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L’identité est le fil rouge de mon travail, elle s’est révélée incontournable, je l’ai dit, dans ma rencontre avec la minorité franco-ontarienne. J’ai tenté de saisir par le discours l’expression de soi minoritaire, du groupe dans ses différents rapports à l’histoire, à la culture, à la langue. J’ai tenté de comprendre les effets de minorisation ethnique et linguistique. Par la suite, je me suis rendue compte que je saisissais, à travers les interactions langagières et les discours, les changements sociaux mais aussi le sujet pris dans des rapports de domination. La violence verbale exprime une prise de pouvoir sur l’autre, le choix du prénom des enfants dans les couples mixtes pose l’identité d’un conjoint face à l’autre, l’expression hip hop dit un passage de frontières identitaires… J’ai donc été amenée à questionner les notions d’identité et de sujet tout au long de ces années, dans mes travaux et mes enseignements. À l’université d’Avignon, où j’ai eu la chance de toujours choisir mes séminaires de master, j’ai construit un cours intitulé « Langue, identité et immigration » et un autre « Pratiques interculturelles dans l’enseignement du français langue étrangère  » dans

31 Pour le principe de la complexité, voir le chapitre suivant « L’expérience du terrain »

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lesquels je questionne avec mes étudiants ces notions dans une perspective sociolinguistique. La question est alors de savoir comment considérer le sujet et donc l’identité en sociolinguistique.

Si elle traverse mes réflexions sur les pratiques langagières, l’identité s’exprime sur plusieurs plans sociolinguistiques, ce que je voudrais essayer d’expliciter ici. Elle est construction du sujet face à un autre et donc en jeu pour se donner à exister dans les interactions verbales, notamment dans la violence verbale ou dans certaines prises de position identitaire minorée ; cette construction s’exprime par le langage dans une intersubjectivité en œuvre entre les locuteurs (et donc avec les chercheurs) dans leurs rencontres. Elle est aussi définition d’une ethnicité mouvante, pour ma part celle des minorités linguistiques, notamment en Ontario ou dans les situations d’immigration, le sujet exprimant sa part d’appartenance à un groupe culturel. J’ai donc eu à développer la compréhension de la notion d’identité parce qu’elle était en jeu dans mes analyses d’interactions langagières.

Les identités en tension

L’individu, substance en surface livrée à l’autre, n’existe qu’en devenant sujet, être conscient et autonome, pris entre déterminismes et libre-arbitre, élans et retraits de la virevolte existentielle. Le sujet, dans une entreprise de vie et de toute une vie, se réalise à travers la perception qu’il a de lui-même, c’est-à-dire de son identité. L’identité, de l’individu au groupe, renvoie au « qui suis-je ? » et pose la question de la constitution du soi. Par nos expériences de vie, le temps allant, nous nous sentons saisis par le sens à donner, par la compréhension de ce vers quoi nous tendons, par les effets de résilience s’il en est (Cyrulnik 1999, Hanus 2001).

Comme une relation d’évidence, à partir des années 70 le concept d’identité s’est répandu en Sciences Humaines et Sociales dans une interrogation liée à notre modernité (Lévi-Srauss (Éd.) 1977) quand la nécessité d’être soi, par soi et grâce à soi, a remplacé les cadres sociaux et étatiques rassurants, porteurs de destins. « Le programme institutionnel » (Dubet 2002) des États-nations, faiseur des papiers d’identité et décideur de vies a permis pendant longtemps la socialisation des individus et leur ancrage professionnel et familial, jusqu’à ce que les années 60 sonne le temps d’un questionnement ontologique profond et d’un individu libre de ses choix dans une émergence du sujet (pour une réflexion exhaustive voir Touraine 1997). L’individu est désormais guidé par « l’idéal de lui-même » (Touraine 2000 : 11) et réinvente la façon d’être acteur social. Délaissant les engagements politiques collectifs, l’acteur social participe du changement dans des engagements militants individualisés, comportements écologiques, engagement décroissant, tourisme solidaire… L’individualisme est donc le maître mot de notre époque, non pas seulement au sens d’égotisme et de repli, dans un MOI narcissique, tel que pensé dans les années 80

(Lipovetsky 1983), mais « d’individuation33 » (Giddens 1994a), et de construction de soi dans

un JE décentré.

Le sujet défini dans notre postmodernité, c’est-à-dire dans une liberté de soi avec l’autre, s’inscrit donc dans un nécessaire individualisme démocratique (Audier 2006) et donc dans des sociétés qui ne sont plus « holistes » (Dumont 1983) ; les individus n’occupent plus une place désignée par une autorité supérieure (Elias 1987), la Nature, Dieu, la Coutume ou la Raison et la valeur de l’individu passe aujourd’hui, dans nos sociétés en mouvement, avant celle du

groupe. La Nation depuis le 18e siècle, par le contrat consenti de ses citoyens à faire corps social

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(Schnapper34 1994) et par l’idée de citoyenneté (pour une synthèse Fiévet (Ed) 2000), avait créé

les conditions de destinées tracées à travers les valeurs sociales et l’État. Aujourd’hui et à partir des années 60, les institutions ne parviennent plus à encadrer leurs membres, la toute liberté ouvre le champ des possibles mais signifie aussi le vide à combler.

La société de progrès, sûre d’elle-même et de son avenir, tendue vers un ailleurs du toujours meilleur, s’est enracinée dans un sujet fort de la maîtrise de ses pensées et de sa volonté. Le sujet se pose depuis Descartes comme auto-réflexif, conscient de lui-même et de ses actes, dans une certitude de la transparence, coupé d’autrui. Quand la raison est le fondement de la connaissance, quand la seule certitude, face au doute et aux sens, reste la pensée. Cogito ergo sum. Le sujet de Descartes est un sujet mu par la conscience de soi, conscience d’existence et conscience de connaissance. Le sujet est donc pensant, connaissant et se sachant connaissant. Le sujet de ce point de vue ne pourra alors être conçu qu’objectivé (considéré d’un point de vue objectif et extérieur à soi) et agissant. Mais s’il devient libre de ses actions pour se faire sujet, en même temps l’individu peut perdre la maîtrise volontariste de soi, quand il est guidé par l’inconscient, quand le principe de réalité l’entrave, quand les émotions l’empêchent et l’entraînent. Ces fêlures mettent à mal l’injonction dominante de la réussite et de l’épanouissement individuels. Ainsi, les pauvres ne peuvent plus être pauvres et sont responsables de leur pauvreté comme tout un chacun est responsable de ses échecs (Kaufman 2004). Ainsi, si l’affaiblissement des normes et des contraintes sociales affranchissent et libèrent les individus, elles fragilisent les plus faibles, renvoyés à leur destin. Et paradoxe parfois douloureux, l’individualisme est pris dans cette dualité paradoxale, création de soi et libre initiative dans une angoisse de liberté. Quand ni la morale, ni l’ordre historique, social ou religieux n’imposent les conduites de vie, l’individu, contraint par sa seule force d’émancipation, peut se perdre dans la désassurance, la fragilité, la dépression. À travers les désarrois existentiels et « la fatigue d’être soi » (Ehrenberg 1998) engendrés par l’injonction parfois impossible de réussir sa vie, nous ne sommes pas tous prêts à nous envisager comme sujet, pour des raisons complexes, familiales, psychologiques, sociales ou politiques. Il en est qui sont plus libres que d’autres de se penser ; le libre-arbitre, capacité de vouloir et d’agir, peut s’imaginer plus facilement dans des conditions matérielles et sociales aisées. On ne peut être un individu de fait, un sujet, sans être un individu de droit (Bauman 2001). L’individualisme doit alors se réaliser, au-delà du politique, dans les liens à créer, dans les échanges et les investissements sociaux et humains.

En tout cas, l’identité se façonne entre le comprendre et l’agir, processus humain vital de va-et-vient entre le sentiment de soi subjectif et les événements de nos vies, quand nous sommes pris entre fixité et mouvance, immobilité et changement, constance et transformation. Si la disjonction a servi la psychologie sociale d’un côté et la sociologie des identités de l’autre, notamment telle que revendiquée par Dubar (2000) dans une théorie sociale des identités, je souhaite pour ma part échapper à l’opposition objectivisme/subjectivisme et valoriser à la fois la routinisation des actions et l’élaboration discursive et réflexive (Giddens 1994a, Kaufman 2004). Par l’activité narrative et l’écriture comme transfiguration du passé (Ricœur 1990, Cyrulnik 1999, Oraofiamma 2002, 2008), les histoires individuelles s’organisent, s’agencent et s’imbriquent pour faire sens. Par l’action, au-delà du réflexif, et les décisions comme projection de l’à-venir, des vies s’orientent, rebondissent, et se construisent pour désavouer l’absurde. Nous sommes permanence et mutation, à devoir nous accepter dans quelque douleur existentielle puisque nous

34 Les livres politiques sur la nation ne manquent pas mais je cite Dominique Schnapper que j’admire pour ses écrits et sa place politique,

membre du Conseil Constitutionnel, même si je ne partage pas toutes ses idées jacobines. Je lui serai toujours reconnaissante, lors de l’entretien que j’ai eu avec elle alors qu’elle était chargée d’évaluer mon dossier pour la bourse de la vocation Bleustein-Blanchet (que j’ai obtenue), de son attention, sa gentillesse et son empathie. Alors que j’étais bien novice, elle a cru en moi et m’a encouragée, signes précieux d’un avenir en incertitudes. Et je garde cette parole à mon égard : « Vous écrivez bien ; si un jour, vous êtes universitaire, ne vous desséchez pas ». J’espère à ce jour ne pas l’avoir déçue.

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nous échappons nous-mêmes dans l’impression que « je » devient un autre tout en restant en

lui-même. Cette instabilité, inquiétante parfois (merveille des textes littéraires35), qui peut faire crise,

est pourtant nécessaire à la subjectivation, c’est-à-dire à la mise en conscience de soi.

Le sujet sociolinguistique

Qu’est-ce donc à dire pour la sociolinguistique ? Rompu à l’incomplétude, le sujet est pris entre certitude et doute, immuabilité et changement, réflexivité et action, entre perception de l’autre et vision de soi, qu’il actualise en actes… et en parole. Parce si le langage sert à communiquer, il sert à se dire aussi.

« L’individu sélectionne en fonction de ses objectifs consciemment ou non, les indicateurs identitaires nécessaires pour y répondre. De fait l’identité est un processus de réajustement permanent et correspond davantage à des stratégies, dont la valeur n’est pas descriptive mais justificatrice ou valorisée, qu’à des déterminations » (Abdallah-Pretceille 2006 : 40).

Dans le langage se vivent des identités plurielles constitutives d’hétérogène, écheveaux et fils tissés dans les interactions qu’ils donnent à voir ou pas. Ainsi le sujet existe à travers les voix qui lui échappent, de l’impensé et de l’historicisé, des discours sociaux et idéologiques, du contexte interactionnel, de l’autre, des expériences et des désirs, des variations langagières. Des impossibles contrats de parole dans lesquels glissent interprétations et implicites des mises en scène et des rapports de pouvoir. Cette complexité du sujet est en jeu dans mes analyses des changements et interprétations sociales. Elle est à saisir, expliciter, à mettre en sens. « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ « ego » (Benveniste 1966, tome 1 : 259 ».

Cette appréhension du sujet dans les pratiques langagières est au cœur de mes projets, aussi bien sur l’expérience canadienne à travers la redéfinition de la minorisation, que sur la violence verbale, les couples mixtes ou la sociolinguistique urbaine. Si j’analyse la violence verbale dans

sa dimension interactionnelle et par les actes de discours36, du malentendu à l’insulte, la force

de la montée en tension se joue dans la prise en compte du sujet (2008c), rapport de faces, contextes multiples d’interactions, sociaux, temporels, individuels, routines conversationnelles etc. Cette dimension traverse toutes mes interprétations et la modélisation de la violence verbale que nous avons élaborée avec Christina Schultz-Romain intègre une première étape en amorce de la violence, celle qui justement dit la place du sujet au moment de l’interaction. Lors du colloque sur l’insulte organisé par Dominique Lagorgette en mai 2009, j’avais proposé une table ronde sur

notre projet pluridisplinaire37 autour d’un observatoire municipal de tranquillité publique. Une

de mes collègues géographes, Catherine Sélimanovski a exposé son travail en lien avec le mien :

«  Dans un de ses textes Claudine Moïse (2004, Analyse de la violence verbale  : quelques principes

méthodologiques) démontre que l’insulte est le dernier recours avant la violence physique et que pour

l’élève qui en arrive à insulter une enseignante de son collège « l’insulte renforce aussi l’affirmation de soi, comme s’il fallait répondre à une identité à laquelle on est assigné ». Elle conclut que pour l’élève « c’est une forme de visibilité sociale qui est à l’œuvre, qui traduit le besoin de se construire une identité et de l’afficher : identité du refuge dans la cristallisation d’une identité de repli ». (C’est moi

qui souligne). Je voudrais dire ici comment cette idée d’une identité de repli liée à la violence verbale

recoupe mes propres recherches au sujet d’une territorialité du repli liée aux situations de pauvreté et

35 L’âme humaine (« l’individuation ») bouleversée est au cœur des écrits poétiques et des textes de ceux qui m’accompagnent tels Bashevis

Singer, Berberova, Dostoievski, Flaubert, Tchekhov, Woolf et tant d’autres… Je pense au fil de la plume à deux lectures récentes, le prix Goncourt 2008 d’Atiq Rahimi, Syngué Sabour, ou ce recueil de nouvelles de Kressman Taylor, Ainsi mentent les hommes (« C’est moi, songea-t-elle, et c’était vrai ; mais c’était aussi quelqu’un d’autre, qu’elle ne pouvait jamais atteindre, jamais toucher : 76 »).

36 Voir les parties « La violence verbale » et « Des outils pour des recherches »

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