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Hamaxitos-Chrysè : un oracle d'Apollon Sminthéus et des rats Chrysè ou Chrysa ne fut qu’un village, dont le nom s’est transmis en raison du

Deuxième partie : Inventorier et étudier les petits sanctuaires oraculaires d’Anatolie

1. Mysie et Troade

1.1. Sanctuaires oraculaires attestés

1.1.4. Hamaxitos-Chrysè : un oracle d'Apollon Sminthéus et des rats Chrysè ou Chrysa ne fut qu’un village, dont le nom s’est transmis en raison du

sanctuaire oraculaire qu’elle abritait à l’origine, avant qu’il soit déplacé vers la cité d’Hamaxitos par laquelle Chrysè fut vraisemblablement annexée à une date inconnue. Selon Strabon, les Ciliciens qui vivaient à Chrysè et qui auraient fondé le village finirent par le quitter pour rejoindre Hamaxitos80, dont l’origine est attribuée aux Mytiléniens et remonte au VIIIe ou VIIe siècle avant notre ère. En 427, Hamaxitos fut arrachée aux Mytiléniens par Athènes, à la suite de leur révolte contre la ligue de Délos. En 425, Hamaxitos apparaît donc en tant que tributaire de la ligue. En 399, la cité tomba sous emprise perse et fut vraisemblablement administrée par un dynaste, avant d’être libérée par le général spartiate Dercylidas en 39881. Au IVe siècle, la cité commença à frapper monnaie, représentant sur ses pièces une lyre ou une tête d’Apollon, sans doute l’Apollon Smintheus du sanctuaire oraculaire82. Hamaxitos prospéra à cette époque grâce à son port et au commerce du sel. En 310 avant notre ère, Antigone le Borgne entreprit un synécisme entre Hamaxitos et la cité d’Antigonéia qu’il venait de fonder sur la côte (quelques kilomètres plus au nord, voir la carte n° 1 des sanctuaires de Mysie et Troade), déplaçant sans doute une partie de la population d’Hamaxitos et d’autres cités voisines. Quand la région passa sous le contrôle de Lysimaque après la bataille d’Ipsos en 301, Antigonéia fut rebaptisée Alexandrie de Troade. Hamaxitos continua d’exister néanmoins, comme le confirme notamment Pline l’Ancien83 et les monnaies frappées jusqu’au IIe siècle avant notre ère selon les mêmes types monétaires. L’histoire de la cité à l’époque romaine est inconnue, mais les nombreux bâtiments civiques d’époque impériale dégagés par les fouilleurs confirment sa prospérité à cette époque, tout comme celle du sanctuaire84.

Le site originel du temple se serait donc trouvé à Chrysè, petit village associé au site moderne de Göz Tepe, sur la pointe occidentale de la Troade, mais où aucun vestige de temple n’a pu être identifié. Les vestiges d’Hamaxitos ont en revanche été localisés sur la colline Beşiktepe, près du village de Gülpınar, à quelques kilomètres plus au nord, en suivant

80Strabon, Géographie, XIII, 1, 66-67. 81Xénophon, Helléniques, III, 1, 15-17.

82 Bresson (Alain), « Hamaxitos de Troade », in Dalaison (Julie) (éd.), Espaces et Pouvoirs dans l'Antiquité de l'Anatolie à la Gaule. Hommages à Bernard Rémy, Grenoble, Centre de recherche en histoire et

histoire de l'art Italie-Pays alpins, 2007, p. 150-153.

83 Pline, Histoire naturelle, IV, 124.

84 Sur l’histoire d’Hamaxitos : Schwertheim (Elmar), « Hamaxitos », in Cancik (Hubert) & Schneider

la côte. Le temple d’Apollon Smintheus y a été découvert dès la fin du XVIIIe siècle par Jean- Baptiste Lechevalier, secrétaire de l’ambassade française à Istanbul85. Il ne fut néanmoins identifié formellement qu’en 1853, par le Britannique Thomas Abel Brimage Spratt, grâce aux inscriptions retrouvées sur le site. Une première campagne de fouilles eut lieu dans les années 1860 sous la direction de l’architecte britannique Richard Popplewell Pullan. Un siècle plus tard, entre 1971 et 1973, une campagne de fouille systématique fut menée par le musée de Çanakkale. Les fouilles reprirent dans les années 1980 et se poursuivent depuis, sous la direction de C. Özgünel, qui a résumé les découvertes86.

Le temple d’Apollon Smintheus fut construit dans les années 150-125 avant notre ère. Si un temple antérieur existait, aucune trace n’en a été retrouvée sur le site. Le temple hellénistique était d’ordre ionique, pseudodiptère, de 40 mètres par 22. Il était entièrement entouré d’une colonnade (quatorze colonnes par huit) et monté sur une plateforme de marbre. Les tambours sommitaux de chaque colonne étaient décorés de bas-reliefs représentant des scènes de l’Iliade. Des fragments de la statue placée au centre du temple ont pu être retrouvés et permettent d’estimer sa taille à plus de cinq mètres, même si son apparence reste inconnue, sauf à conjecturer que les représentations sur les monnaies d’Hamaxitos du dieu se tenant debout évoquent cette statue87. Une frise faisait le tour du temple et figurait aussi des scènes homériques88. Tant les dimensions que le degré de raffinement architectural du temple témoignent de l’importance du culte d’Apollon Smintheus et de la richesse de son sanctuaire.

Alexandrie de Troade intéresse également ici, mais son histoire a déjà été évoquée plus tôt et ne sera donc pas reprise89. Outre les dédicaces adressées à Apollon Smintheus et retrouvées à Alexandrie dont il sera question plus loin, l’époque de construction du sanctuaire correspond également, pour Alexandrie, au remplacement de la fête des Pythia de Troade (Πύθια ἐν Τρωάδι) par une fête des Sminthia de Troade (Σμίνθια)90, confirmant le lien entre la

cité de fondation tardive et le sanctuaire, voire sa participation à son administration et à sa vie religieuse.

85 Lechevalier (Jean-Baptiste), Voyage dans la Troade, ou tableau de la plaine de Troie dans son état actuel, Paris, Laran, 1799.

86 Özgünel Coşkun, « Apollon Smintheus Kültü », Arkeoloji Dergisi, 12 (2008), p. 163-171 ; voir

également Weber (Hans), « Zum Apollon Smintheus-Tempel in der Troas », MDAI(I), 16 (1966), p. 100-116.

87 Bresson, « Hamaxitos de Troade », 2007, p. 150-153.

88 Sur l’iconographie homérique du temple, voir Özgünel (Coskun), « Das Heiligtum des Apollon

Smintheus und die « Ilias » », Studia Troica, 13 (2003), p. 261-291.

89 Voir la partie de ce mémoire consacrée à Alexandrie de Troade : p. 126-130. 90 IK Alexandria Troas 52 & 53.

La documentation littéraire est particulièrement riche dans le cas du sanctuaire d’Hamaxitos-Chrysè. La première des attestations remonte à Homère, et explique en partie l’intérêt des auteurs postérieurs pour ce sanctuaire.

Au premier chant de l’Iliade, alors que le prêtre Chrysès vient d’essuyer le refus d’Agammemnon de lui rendre sa fille, il s’adresse en ces termes à son dieu, Apollon :

Κλῦθί μευ ἀργυρότοξ᾿, ὃς Χρύσην ἀμφιβέβηκας Κίλλαν τε ζαθέην Τενέδοιό τε ἶφι ἀνάσσεις, Σμινθεῦ, εἴ ποτέ τοι χαρίεντ᾿ ἐπὶ νηὸν ἔρεψα, ἢ εἰ δή ποτέ τοι κατὰ πίονα μηρί᾿ ἔκηα ταύρων ἠδ᾿ αἰγῶν, τὸ δέ μοι κρήηνον ἐέλδωρ· τίσειαν Δαναοὶ ἐμὰ δάκρυα σοῖσι βέλεσσιν.

« Entends-moi, dieu à l’arc d’argent, qui protèges Chrysè et Cilla la divine, et sur Ténédos règnes souverain ! Ô Sminthée, si jamais j’ai élevé pour toi un temple qui t’ait plu, si jamais j’ai pour toi brûlé de gras cuisseaux de taureaux et de chèvres, accomplis mon désir : fassent tes traits payer mes pleurs aux Danaens ! »91

En plus d’être désigné par son arc d’argent (ἀργυρότοξ᾿), selon une formule récurrente dans l’Iliade, Apollon est ici désigné par deux cités qu’il « protège » ou « parcourt » (ἀμφιβέβηκας), Chrysè et Cilla, et une cité-île dont il est le souverain (ἀνάσσεις), Ténédos. Ces trois cités étaient associées à un sanctuaire d’Apollon, comme le confirme Strabon pour Cilla et Ténédos92, et comme on le verra pour Chrysè. Au vers suivant, Apollon, dont le nom n’est pas cité par son prêtre, est qualifié de Smintheus (Σμινθεῦ), l’épiclèse qu’il porte à Hamaxitos-Chrysè. Homère confirme donc l’existence, dès son époque, d’un culte rendu à Apollon Smintheus, ainsi que l’existence d’un sanctuaire d’Apollon à Chrysè. Le choix de ces trois cités s’explique par l’identité du prêtre : Chrysès est troyen, il qualifie donc son dieu d’après une épiclèse originaire de Troade et le renvoie à trois cités de Troade. Cette attestation homérique du sanctuaire et de l’épiclèse du dieu assoie d’emblée le prestige du sanctuaire d’Hamaxitos-Chrysè et n’est sans doute pas étrangère au choix de scènes homériques pour les bas-reliefs du temple hellénistique.

Strabon propose, quelques siècles plus tard, deux digressions sur Chrysè et son sanctuaire, dont l’une porte justement sur le passage homérique en question :

91 Homère, Iliade, I, 37-42. Traduction Mazon (Paul), Paris, Belles Lettres, 2002. 92 Strabon, Géographie, XIII, 1, 62 et VIII, 6, 22.

Ἡ δὲ Χρῦσα ἐπὶ θαλάττῃ πολίχνιον ἦν ἔχον λιμένα, πλησίον δὲ ὑπέρκειται ἡ Θήβη· ἐνταῦθα δ´ ἦν καὶ τὸ ἱερὸν τοῦ Σμινθέως Ἀπόλλωνος καὶ ἡ Χρυσηίς· ἠρήμωται δὲ νῦν τὸ χωρίον τελέως· εἰς δὲ τὴν νῦν Χρῦσαν τὴν κατὰ Ἁμαξιτὸν μεθίδρυται τὸ ἱερόν, τῶν Κιλίκων τῶν μὲν εἰς τὴν Παμφυλίαν ἐκπεσόντων τῶν δὲ εἰς Ἁμαξιτόν. Οἱ δ´ ἀπειρότεροι τῶν παλαιῶν ἱστοριῶν ἐνταῦθα τὸν Χρύσην καὶ τὴν Χρυσηίδα γεγονέναι φασὶ καὶ τὸν Ὅμηρον τούτου τοῦ τόπου μεμνῆσθαι. Ἀλλ´ οὔτε λιμήν ἐστιν ἐνταῦθα, ἐκεῖνος δέ φησιν Οἱ δ´ ὅτε δὴ λιμένος πολυβενθέος ἐντὸς ἵκοντο, οὔτ´ ἐπὶ θαλάττῃ τὸ ἱερόν ἐστιν, ἐκεῖνος δ´ ἐπὶ θαλάττῃ ποιεῖ τὸ ἱερόν Ἐκ δὲ Χρυσηὶς νηὸς βῆ ποντοπόροιο· τὴν μὲν ἔπειτ´ ἐπὶ βωμὸν ἄγων πολύμητις Ὀδυσσεὺς πατρὶ φίλῳ ἐν χερσὶ τίθει, οὔτε Θήβης πλησίον, ἐκεῖνος δὲ πλησίον· ἐκεῖθεν γοῦν ἁλοῦσαν λέγει τὴν Χρυσηίδα. Ἀλλ´ οὐδὲ Κίλλα τόπος οὐδεὶς ἐν τῇ Ἀλεξανδρέων χώρᾳ δείκνυται, οὐδὲ Κιλλαίου Ἀπόλλωνος ἱερόν· ὁ ποιητὴς δὲ συζεύγνυσιν Ὃς Χρύσην ἀμφιβέβηκας Κίλλαν τε ζαθέην. Ἐν δὲ τῷ Θήβης πεδίῳ δείκνυται πλησίον· ὅ τε πλοῦς ἀπὸ μὲν τῆς Κιλικίου Χρύσης ἐπὶ τὸ ναύσταθμον ἑπτακοσίων που σταδίων ἐστὶν ἡμερήσιός πως, ὅσον φαίνεται πλεύσας ὁ Ὀδυσσεύς. Ἐκβὰς γὰρ εὐθὺς παρίστησι τὴν θυσίαν τῷ θεῷ καὶ τῆς ἑσπέρας ἐπιλαβούσης μένει αὐτόθι, πρωὶ δὲ ἀποπλεῖ· ἀπὸ δὲ Ἁμαξιτοῦ τὸ τρίτον μόλις τοῦ λεχθέντος διαστήματός ἐστιν, ὥστε παρῆν τῷ Ὀδυσσεῖ αὐθημερὸν ἀναπλεῖν ἐπὶ τὸ ναύσταθμον τελέσαντι τὴν θυσίαν.

Chrysè était une petite ville située près de la mer et possédant un port ; dans son voisinage, et juste au-dessus d'elle, était la ville de Thébé. C'est dans Chrysa qu'était le temple d'Apollon Sminthien et qu'habitait Chryséis. Aujourd'hui cette première Chrysa se trouve complétement abandonnée. Quant à son temple, il a été transporté dans la nouvelle ville bâtie auprès d'Hamaxitos, lorsque les Ciliciens émigrèrent, les uns en Pamphylie, les autres à Hamaxitos. Certains grammairiens, trop peu au fait des anciennes traditions, assignent cette nouvelle Chrysa pour demeure à Chrysès et à Chryséis, soutenant qu'elle est la même qu'Homère a eue en vue et dont il a parlé. Malheureusement il ne s'y trouve point de port, et Homère mentionne expressément la présence d'un port à Chrysa :

« Lorsqu'ils eurent pénétré dans l'intérieur du port sinueux et profond »

Le temple n'y est pas non plus bâti sur le rivage même, contrairement à l'indication du poète qui l'y place formellement :

« Chryséis sort alors du vaisseau qui l'a ramenée ; le sage Ulysse la conduit aussitôt jusqu'à l'autel et la remet aux mains de son père»;

et, tandis que la moderne Chrysa est loin de Thébé, Homère nous montre les deux villes, Chrysa et Thébé, comme étant fort rapprochées l'une de l'autre, notamment quand il rappelle que c'est dans le sac de Thébé que Chryséis fut prise. Ajoutons que, dans tout le territoire dépendant aujourd'hui d'Alexandrie, il n'y a pas de lieu appelé Cilla ni de temple dédié à Apollon Cilléen, tandis que dans la plaine de Thébé, conformément au témoignage du poète qui unit les deux noms,

« Toi qui protèges Chrysè et Cilla la divine»,

on retrouve les deux emplacements attenants pour ainsi dire l'un à l'autre. Enfin le trajet par mer de la Chrysa cilicienne au Naustathme est de 700 stades, ce qui représente à peu de chose près une journée de navigation, juste le temps qu'Ulysse semble avoir employé. Ulysse en effet, dès en débarquant, se met en mesure de sacrifier au dieu, et, comme le jour touche à sa fin, il prend le parti de rester et ne se rembarque que le lendemain matin. Mais d'Hamaxitos la distance étant, tout au plus, le tiers de celle que nous venons d'indiquer, Ulysse, on le voit, aurait eu tout le temps, son sacrifice fini, de regagner le Naustathme le même jour.93

Le géographe renseigne donc d’abord sur la position de Chrysè près de la mer (ἐπὶ θαλάττῃ) avant d’affirmer que c’était là que se trouvait le sanctuaire d’Apollon Smintheus (δ´ ἦν καὶ τὸ ἱερὸν τοῦ Σμινθέως Ἀπόλλωνος) ainsi que Chryséis (καὶ ἡ Χρυσηίς), la fille de Chrysès, que le prêtre était venu réclamer à Agamemnon, avant d’en appeler à Apollon dans le passage de l’Iliade. L’association entre le lieu et la fille du prêtre repose sans doute sur leur homonymie et leur mention conjointe à quelques vers d’écart dans l’Iliade, mais elle ne nous intéresse pas davantage ici. Strabon explique ensuite que Chrysè a été totalement désertée (ἠρήμωται δὲ νῦν τὸ χωρίον τελέως) et que son temple a été transporté vers Hamaxitos (εἰς δὲ τὴν νῦν Χρῦσαν τὴν κατὰ Ἁμαξιτὸν μεθίδρυται τὸ ἱερόν). Ce « déménagement », que l’on évoquait plus tôt pour expliquer le lien entre les deux cités et le sanctuaire, est assez surprenant. Même si Strabon l’explique ensuite par une migration des Ciliciens (de Chrysè) vers Hamaxitos. Faut-il imaginer les habitants de Chrysè emportant la statue du dieu vers Hamaxitos ? Strabon se lance ensuite dans un commentaire géographico-mythique savant pour démontrer que le site d’Hamaxitos est bien distinct de celui de Chrysè et que le sanctuaire de son époque (celui d’Hamaxitos) ne correspond pas au sanctuaire homérique de Chrysè où résidaient Chrysès et Chryséis. L’irruption d’Alexandrie de Troade dans la géographie et les migrations locales complique encore la situation.

Il est néanmoins difficile de faire coïncider la démonstration de Strabon avec les données historiques et archéologiques. Ce « déplacement » devrait avoir eu lieu bien avant la fondation d’Antigonéia-Alexandrie de Troade (puisque c’est alors cette cité qui aurait drainé la population de Chrysè, et son sanctuaire), donc avant le début de l’époque hellénistique. Or le seul temple d’Apollon Smintheus retrouvé à Hamaxitos ne date que de la seconde moitié du IIe siècle avant notre ère. Il y a là une incohérence de deux siècles (au minimum) qu’il est difficile de résoudre en l’absence de vestiges du temple de Chrysè. Le site d’Hamaxitos fut, comme l’ont montré les fouilles récentes, occupé depuis l’âge du Bronze, et n’attendit donc pas l’abandon de Chrysè pour être aménagé. Il est par ailleurs peu probable que le culte d’Apollon Smintheus n’ait été implanté à Hamaxitos qu’au IIe siècle avant notre ère, lors de la construction du temple retrouvé par les fouilleurs. La seule taille du temple laisse penser à un culte ancien, prestigieux, et à un sanctuaire suffisamment riche pour se lancer dans une entreprise architecturale aussi audacieuse (et en venir à bout, si l’on compare ce cas avec les difficultés de Didymes pour achever la construction du temple94). L’implantation du culte d’Apollon Smintheus à Hamaxitos est donc probablement bien antérieure au IIe siècle avant

94 Fontenrose (Joseph), « Temenos and temple » in Didyma. Apollo's Oracle, Cult and Companions,

notre ère, même si on ne trouve pour le moment aucune trace archéologique d’un temple plus ancien. Peut-être faut-il interpréter ce déplacement du sanctuaire comme la conséquence d’un déclin (démographique) de Chrysè et d’un abandon de son sanctuaire en parallèle d’une diffusion du culte d’Apollon Smintheus vers Hamaxitos (et d’autres lieux, comme on le verra plus loin). Le culte né à Chrysè s’y serait éteint avec la cité, mais aurait survécu à Hamaxitos où il avait essaimé, et y aurait prospéré au point d’éclipser totalement le sanctuaire originel, surtout après la construction de l’ensemble architectural hellénistique. Strabon, qui écrit plus d’un siècle après la construction du grand temple d’Hamaxitos, se trouve face au problème d’un culte associé par l’Iliade à Chrysè, mais qui en a disparu en même temps que la cité, tandis que le sanctuaire d’Hamaxitos prétend pratiquer le même culte dans une cité proche mais distincte. La thèse du déplacement semble sans doute plus simple et plus prestigieuse pour Hamaxitos (qui n’est peut-être pas étrangère à l’histoire) que celle d’une extinction du culte dans son sanctuaire originel.

Dans les deux paragraphes suivants, Strabon évoque de nouveau Chrysè. Il précise la distance entre « l’ancienne Chrysè » et la cité d’Astyra (διέχει δὲ τῆς παλαιᾶς Χρύσης εἴκοσι σταδίους) et que Chrysè, elle-aussi, avait placé son sanctuaire dans un bois sacré (καὶ αὐτῆς ἐν ἄλσει τὸ ἱερὸν ἐχούσης)95. Le terme ἄλσος désigne un espace théoriquement arboré, dans ou à proximité d’un sanctuaire et réputé appartenir à la divinité, voire accueillir certains rites en lien avec le sanctuaire96. D’autres sanctuaires oraculaires évoqués dans cette recherche avaient un ἄλσος, et étaient également associés à Apollon, tels que Soura de Lycie ou Grynéion d’Éolide97, mais aussi Didymes. C’est un trait récurrent et caractéristique des sanctuaires anatoliens, notamment apolliniens98. Il est néanmoins difficile d’en déduire quoi que ce soit concernant le culte associé, tant la diversité est grande parmi les sanctuaires avec ἄλσος. Cette précision pourrait indiquer néanmoins que le sanctuaire originel d’Apollon Smintheus, à Chrysè, ne possédait pas de temple bâti, ce qui expliquerait l’absence de vestiges sur le site moderne. De même, le premier sanctuaire d’Hamaxitos se résumait-il peut-être à un bosquet sacré, à l’image du sanctuaire originel, avant d’être tardivement doté d’un temple monumental au IIe siècle avant notre ère. Mais Strabon n’évoque un ἄλσος en lien avec Apollon Smintheus qu’à Chrysè et ne dit rien d’Hamaxitos dans ce passage. Enfin, cette

95 Strabon, Géographie, XIII, 1, 65.

96 Scheid (John), « Qu’est-ce qu’un bois sacré ? », in Cazanove (Olivier) & Scheid (John), Les bois sacrés : actes du colloque international, Naples, 23-25 novembre 1989, Paris, De Boccard, 1993, p. 7-23.

97 Voir les parties de ce mémoire consacrées à ces sanctuaires : respectivement p. 397-412 & 223-238. 98 Graf (Fritz), « Bois sacrés et oracles en Asie Mineure », in Les bois sacrés. Actes du colloque international de Naples (23-25 novembre 1989), Collection du Centre Jean Bérard, 10 (1993), p.23-29.

digression sur Chrysè et son culte est aussi l’occasion pour Strabon d’évoquer l’étymologie de l’épiclèse divine :

Τὰ οὖν περὶ τοὺς Τεύκρους καὶ τοὺς μύας, ἀφ´ ὧν ὁ Σμινθεύς, ἐπειδὴ σμίνθοι οἱ μύες, δεῦρο μετενεκτέον. παραμυθοῦνται δὲ τὴν ἀπὸ μικρῶν ἐπίκλησιν τοιούτοις τισί·

C'est donc ici, [dans la plaine de Thébé], qu'il nous faut transporter l'aventure des Teucriens et cette irruption de rats, qui paraît avoir donné lieu au surnom de sminthien, le mot sminthi ayant le sens de rats.99

Le géographe développe bien davantage cette étymologie curieuse dans la seconde digression qu’il consacre au culte d’Apollon Smintheus. Ces deux extraits seront donc commentés ensemble : Ἦν δὲ τῷ Ἀχαιίῳ συνεχὴς ἥ τε Λάρισα καὶ Κολωναί, τῆς {Τενεδίων περ}αίας οὖσαι πρότερον, καὶ ἡ νῦν Χρῦσα, ἐφ´ ὕψους τινὸς πετρώδους ὑπὲρ τῆς θαλάττης ἱδρυμένη, καὶ ἡ Ἁμαξιτὸς ἡ τῷ Λεκτῷ ὑποκειμένη συνεχής· νῦν δ´ ἡ Ἀλεξάνδρεια συνεχής ἐστι τῷ Ἀχαιίῳ· τὰ δὲ πολίσματα ἐκεῖνα συνῳκισμένα τυγχάνει, καθάπερ καὶ ἄλλα πλείω τῶν φρουρίων, εἰς τὴν Ἀλεξάνδρειαν, ὧν καὶ Κεβρήνη καὶ Νεανδρία ἐστὶ καὶ τὴν χώραν ἔχουσιν ἐκεῖνοι· ὁ δὲ τόπος ἐν ᾧ νῦν κεῖται ἡ Ἀλεξάνδρεια Σιγία ἐκαλεῖτο. Ἐν δὲ τῇ Χρύσῃ ταύτῃ καὶ τὸ τοῦ Σμινθέως Ἀπόλλωνός ἐστιν ἱερόν, καὶ τὸ σύμβολον τὸ τὴν ἐτυμότητα τοῦ ὀνόματος σῶζον, ὁ μῦς, ὑπόκειται τῷ ποδὶ τοῦ ξοάνου· Σκόπα δ´ ἐστὶν ἔργα τοῦ Παρίου· συνοικειοῦσι δὲ καὶ τὴν ἱστορίαν εἴτε μῦθον τούτῳ τῷ τόπῳ τὴν περὶ τῶν μυῶν. τοῖς γὰρ ἐκ τῆς Κρήτης ἀφιγμένοις Τεύκροις (οὓς πρῶτος παρέδωκε Καλλῖνος ὁ τῆς ἐλεγείας ποιητής, ἠκολούθησαν δὲ πολλοί) χρησμὸς ἦν, αὐτόθι ποιήσασθαι τὴν μονὴν ὅπου ἂν οἱ γηγενεῖς αὐτοῖς ἐπιθῶνται· συμβῆναι δὲ τοῦτ´ αὐτοῖς φασι περὶ Ἁμαξιτόν· νύκτωρ γὰρ πολὺ πλῆθος ἀρουραίων μυῶν ἐξανθῆσαν διαφαγεῖν ὅσα σκύτινα τῶν τε ὅπλων καὶ τῶν χρηστηρίων· τοὺς δὲ αὐτόθι μεῖναι· τούτους δὲ καὶ τὴν Ἴδην ἀπὸ τῆς ἐν Κρήτῃ προσονομάσαι. Ἡρακλείδης δ´ ὁ Ποντικὸς πληθύοντάς φησι τοὺς μύας περὶ τὸ ἱερὸν νομισθῆναί τε ἱεροὺς καὶ τὸ ξόανον οὕτω κατασκευασθῆναι βεβηκὸς ἐπὶ τῷ μυΐ. ἄλλοι δ´ ἐκ τῆς Ἀττικῆς ἀφῖχθαί τινα Τεῦκρόν φασιν ἐκ δήμου Τρώων, ὃς νῦν οἱ Ξυπετεῶνες λέγεται, Τεύκρους δὲ μηδένας ἐλθεῖν ἐκ τῆς Κρήτης. τῆς δὲ πρὸς τοὺς Ἀττικοὺς ἐπιπλοκῆς τῶν Τρώων τιθέασι σημεῖον καὶ τὸ παρ´ ἀμφοτέροις Ἐριχθόνιόν τινα γενέσθαι τῶν ἀρχηγετῶν. λέγουσι μὲν οὖν οὕτως οἱ νεώτεροι, τοῖς δ´ Ὁμήρου μᾶλλον ἔπεσι συμφωνεῖ τὰ ἐν τῷ Θήβης πεδίῳ καὶ τῇ αὐτόθι Χρύσῃ ἱδρυμένῃ ποτὲ δεικνύμενα ἴχνη, περὶ ὧν αὐτίκα ἐροῦμεν. πολλαχοῦ δ´ ἐστὶ τὸ τοῦ Σμινθέως ὄνομα· καὶ γὰρ περὶ αὐτὴν τὴν Ἁμαξιτὸν χωρὶς τοῦ κατὰ τὸ ἱερὸν Σμινθίου δύο τόποι καλοῦνται Σμίνθια· καὶ ἄλλοι δ´ ἐν τῇ πλησίον Λαρισαίᾳ· καὶ ἐν τῇ Παριανῇ δ´ ἔστι χωρίον τὰ Σμίνθια καλούμενον, καὶ ἐν Ῥόδῳ καὶ ἐν Λίνδῳ, καὶ ἄλλοθι δὲ πολλαχοῦ· καλοῦσι δὲ νῦν τὸ ἱερὸν Σμίνθιον.

A la suite, immédiatement, d'Achaéion, et, comme autant de dépendances [de Ténédos], s'élevaient naguère Larisa et Colones, Chrysa, sur un rocher qui domine de très haut la mer, et Hamaxitos, au pied même du Lecton. Mais aujourd'hui c'est Alexandria qui fait suite et qui confine à Achaéion, toutes les petites localités que nous venons de nommer, plus un certain nombre de postes fortifiés, tels que Cébréné et Néandrie, s'étant en quelque sorte fondus dans Alexandria, qui en a absorbé et qui en détient aujourd'hui tout le territoire. Quant à l'emplacement même occupé par la ville d'Alexandria, il s'appelait autrefois Sigia. Ladite Chrysa possède, non seulement le temple d'Apollon Sminthien, mais aussi le fameux emblème auquel on doit d'avoir conservé le vrai sens de cette qualification ou épithète, à savoir une figure de rat sculptée sous le pied du dieu. La statue

est de Scopas le Parien. Quant à l'histoire ou au mythe des rats, voici sous quelle forme la tradition locale se l'est appropriée. Dès en arrivant de Crète, les Teucriens (c'est Callinos, le poète élégiaque, qui le premier a mentionné ce peuple, et les autres auteurs n'ont fait que le suivre en répétant ce nom), les Teucriens furent avertis par un oracle d'avoir à fixer leur demeure dans le lieu où ils auraient été assaillis par les enfants de la terre. Or ils le furent, dit-on, aux environs d'Hamaxitos : la nuit, il y eut comme une irruption de rats des champs, qui, sortant de terre, vinrent dévorer tout le cuir des armes et des ustensiles des Teucriens. Ceux-ci naturellement s'arrêtèrent en ce lieu, et c'est à eux qu'on attribue d'avoir donné à la montagne le nom d'Ida, en souvenir de l'Ida de Crète. Mais Héraclide du Pont prétend qu'à force de voir les rats pulluler aux environs du temple la population en était venue à les considérer comme sacrés, et que c'est pour cela uniquement que la statue du dieu le représente un pied posé sur un rat. D'autres auteurs font venir d'Attique un certain Teucer, originaire du dème Troôn (ou comme on dirait aujourd'hui du dème Xypétéônes), mais ils nient en même temps qu'il soit jamais venu de Teucriens de l'île de Crète. Ils voient d'ailleurs un autre indice des antiques liens de parenté des Troyens avec les populations de l'Attique dans la présence d'un Erichthonius au nombre des auteurs de l'une et de l'autre race. Voilà ce que marquent les témoignages modernes. En revanche, celui d'Homère concorde mieux avec les vestiges que la plaine de Thébé et l'emplacement de l'ancienne Chrysa, bâtie dans cette plaine, ont conservés et que nous décrirons tout à l'heure. Quant au nom de Sminthe, il se rencontre en beaucoup d'autres lieux : dans le canton d'Hamaxitos, par exemple, indépendamment du Sminthion contigu au temple, on connaît deux localités du nom de Sminthies ; on en connaît d'autres aussi non loin de là, dans l'ancien territoire de Larisa. Aux environs de Parium également existe un petit endroit connu sous le nom de Sminthies, et le même nom se retrouve à Rhodes, à Lindos et dans maint autre pays. Ajoutons qu'aujourd'hui le temple de {Chrysa} n'est jamais appelé autrement que le Sminthion.100

Si l’on suit l’ordre du texte, Strabon commence d’abord par confirmer les informations géographiques relatives à Chrysè : située sur un rocher dominant la mer (ἐφ´ ὕψους τινὸς πετρώδους ὑπὲρ τῆς θαλάττης ἱδρυμένη), elle est bien distincte d’Hamaxitos, située, elle, au pied du Lecton (ἡ τῷ Λεκτῷ ὑποκειμένη συνεχής), un mont situé en contrebas de l’Ida troyen. Et Hamaxitos est elle-même distincte d’Alexandrie de Troade, située sur l’ancienne Sigia (ἡ Ἀλεξάνδρεια Σιγία ἐκαλεῖτο). Strabon en vient ensuite au sanctuaire d’Apollon Smintheus (καὶ τὸ τοῦ Σμινθέως Ἀπόλλωνός ἐστιν ἱερόν) et au σύμβολον qui explique d’après lui l’épiclèse divine (τὸ τὴν ἐτυμότητα τοῦ ὀνόματος σῶζον) : un rat (ὁ μῦς) sur lequel la statue du dieu aurait le pied posé (ὑπόκειται τῷ ποδὶ τοῦ ξοάνου). Le sculpteur à l’origine de l’oeuvre, Scopas de Paros (Σκόπα δ´ ἐστὶν ἔργα τοῦ Παρίου), vécut au IVe siècle avant notre