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Antonius Van Dale, Fontenelle et l'Histoire des oracles : une histoire de manipulation (1683-1686)

Première partie : Les « mots de l’oracle » : appréhender et identifier les sanctuaires oraculaires

1. Appréhender les sanctuaires oraculaires et la divination : un problème historiographique

1.1. Divination et oracles entre manipulation et irrationalité : naissance d’un objet historique (XVII e siècle – milieu du XX e siècle)

1.1.1. Antonius Van Dale, Fontenelle et l'Histoire des oracles : une histoire de manipulation (1683-1686)

En 1686 paraissait à Paris un ouvrage anonyme intitulé Histoire des oracles, dont l’auteur affirmait avoir récemment lu « un Livre Latin sur les Oracles des Payens, composé depuis par Mr. Van-Dale, Docteur en Médecine et imprimé en Hollande » et qui « détruisoit avec assez de force ce que l’on croit communément des Oracles rendus par les Démons, et de leur cessation entière à la venue de Iésus-Christ ». Constatant que l’ouvrage premier était « plein d’une grande connoissance de l’Antiquité, et d’une érudition très étendue », mais que « M. Van Dale n’a écrit que pour les Sçavans », l’auteur anonyme se proposait de « le traduire, afin que les Femmes, et ceux mesme d’entre les Hommes qui ne lisent pas si volontiers du Latin, ne fussent point privez d’une lecture si agréable et si utile »2.

Le « Livre Latin » à l’origine de cette renaissance de la réflexion oraculaire est le traité

De Oraculis veterum ethnicorum publié en 1683 par Antonius Van Dale, un érudit hollandais qui fut successivement prédicateur mennonite, commerçant puis médecin à l’hospice de Haarlem, la ville où il avait vu le jour en 16383. Auteur par ailleurs d’un traité De Origine et

2 Le Bouyer de Fontenelle (Bernard), Histoire des oracles, Paris, G. de Luyne, 1687, p. 1-2.

3 Cet ouvrage de Van Dale a récemment fait l’objet d’une thèse qui en propose une nouvelle édition,

avec introduction critique, et qui vise à resituer la pensée de l’auteur dans celles de son temps et de l’anabaptisme en général : Pirocchi (Francesco Maria), Anton van Dale’s De Oraculis (1683-1700) : a critical

progressu idololatriae et superstitionum, Van Dale s’efforçait, avec son traité consacré aux oracles, de remettre en cause la vision diabolique des oracles héritée des Pères de l’Église, relayée jusqu’à son époque par l’Église catholique abhorrée par le mennonitisme, et radicalement incompatible tant avec le cartésianisme marquant cette fin de siècle qu’avec la transcendance inhérente à tous les protestantismes. La démonstration, en plus d’être écrite en latin, s’avère particulièrement indigeste, comme le constate plus tard Jean François Baltus, dans sa Réponse à l'Histoire des oracles où il s’attaque également à l’ouvrage premier, déplorant cette « confusion extrême qui y règne partout, et qui désespère le Lecteur le plus ardent et le plus attentif, qui se perd à tout moment dans un labyrinthe de digressions, de parenthèses et de citations inutiles, entassées les unes sur les autres »4.

Le livre de Van Dale se fit donc connaître grâce à cette Histoire des oracles rédigée en langue vernaculaire et rééditée dès 1687, puis en 1698 et en 1701 à Amsterdam, puis de nouveau à Paris en 1707, pour la première fois sous le nom de son auteur : « M. de Fontenelle, de l’Académie Françoise ». À cette date, Bernard Le Bouyer de Fontenelle est en effet membre de l’Académie française depuis 1691, mais aussi de l’Académie Royale des Sciences depuis 16995. Né en 1657, penseur et érudit éclectique, neveu de Corneille mais tragédien raté, avocat qui ne plaida qu’une seule cause (qu’il perdit), formé par les Jésuites de Rouen, il devint un vulgarisateur scientifique réputé, avec notamment ses Entretiens sur la

pluralité des mondes publiés la même année que son Histoire des oracles. Il écrivit chaque année à partir de 1699 la section « Histoire » de la publication annuelle de l’Académie Royale des Sciences, Histoire et Mémoires de l'Académie Royale des Sciences, dans laquelle il s’efforçait de vulgariser les travaux scientifiques de l’Académie à destination d’un public lettré et cultivé mais étranger au monde scientifique6. Partisan des Modernes contre les

Anciens, il contribua à diffuser le cartésianisme, même s’il s’en éloigna sur certains éléments, et s’occupa aussi de métaphysique. Son Histoire des oracles, en plus de s’inscrire dans le prolongement des visées du traité de Van Dale, se situe donc à la croisée des grandes introduction, Thèse de doctorat, Paris, École Pratique des Hautes Études - Università degli studi La Sapienza (Rome), 2016.

4 Jean Français Baltus, Réponse à l'Histoire des oracles, 2. L’ouvrage est aujourd’hui accessible en

ligne, en version numérisée : https://archive.org/details/rponselhistoir00balt.

5 Voir Delorme (Suzanne), Adam (Antoine), Couder (André) (et al.), Fontenelle, sa vie et son oeuvre (1657-1757), Paris, Albin Michel, 1961 ; Flourens (Pierre), Fontenelle, ou de la philosophie moderne

relativement aux sciences physiques, Genève, Slatkine, 1971 ; Maigron (Louis), Fontenelle : l'homme, l'oeuvre,

l'influence, Paris, Plon-Nourrit, 1996 ; Niderst, Alain (éd.), Les philosophies de Fontenelle ou les voiles d'Isis, Paris, Centre d'études d'histoire de la philosophie moderne et contemporaine, 2003 ; Roveda (Lyndia) (éd.),

Fontenelle entre science et rhétorique, Rouen, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2006.

6 Voir Chassot (Jean-Fabrice), Le dialogue scientifique au XVIIIème siècle : postérité de Fontenelle et vulgarisation des sciences, Paris, Classiques Garnier, 2011.

orientations de son œuvre : vulgarisation scientifique (historique dans le cas présent), démarche rationnelle, intérêt pour la métaphysique et enfin amour des Lettres et de la culture classique.

L’ouvrage est organisé en deux dissertations, suivant le plan de Van Dale, mais significativement remanié pour founir un texte clair et facile à lire, même s’il fait à plusieurs reprises preuve d’érudition, citant volontiers Platon, Cicéron, Plutarque, Oenomaos de Gadara, Clément d’Alexandrie, Eusèbe de Césarée, Origène, Porphyre ou Jamblique. Dans la première dissertation, Fontenelle s’efforce de déconstruire la thèse chrétienne devenue traditionnelle et de démontrer « que les oracles n’ont point étés rendus par les Démons »7, utilisant à la fois des arguments théologiques (rien de tel n’est stipulé par l’Écriture, et Dieu dans sa grandeur ne l’aurait pas permis), historiques (la naïveté humaine est toujours d’actualité, comme l’illustrent des anecdotes récentes, et les oracles se sont plus d’une fois laissés corrompre et manipuler), philosophiques (certains des philosophes anciens ne croyaient pas aux oracles, comme Œnomaos de Gadara ou les Épicuriens), ou logiques (pourquoi des oracles démoniaques auraient-ils annoncé aussi la victoire du Christ ?). Il parvient donc à la conclusion d’une origine humaine des oracles qui n’auraient été rien de plus que des manipulations orchestrées par quelques prêtres malhonnêtes, mais assez astucieux pour berner la masse des crédules, païens mais aussi chrétiens ensuite, et ce pendant des générations. La prétendue obscurité des oracles comme lieux – Fontenelle décrit les sanctuaires comme des lieux obscurs, caverneux ou souterrains – et comme parole « divine » – la littérature ancienne lui fournissait une mine d’exemples célèbres d’oracles « ambigus » – apporte la dernière pierre à l’édifice et ouvre la voie logique à la seconde dissertation : « que les Oracles n’ont point cessé au temps de la Venue de Iesus-Christ »8. L’explication

théologique fait placce à une explication rationnelle, puisque Fontenelle conclut que les oracles ont cessé de parler quand le paganisme s’éteignit. L’auteur fait ici œuvre d’historien en confrontant la théorie à la réalité de la documentation littéraire, convoquant notamment Plutarque et s’appuyant sur les preuves littéraires de l’activité de l’oracle de Delphes pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne. Il ramène ainsi les oracles dans le champ de l’histoire humaine, les arrachant aux champs de la théologie ou de la démonologie, et de l’apologétique. La démarche n’est d’ailleurs pas sans lui attirer quelques ennuis. Fontenelle est attaqué en 1707, année de la première réédition de l’Histoire des oracles sous son nom, par le jésuite et

7 Le Bouyer de Fontenelle (Bernard), Histoire des oracles, I, 1. 8 Le Bouyer de Fontenelle (Bernard), Histoire des oracles, II, 1.

recteur de l’Académie de Strasbourg Jean-François Baltus dans sa Réponse à l’Histoire des

oracles. L’année suivante, une Suite de la Réponse à l'histoire des oracles, dans laquelle on

réfute les objections insérées dans le XIIIe tome de la Bibliothèque choisie prolonge la contre- argumentation. Baltus tente de réfuter les arguments de Fontenelle dans une démonstration historiquement peu convaincante, et qu’il axe essentiellement sur la défense des Pères de l’Église que Fontenelle accuse implicitement de s’être laissés berner comme les païens avant eux, et dont Baltus essaye de rétablir l’autorité. Le jésuite tente également d’accuser Fontenelle d’hérésie, sentant que l’accusation de mystification lancée contre les religions païennes pourrait aussi être appliquée à d’autres religions, et que fragiliser les Pères de l’Église pourrait fragiliser l’Église elle-même. Fontenelle désamorce la critique en refusant la polémique et en affirmant qu’il n’a fait qu’œuvre d’historien et qu’il ne veut pas suivre Baltus et ses autres détracteurs sur les chemins blasphématoires où ils veulent l’emmener.

Mais au-delà de cette polémique d’ordre théologique et ecclésiologique, c’est d’abord l’œuvre proprement historique de Fontenelle et Van Dale qui intéresse ici, et la postérité de cette double œuvre. Même si Fontenelle n’eut aucun continuateur immédiat, les oracles retombant ensuite dans l’oubli pour deux siècles, cette « rationalisation » des oracles et de la divination qu’il ébauche sur les traces de l’écrivain qu’il traduit constitue la première perspective nouvelle depuis la fin de l’Antiquité et le conflit entre paganisme et christianisme, et surtout la première perspective historique sur le sujet. Le meilleur (l’approche historique) comme le pire (l’accusation de fraude) de cette vision nouvelle trouvèrent des continuateurs jusqu’à nos jours, et la vision « fontenellienne » devint une grille de lecture pour de nombreux historiens et archéologues qui, jusqu’à récemment, se sont notamment appliqués à « chercher le truc », pour employer une formule propre à la prestidigitation à laquelle beaucoup ont voulu renvoyer des sanctuaires oraculaires et des pratiques divinatoires jugées non sincères.

Cette lecture, certes plus historique que la piste démoniaque, prenait (et prend parfois encore aujourd’hui) le risque de passer à côté de ce qu’était pour l’homme de l’Antiquité l’expérience du divin au travers la consultation d’un oracle. Le thème de la faille volcanique ouverte sous les pieds de la Pythie et d’où se seraient échappés des gaz expliquant son délire prophétique est célèbre, et représentatif de cette volonté, sinon d’accuser les païens de tromperie et de manipulation délibérée, du moins de réduire tout un pan des religions et de l’expérience païennes à des explications géologiques, biologiques ou chimiques, les partisans frustrés de la faille volcanique introuvable allant ensuite chercher des substances psychotropes diverses dans le laurier que mâchait la Pythie ou dans l’eau de la source Castalie

où elle se purifiait, toujours en vain9. Plus récemment, S. Dakaris pensait avoir découvert à

Mesopotamo en Épire, dans un complexe hellénistique situé près du monastère de saint Jean Prodromos, le nékyomanteion ou « oracle des morts » de l’Achéron, par lequel Orphée, Thésée et Héraclès étaient censés être descendus aux Enfers. Il pensait en effet y avoir identifié les restes d’une machinerie complexe permettant d’agiter devant les consultants, drogués par une fève hallucinogène, des représentations de fantômes et autres revenants au milieu de couloirs obscurs semi-enterrés10. Mais l’ensemble s’est avéré n’être probablement qu’une ferme fortifiée dont les « machineries » n’auraient été que des catapultes, et dont la « crypte » obscure serait un cellier11. Il semble que le véritable nékyomanteion ait été le lac Achérusien formé par le fleuve Achéron et sur les rives duquel avaient lieu les consultations, manifestement sans aucune machinerie complexe ni aucun aménagement12.

La quête illusoire du « truc » et de la tromperie participe inconsciemment d’un refus de considérer les religions païennes comme étant – tout comme les trois monothéismes – capables de susciter de réelles expériences de rencontre avec le divin sans « truc » ni assistance chimique ou visuelle d’aucune sorte. Elle tend à minimiser l’importance religieuse de l’oracle et de la divination oraculaire, réduite à une manipulation des élites, au mieux conscientes de la nécessité « d’aider les dieux » à se manifester – et donc conscientes des limites de ces mêmes dieux –, et au pire cyniques et résolues à berner les foules à leur profit. Ces foules, naïves ou à demi-conscientes des manipulations à l’œuvre, auraient été trop attachées à leurs croyances pour exercer un quelconque esprit critique, contrairement au portrait du Grec qu’on décrit par ailleurs comme pétri de rationnalité. Certes pareils truquages ont vraisemblablement existé et ont laissé des traces tangibles, même si l’on ignore tout des contextes d’utilisation de ces talking weeping and bleeding sculptures13 qui n’ont pas

9 Sur ces interrogations et leur remise en cause, voir Flacelière (Robert), « Le délire de la Pythie est-il

une légende ? », REA, 52 (1950), p. 306-324 ; Lehoux (Daryn), « Drugs and the Delphic oracle », CW, 101 (2007-2008), p. 41-56 (suite à une nouvelle tentative « scientifique » de prouver les émanations delphiques) ; Maurizio (Lisa), « Anthropology and spirit possession: a reconsideration of the Pythia’s role at Delphi », JHS, 115 (1995), p. 69-86. Sur la fontaine Castalie et son eau en particulier, voir Champeaux-Rousselot (Marguerite),

Castalie à Delphes. Dévoilement d’un site et prolongements, Thèse de doctorat, Paris, École Pratique des Hautes Études, 2013.

10 Dakaris (Sotirios), The Nekyomanteion of the Acheron, Athènes, Ministry of Culture, Archaeological

Receipts Fund, 1993.

11 Voir Baatz (D), « Teile Hellenistischer Geschütze aus Griechenland », AA, 94 (1979), p. 68-75 ;

« Hellenistiche Katapulte aus Ephyra », AM, 97 (1982), p. 211-233 ; « Wehrhaftes Wohnen. Ein befestigter hellenistischer Adesitz bei Ephyra (Nord Griechenland) », AW, 30.2 (1999), p. 151-155.

12 Sur cet « oracle des morts » et sur les confusions associées, voire Ogden (Daniel), « The Acheron nekuomanteion », in Ogden (Daniel), Greek and Roman necromancy, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 43-60.

13 Poulsen (Frederik), « Talking, weeping and bleeding sculptures. A chapter of the history of religious

nécessairement été utilisées dans des contextes cultuels ou a fortiori oraculaires. Et l’on voit bien combien la description au vitriol que sert Lucien de Samosate de l’oracle d’Abonotique a pu être réemployée par Fontenelle d’abord, puis par nombre d’historiens et archéologues « rationalistes » ensuite, pour illustrer leurs propos. Mais cette lecture n’en est pas moins contredite par les observations faites depuis le siècle dernier par les ethnologues et anthropologues des religions, qui ont d’abord montré l’absence de tout « truquage », voire d’adjuvant chimique, dans nombre d’expériences « mystiques » telles que la « transe » ou le chamanisme et d’autre part l’absence d’intention manipulatrice ou frauduleuse derrière certaines mises en scène destinées à « donner les conditions » de l’apparition ou l’intervention d’un dieu ou d’un esprit.

Fontenelle et Van Dale ont donc su tirer les oracles de l’oubli et de la vision démoniaque dans laquelle les Pères de l’Église les avaient installés, pour leur donner pour la première fois un statut d’objet historique pouvant faire l’objet d’un discours « scientifique », dégagé des objectifs apologétiques qui étaient ceux de l’Antiquité tardive. Mais ce faisant, ils ont aussi initié une lecture rationaliste et hypercritique qui occultait, jusqu’à récemment encore, tout un aspect de l’expérience païenne de l’oracle : celle du contact médiatisé avec le divin, même si celui-ci doit être appréhendé sans exagération, dans le plein respect des documents anciens.

1.1.2. Auguste Bouché-Leclercq : la divination devenue objet historique (1879-