux humains, sociaux, personnels sert aussi notre « terrain » et notre « corpus ». Même si nous entendons bien qu’une sociolinguistique impliquée le pose comme intervenant avec d’autres acteurs (Léglise et Robillard 2003), le chercheur constitue aussi par sa présence sur le terrain un champ d’expériences et d’observations, matière à corpus, c’est-à-dire à données utilisables pour la compréhension des phénomènes sociaux. Au-delà, malgré tout, d’une intervention sociale, voire humaniste, toute recherche sociolinguistique sert un tant soit peu la connaissance mais aussi la constitution, pour ce qui nous concerne, de champs observables et de justification à notre légitimité. Nous prenons autant aux terrains et aux participants de notre recherche que nous les servons. C’est sans doute mieux en le disant, à nous-mêmes sans aucun doute, mais aussi à nos interlocuteurs.

Ainsi, face à tous les enjeux institutionnels, professionnels et personnels, il me semble nécessaire, pour favoriser la rencontre pour un meilleur travail en commun, de mesurer « les conséquences de nos actions, nos possibilités et nos limites  » (Heller 2000  : 15), de poser clairement attentes, préoccupations et objectifs qui émanent de part et d’autre. Il s’agit alors dans un premier temps de bien cibler la demande. Qu’attendons-nous les uns des autres ? Que les universitaires apportent une expertise sur leurs pratiques ? des formations ? des évaluations ? une aide à la gestion économique ? Que cherchent les universitaires ? un terrain ? un corpus ? du grain à moudre pour leur recherche ? un engagement social ? de l’expérience ? Face à toutes ces questions, comment alors se rejoindre ? Dans un deuxième temps, et à partir d’objectifs communs, il est alors nécessaire de se retrouver sur les méthodes, les outils (comment aborder les interactions ?) et les partenaires.

De l’engagement à l’expertise

Je ne peux renier l’expertise mais elle nous appelle à ne jamais lâcher notre responsabilité et à éviter les regards surplombants et suffisants de celui qui sait. « L’expert est toujours aveugle sans les lunettes du citoyen » s’irrite Jean-Louis Le Moigne (2007) en dénonçant « l’expertise » de l’Inserm au sujet des dérives autour de l’affaire dite du « gène de la délinquance », contrée par une vaste mobilisation de citoyens.

L’expertise place le chercheur dans la position de prendre position, de trouver les mots pour être compris et de prendre le risque de ne pas l’être. Il nous faut toujours expliciter, non pas avec une technicité inaccessible les effets de langue mais tout ce qui sous-tend les processus langagiers, qui ne sont que les symptômes, comme j’aime à dire, de tensions et de mal-être sociaux. Lors d’un entretien que j’ai eu avec Monica Heller (Moïse 2009a), elle explique avec justesse la légitimité qui nous est attribuée par rapport à notre statut et qu’il faut assumer.

« Il y a aussi toute la lutte autour de la construction de l’universitaire comme expert. Ça aussi c’est institutionnalisé, l’université de Toronto a ce qu’ils appellent le livret bleu, c’est une liste des profs qui acceptent d’être là-dedans avec leur domaine de spécialisation pour les médias. Il y a quelque chose à dire sur le bilinguisme, les journalistes vont chercher Monica Heller. On va lui demander ce qui s’est passé à ce sujet. J’aime faire ça. J’adore faire ça. Je considère que c’est notre travail. Comme je te le dis tout le temps, comme tout est une longue conversation, toutes les façons d’avancer dans la

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conversation sont bonnes. Mais le prix que je paye, c’est que je vais apparaître le lendemain dans le

journal, comme étant la Professeure Monica Heller, sociologue. Ça fait partie du genre journalistique d’avoir un expert avec une citation. Mais ça c’est une décision que j’ai prise il y a très longtemps : je préfère être à l’intérieur du processus que d’être à l’extérieur. J’accepte toutes les difficultés, tous les obstacles, les ambiguïtés, les contradictions et tout le reste. Je préfère être là au jour le jour à dealer avec ça ».

Actuellement, je suis amenée à intervenir dans les journaux, auprès du conseil municipal de Montpellier, auprès de personnels éducatifs qui me sollicitent entre demandes de réassurance, d’explicitations, de conseils ou d’interventions. Notre statut et nos recherches nous reconnaissent des compétences a priori et il en va, de façon cruciale à notre part de responsabilité : que peut-on dire et comment ?