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Première partie : Les « mots de l’oracle » : appréhender et identifier les sanctuaires oraculaires

2. Identifier les petits sanctuaires oraculaires: une enquête lexicale

2.2. Μαντεία, χρησμοί et oracula : le vocabulaire de la divination oraculaire

2.1.4. Nommer la parole oraculaire

Le sanctuaire oraculaire est, par définition, un lieu où les dieux, les héros, ou même les morts, rendent des « oracles » dans un contexte organisé. La polysémie française du terme, qui désigne à la fois le « produit » et le « lieu de production », se retrouve en latin et en grec où on a dit que les termes oraculum et μαντεῖον peuvent également désigner la réponse donnée au consultant à l’issue de la procédure divinatoire. Le terme grec de μαντεῖον, compris cette fois comme « oracle-produit » et non « oracle-lieu de production », se double alors d’un synonyme féminin, μαντεία134, et d’un troisième terme équivalent : χρησμός, dont la parenté avec χρηστήριον est claire (le χρηστήριον étant, étymologiquement, le lieu de production des χρησμοί). La forme féminine et le synonyme χρησμός sont en revanche exclusivement utilisés pour désigner l’oracle comme produit de la divination, et non comme lieu de cette activité.

Les mêmes exemples illustrent à nouveau l’utilisation de ces termes et leur interchangeabilité. Dans le passage de la Périégèse qu’il consacre à Delphes, Pausanias utilise d’abord le terme de μαντεία pour désigner l’oracle rendu par le dieu, puis celui de χρησμός quelques paragraphes plus loin135. En latin, dans le passage que Tacite consacre à la consultation de Claros par Germanicus, le mot oraculum est employé à deux reprises et dans ses deux sens ; une première fois pour désigner le sanctuaire oraculaire, et une seconde fois pour désigner la façon dont le dieu aurait annoncé au consultant sa mort prochaine : ut mos

oraculis « à la façon [i.e. ambigüe] des oracles »136. L’épigraphie ne fait pas exception, et le

cas déjà évoqué de Magnésie du Méandre en fournit un exemple. Les fouilles de la cité ont livré un ensemble de 70 inscriptions rassemblées près de l’agora et baptisé par les fouilleurs de « monument des archives ». Toutes traitent de l’établissement par Magnésie, et de la reconnaissance par d’autres cités, d’une fête d’Artémis Leukophryènè, divinité poliade de Magnésie, à la suite d’une épiphanie de la déesse en 221 avant notre ère, et conformément à un oracle rendu par son frère Apollon, consulté à Delphes par les Magnètes (l’oracle est cité

134 Terme qui peut également désigner la capacité d’un dieu à rendre des oracles (notamment chez

Hérodote, Histoires, II, 83), ou la consultation de l’oracle (notamment chez Platon, Lois, 694c).

135 Respectivement Pausanias, Périégèse, X, 5, 5-13 et X, 9, 16. 136 Tacite, Annales, II, 54.

par la première inscription de l’ensemble monumental137). Servant d’outil de légitimation de

l’entreprise, il est de fait mentionné par la quasi-totalité des inscriptions sous trois formes : τὰς μαντείας τοῦ θεοῦ τοῦ ἐν Δελφοῖς138, τὸ μαντεῖον τᾷ Ἀρτέμιδι τᾷ Λευκοφρυ[ηνᾶ]ι139, ou

encore τὸν χρησμὸν τοῦ ἐν Δελφοῖς θεοῦ140. Un même oracle, émanant d’un même dieu, d’un

même sanctuaire oraculaire et d’une même consultation, peut donc être indistinctement désigné par les trois termes dans un même contexte, et par des inscriptions dont le texte suit un modèle sans doute inspiré par la cité de Magnésie.

En latin, le même terme sert également à désigner le lieu de production de la parole divine et cette parole elle-même, et s’applique à tous les types de paroles divines, comme l’illustre Cicéron et son De divinatione dans lequel il utilise abondamment le terme

oraculum141. La totalité des auteurs latins traitant de divination utilise ce même terme, tels que Pline l’Ancien142, Tacite143 ou Macrobe144 pour désigner la parole divine produite par les sanctuaires oraculaires aussi bien que par des devins indépendants.

Considérant que ces trois termes, grecs et latin, sont associés à l’activité propre aux sanctuaires oraculaires et servent à désigner leur « produit », tout sanctuaire où, d’après la documentation littéraire ou épigraphique, seraient rendus des μαντεῖα, μαντεῖαι, χρησμοί ou

orac(u)la peut donc être considéré comme sanctuaire oraculaire.

D’autres synonymes grecs de μαντεῖον / μαντεία et χρησμός, plus rares et d’un emploi essentiellement littéraire, peuvent être ajoutés à cette liste de termes caractéristiques, comme μάντευμα145 ou χρῆσις146, ou encore χρησμῳδία147, χρησμῴδημα ou χρησμοδότημα148, les

137 I. Magnesia 16. Sur l’archéologie et l’histoire de la cité, voir Bingöl (Orhan), Magnesia on the Meander, Magnesia ad Maeandrum: The city of Artemis with « white eyebrows », Istanbul, Homer Kitabevi, 2007. Pour une étude globale du monument et de la démarche magnète, voir Ebert (Joachim), « Zur Stiftungsurkunde der Leukophryena in Magnesia am Mäander », Philologus, 126 (1982), p. 198–216 ; Chaniotis, « Empfängerformular und Urkundenfälschung », 1999, p. 51-69 ; Sumi, « Civic Self-representation in the Hellenistic World », 2004, p. 79-92. Sur le texte même du monument, voir Kern (Otto), Die Inschriften von

Magnesia am Maeander, Berlin, W. Speman, 1900 ; Rigsby (Kent J.), Asylia. Territorial Inviolability in the

Hellenistic World, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 179-279.

138 Magnesia 24, 6-10 : ὃν τίθητι ἁ πόλις│τῶν Μαγνήτων τᾶι Ἀρτέμιδι τᾶι Λευκοφρυηνᾶι κατὰ │πενταετηρίδα μουσικόν τε καὶ γυμνικὸν καὶ ἱππικὸν│ἰσοπύθιον ταῖς τιμαῖς κατὰ τὰς μαντείας τοῦ θεοῦ│τοῦ ἐν Δελφοῖς. 139 Magnesia 55, 9-12 : ἀποδέξασθαι τὰν θυ-│σίαν κα[ὶ τ]ὰν πα[νάγυ]ριν καὶ [τὰ]ν ἐκεχειρίαν, ἃν συντε-│λοῦντι οἱ [Μάγ]ν̣ητ̣ες κατὰ τὸ μαντεῖον τᾶι Ἀρτέμιδι│τᾶι Λευκοφρυ[ηνᾶ]ι 140 Magnesia 28, 10-13 : τήν τε θυσίαν ἐπήγγελλον καὶ τὴν πανή[γυ]ριν καὶ τὸν│ἀγῶνα ὃν προκεχειρισμένοι εἰσὶν συντελεῖν τῆ[ι Ἀρτ]έ-│μιδι τῆι Λευκοφρυηνῆι κατὰ τὸν χρησμὸν τοῦ ἐν│Δελφοῖς θεοῦ

141 Cicéron, De divinatione, I, 3 ; I, 11; I, 18; I, 19-21; I, 32; I, 34; I, 37; I, 43; I, 50-51; II, 6; II, 33; II,

48; II, 56-57.

142 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, 95, 2-3 143 Tacite, Annales, II, 54

144 Macrobe, Saturnales, I, 17

trois derniers désignant des oracles « chantés », c’est-à-dire des oracles en vers. S’y ajoute le terme polysémique χρηματισμός, qui renvoie plus souvent à l’exercice d’une charge publique, mais prend parfois le sens d’oracle, comme on le verra.

Pour les mêmes raisons, les verbes d’action découlant de ces substantifs, et désignant la « production d’oracles », l’action du dieu rendant un oracle, doivent également être considérés comme révélateurs d’une activité oraculaire. Ainsi, les termes μαντεύω149, χρησμηγορέω150, χρησμοδοτέω151, χρησμολογέω152 ou χρησμῳδέω153 désignent tous l’action de dire ou rendre un oracle (la seule nuance concernant le dernier terme qui renvoie lui aussi à des oracles chantés). Il faut ajouter à cette liste les termes χρῄζω154 et χράω155, qui peuvent avoir d’autres sens, mais désignent, en contexte oraculaire, la même action divine productrice d’oracle. Le terme μαντεύω est plus significatif encore, puisqu’il peut également désigner l’action humaine de consulter un oracle et d’interroger le dieu156. Il est donc à cet égard doublement révélateur d’une activité oraculaire.

La documentation en grec utilise également le terme ἐρωτάω157, traduit habituellement par « interroger » ou « demander », pour désigner la même action que rend parfois le terme μαντεύω. Si ce terme est donc lui aussi significatif, il n’est, tout comme χρῄζω et χράω, pas propre à un contexte oraculaire, et la seule présence de ces termes ne constitue pas une preuve formelle et indépendante du contexte. Mentionnons également ici les quelques formules qui, sans être elles-mêmes oraculaires (c’est-à-dire sans contenir de termes typiquement oraculaires) reviennent très régulièrement dans les inscriptions oraculaires des grands sanctuaires comme Delphes, Claros, Didyme ou Dodone. Il s’agit essentiellement de formules interrogatives stéréotypées, par lesquelles le consultant demande s’il est « davantage profitable et meilleur » (λῶιον καὶ ἄμεινον, vel sim.) de faire ceci ou cela, ou bien à quel(s)

146 Pindare, Odes, XIII, 108.

147 Eschyle, Prométhée enchaîné, 775 ou encore Platon, Protagoras, 316d. 148 Eustathe Macrembolite, L'histoire d'Hysmine et d'Hysminias, IX, 4 et X, 5. 149 Notamment chez Hérodote, Histoires, I, 65

150 Notamment chez Lucien, De la déesse syrienne, 10. 151 Eustathe, L'histoire d'Hysmine et d'Hysminias, X, 14. 152 Aristophane, Les Oiseaux, 964-991.

153 Hérodote, Histoires, VII, 6.

154 Dans ce sens précis : Eschyle, Choéphores, 815, ou Euripide, Hélène, 516.

155 Dans ce même sens oraculaire : Homère, Odyssée, VIII, 79 ; Eschyle, Choéphores, 1026 ; Hérodote, Histoires, I, 19 ; I, 49 ; I, 67 ; IV, 150.

156 Notamment chez Hérodote, Histoires, ou encore Euripide, Ion, 431.

157 Les lamelles de Dodone utilisent abondamment ces termes également, notamment sous la forme

(ἐπ)ερωτεῖ. Voir Tsélikas (Sotiris), Τα χρηστήρια ελάσματα της Δωδώνης των ανασκαφών Δ. Ευαγγελίδη, 2013. Dans l’inscription I. Didyma 504, le prophète Damianos interroge (ἐρωτᾷ) le dieu à propos de la création d’un autel, et le dieu lui répond (ἔχρησεν).

dieu(x) (τίνι/τίνας κα θεῶν) ou héros (ἢ ἡρώων) il faut adresser des sacrifices (θύοντες), des prières (εὐχόμενοι) ou chercher à les apaiser (ἱλασκόμενος)158, et leurs variantes possibles.

De manière générale, la présence de l’un ou l’autre de ces termes ne prouve pas catégoriquement et à elle seule l’existence d’une activité oraculaire, et donc d’un sanctuaire oraculaire. Le contexte doit être pris en compte, notamment quand certaines ambiguïtés lexicales demeurent. Mais ces termes permettent d’identifier, au sein de la masse des documents épigraphiques disponibles notamment, des inscriptions susceptibles d’être oraculaires.

2.1.5. Imprécision de la documentation et ambiguïté des termes ? Les exemples de