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L’identité, l’ethnicité et la sociolinguistique

Une autre dimension de l’identité, consubstantielle à l’individuation, est l’ethnicité, rassembleuse de « même ». Comme je l’ai écrit, la conception culturelle des groupes a largement jalonné mes premiers travaux, entre le discours franco-ontarien et la danse hip hop, pour comprendre les effets de positionnements et de résistances des groupes minoritaires. Au début et dans une première approche, je m’étais donc centrée sur l’exploration de la notion d’identité ethnique, identité qui m’a amenée par la suite à prendre en compte les idéologies linguistiques et la construction du sujet.

L’identité ethnique ou culturelle

Je me souviens pour mon doctorat avoir passionnément lu sur cette notion, avoir tenté de démêler les fils largement investis par l’ethnologie, la sociologie et le politique, différemment perçue d’un bord et l’autre de l’Atlantique. J’ai eu besoin de me la faire mienne pour mieux aujourd’hui m’en libérer. J’avais commencé par la nation, la minorité et l’ethnie. La nation traverse mes réflexions aujourd’hui puisque c’est dans son cadre même que se conçoivent les idéologies linguistiques, les rapports de pouvoir entre les langues et l’idée que l’on se fait de notre propre travail de sociolinguistique, comme je vais encore le développer ci-dessous. La nation est au centre

de notre histoire contemporaine (Grillo 1989, Hobsbawn 199044), de notre vision du monde

et parfois de la pensée scientifique au sujet des minorités (Thériault 2007). J’ai pu exprimer (Moïse avec Heller 2009a) mes ruptures avec une image nationale voire nationaliste provençale qui m’a corsetée pendant ma jeunesse mais dont, dans une nécessité de questionnement, je me suis échappée. Face à la nation, au-delà de ce qu’elles expriment toutes deux d’une histoire, d’un territoire, d’une religion, d’une langue ou de coutumes, l’ethnie et la minorité se vivent dans une dynamique politique et une revendication nationalitaire (je ne peux m’empêcher de citer Moscovici (1979), première lecture avant toute et il y a bien longtemps, en guise de

révélation intellectuelle). Dans la modernité45, la minorité joue sa reconnaissance à travers une

volonté d’institutionnalisation et d’autonomisation. Je posais ensuite, l’expression des groupes dans ce qu’ils sont, l’identité culturelle, notion française politiquement correcte, en regard de l’ethnicité qui connoterait, dans le modèle universaliste, l’expression des particularismes dans l’espace public et afficherait des replis identitaires menaçants. Dans une perspective canadienne, j’ai lu les écrits de Danièle Juteau (1999, recueil d’articles que j’avais lus antérieurement) qui cherche à comprendre la production de l’ethnicité « valeur vitale qui s’active si rapidement » (1999 : 17). L’ethnicité serait à la croisée, toujours contextualisée, d’une communauté de destin et de socialisation, facteurs internes, et d’un rapport aux autres dans les rapports de domination et de places. S’appuyant sur la réflexion fondatrice de Barth (1969), Danièle Juteau réaffirme, vision largement admise aujourd’hui et pour ma part incontournable pour dire la complexité, que les groupes ethniques ne sont ni préétablis, ni immuables ni figés. Les frontières ethniques dessinent des identités en changement et en déplacement, dans une perspective dynamique,

43 Merci aussi à Diane Vincent pour nos conversations autour de la radio trash, qui montre combien le sujet est sollicité dans l’espace

public ou les médias pour se dire dans toutes ses dérives (médisances, manipulations, etc.) au détriment d’une prise de position collective et d’action politique.

44 Je me rends compte que je pourrais raconter l’histoire de tous les livres que je cite et qui m’ont marquée, essais, analyses, littérature.

Ils font partie de ma vie, ont créé des liens de pensée avec celles et ceux qui me les ont conseillés et me renvoient à des moments souvent marquants (là les séminaires à Toronto)…

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loin de tout figement radical, sujet des pires dérives. C’est au contact de leurs différences que les groupes, confrontés les uns aux autres, acceptent ou refusent échanges et modulations et adoptent des stratégies de rejet ou d’acceptation, indépendamment ou en réponse à des rapports d’inégalité, comme le développe Monica Heller. Ainsi, l’environnement politique et les relations entre groupes frontaliers engendrent aménagements culturels et, dans cette optique, les frontières ethniques ne sont plus considérées comme des données de la nature mais comme des constructions sociales sujettes aux mouvements, aux pressions, aux pouvoirs des groupes en contacts et en rivalité. Les frontières, alors subjectives, sont marques d’inclusion et d’exclusion : est-ce que je te

juge comme membre de mon groupe ou comme un autre ? De cette façon, la défense du groupe

ethnique passe par un engagement politique nécessaire et cohésif et par la défense de valeurs sociales et culturelles entendues qui ont force d’union.

Ces réflexions fécondes sur l’identité ethnique m’ont permis de penser le contact entre les groupes, de l’assimilation à l’opposition, les types de minorités, historiques, économiques ou déplacées, et par la suite les situations multiculturelles (Moïse 2001b). J’ai pu faire la synthèse

de toutes ces questions46 dans le cadre d’un séminaire de master particulièrement stimulant

« Identité, langue et immigration ». Mes lectures tout au long de ces années se sont nourries les unes les autres dans des croisements de pensée revigorants (pour des synthèses sur l’identité et le multiculturalisme voir Camilleri et Cohen-Emerique (Éds) 1989, Camilleri 1991, Doytcheva 2005, Elbaz et Helly (Éds) 2000, Kymlicka 2001, Semprini 1997, Thiers 1989, Wieviorka (Éd.) 2005, sur la langue liée à l’immigration et révélatrice d’identité, voir parmi tant d’autres Billiez (Éd.) 1998, Deprez 1994, 2008, Helot 2007, Leconte 2005, Lüdi et Py 1986, Melliani 2000, sur

la création, outre tous les écrivains de la francophonie entre-deux langues47, voir Caubet 2004,

Cherfi 2004, 2007, Combe 1995, Moïse 1999c, 2004c). J’aime transmettre les mécanismes d’aliénation au groupe dominant (Memmi 1957), actualisés dans l’auto-odi linguistique de

Ninyoles (1969) ou l’aliénation de Robert Lafont48 (1967) et dire avec Primo Lévi que l’on

intègre d’autant mieux la domination qu’elle est martelée par les détenteurs de pouvoir qui ont sans doute de bonnes raisons d’être là où ils sont et de croire ce qu’ils croient puisqu’ils ont réussi à dominer (1987 et particulièrement 1989 avec le chapitre « communiquer »). J’aime manier le

principe de reconnaissance de Charles Taylor49, relire l’introduction de Julia Kristeva (1988),

prendre la colère de Franz Fanon50 (1952), revisiter l’histoire (Noiriel 1992, 2007) et percevoir les

balancements identitaires (Amrani et Beaud51 2004). J’aime signifier que l’identité culturelle est

plurielle, qu’elle se construit toujours « avec » et non pas dans l’oubli et « contre » (Sibony 1989

et particulièrement 1991 avec le chapitre 1 sur l’entre-deux langues52) dans une incontournable

mémoire contre le déchirement (Krulic 2001) et qu’elle se créolise si besoin (Glissant 2009).

46 Je traite « l’interculturel » dans un autre séminaire, « Pratiques interculturelles ». Que l’on ne soit pas surpris de ne pasme voir développer

cette notion qui ne fait pas partie de « mes » notions et dont je n’ai jamais senti l’utilité. J’estime qu’elle est une résultante des rencontres d’altérités mais souvent pensée de façon trop figée (Varro 2001).

47 J’avais pu rencontrer des écrivains créoles (Patrick Chamoiseau et Daniel Maximin entre autres) alors que j’étais chargée en 1991 d’organiser des tables rondes sur « Les continents noirs » pour le festival Montpellier à Montpellier. Par la suite, dans le cadre d’un séminaire sur la francophonie, j’ai abordé la littérature francophone, aujourd’hui se réclamant d’une « littérature monde » pour casser les effets de centration français (Le Bris, Rouaud et Almassay 2007)

48 Au moment où j’écris, j’apprends avec émotion que Robert Lafont vient de mourir à Florence où il vivait. C’est le 24 juin, jour de la St

Jean, fête des francophones du Canada. Les pages se tournent, il ne faut surtout pas les déchirer.

49 Entre perspective historique et réflexion philosophique, la reconnaissance est au cœur des enjeux identitaires. D’un point de vue politique,

elle doit s’accommoder en même temps, dans un équilibre incertain, d’une citoyenneté partagée. Notion performante, je l’ai depuis souvent réinvestie dans l’analyse des interactions verbales violentes.

50 Auteur déchiré et ancré dans son époque, fidèle à l’image qu’il donne à voir de lui dans ses écrits, j’ai retrouvé récemment Franz Fanon dans les mémoires de Claude Lanzman (2009).

51 Merci à Jacqueline Billiez de m’avoir signalé cet excellent travail d’entretien sociologique.

52 Il ne s’agit pas ici d’un espace blanc, non défini entre deux systèmes, vision majoritaire, mais plutôt de passage de représentations à

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La sociolinguistique ethnographique

Cette appréhension de l’identité ethnique et du sujet comme processus et non comme distribution ou catégorie a eu des conséquences fondamentales sur ma façon d’être en sociolinguistique, dans la conception même de notre discipline et dans l’analyse de mes données. Le sujet se construit (entre autres mais c’est par là que je le saisis) dans l’interaction langagière et dans des rapports de pouvoir voire d’inégalités sociales et ethniques, c’est-à-dire à la fois dans son actualisation micro mais aussi dans son contexte de production, politique, social, culturel… Les pratiques langagières, comme pratiques sociales, rendent compte de processus identitaires dynamiques, sociaux et ethniques, à l’œuvre qu’il faut analyser conjointement et dans un même mouvement. Cette démarche induit inexorablement une approche ethnographique historicisée et marquée

en contexte par l’expérience53. L’analyse des phénomènes linguistiques en interaction permet

d’affiner, de compléter, de confirmer ou, mieux, d’interpréter certains processus sociaux, luttes idéologiques, rapports d’inégalité, construction identitaire vécus ou observés ; tel est le cas par exemple de l’interpellation dans la violence verbale (Moïse avec Auger, Fracchiolla et Schultz-Romain 2009d) qui peut se décliner dans ses mécanismes linguistiques et pragmatiques qui signifient le maintien de l’ordre social en ce temps de peur et de contrôle. La conception dynamique des constructions sociales donne finalement à penser les interactions dans des enjeux d’idéologie, de ressources, d’intérêts et de positionnements des acteurs, à chercher empiriquement et dans l’observation, plutôt que comme catégories linguistiques figées et décontextualisées.

Cette sociolinguistique critique (Heller 2002), sociolinguistique des identités comme l’aime à

la nommer mon collègue Gilles Forlot (2006), formé lui aussi à Toronto54, ou sociolinguistique

du sujet et des inégalités sociales et ethniques, est très peu représentée dans le champ français. Le sujet est pensé dans les interactions comme sujet énonciatif, subjectif et hétérogène (Authier-Revuz 1995, 1998, Prieur 1996, Vion 1998) comme producteur d’identité sociale (Brès 1994) ou à travers le stéréotype (Boyer (Éd.) 2007). Pour les colloques, depuis 2002, je n’ai relevé, hors

cadre didactique55, que ceux organisés par des collègues étrangers56, canadiens ou marocains, qui

s’inscrivaient dans la construction identitaire et minoritaire57. D’un point de vue linguistique, il y

eut le colloque en 2007 à l’université Rabelais de Tours, terriblement systémique, qui s’intéressait aux processus linguistiques d’identification dans l’identité, et celui en 2009 à l’université de Helsinki, mais hors de France, qui portait sur la construction identitaire dans la communication interpersonnelle. Il faut aller du côté anglophone pour voir problématiser davantage l’identité

sociale et ethnique, en construction et dans des rapports de pouvoir58 (entre autres Bloemmert (Éd.)

1999, Dolon et Todoli (Éds), 2008, Van Dijk 2008) ou voir questionner une sociolinguistique de l’identité (Stockwell 2009).

53 Voir le chapitre « L’expérience du terrain »

54 Un chercheur de la francophonie canadienne a évoqué récemment « l’École de Toronto » pour la critiquer. Il revendique pour sa part

le cadre national comme construction de l’identité linguistique et culturelle. Je ne m’étendrai pas sur cette polémique, révélatrice de conceptions différentes de la construction des groupes, mais voulais signaler que, par la nomination d’un courant de recherche porté au Canada par Monica Heller, il participait de sa reconnaissance.

55 Même si en juillet 2009 se tenait à Montpellier le colloque La construction identitaire à l’école, qui rendaient compte de travaux sur la

construction des identités dans l’interactions et je veux ici signaler les approches connexes aux miennes de Cyril Trimaille et Patricia Lambert sur la stylisation (ou les effets de langage pour affirmer son identité), aspects que j’aimerais développer dans mon travail.

56 Pour avoir un point de vue sur le développement de notre discipline, j’archive depuis une dizaine d’années les annonces de colloques.

57 Quatre articles portent sur la co-construction de l’identité et de l’altérité dans Auzanneau (Éd.) (2007).

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