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Divination et oracles rationalisés : Jean-Pierre Vernant, Divination et rationalité (1974)

Première partie : Les « mots de l’oracle » : appréhender et identifier les sanctuaires oraculaires

1. Appréhender les sanctuaires oraculaires et la divination : un problème historiographique

1.2. Divination et oracles entre rationalité et diversité : naissance d’un objet anthropologique (depuis 1974)

1.2.1. Divination et oracles rationalisés : Jean-Pierre Vernant, Divination et rationalité (1974)

En 1974, J.-P. Vernant publiait et introduisait un ouvrage collectif, Divination et

rationalité, dont le titre, qui résonne comme une provocation épistémologique après plus d’un siècle de relégation de la divination dans l’irrationnel, annonce d’emblée l’objectif : étudier la divination en tant que mode d’appréhension et de pratique du monde fondé sur une rationalité55. Cette rationalité divinatoire n’est certes pas celle du XXe siècle, fondée sur un esprit scientifique hérité de la Renaissance et des Lumières et sur l’expérimentation et la recherche des causalités. Elle n’est pas non plus celle des autres formes de pensée religieuse des peuples qui pratiquent ou ont pratiqué la divination, comme le montrent ensuite les co- auteurs de l’ouvrage. Mais cette rationalité ne doit pas pour autant être niée et rejetée dans les marges de la pensée ancienne, puisqu’elle est elle-aussi une tentative de rationaliser, pour revenir à l’étymologie du terme, c’est-à-dire de mesurer, de penser et de comprendre le monde.

Dans l’introduction qu’il donne à l’ouvrage, J.-P. Vernant énonce les objectifs de sa démarche et de celle de ses co-auteurs56 : non pas inventorier les diverses formes de la pratique divinatoire – qualifiée de « pratique universelle » – à travers le monde et les époques, mais en proposer une étude comparatiste, nécessairement parcellaire, afin d’en dégager les mécanismes intellectuels sous-jacents et ainsi leur rendre leur juste place dans les sociétés concernées et dans les pensées religieuses dans lesquelles elles s’inscrivent ou s’inscrivaient. D’emblée, l’accusation d’irrationalité est donc rejetée par la recherche de ces « mécanismes intellectuels sous-jacents », tout comme celle de marginalité, puisque J.-P. Vernant estime que l’approche comparatiste doit justement permettre de rendre à la divination sa place significative dans des sociétés dont il a longtemps été présupposé qu’elles ne lui faisaient qu’une place marginale. Il constate ainsi combien les hellénistes sont mal placés pour traiter de cette question, pour des raisons multiples. Parmi celles-ci, il relève la maigreur de la documentation ancienne, les incertitudes qui en découlent quant aux pratiques divinatoires elles-mêmes et à leur statut, le cantonnement de la divination aux questions religieuses –

55 Vernant (Jean-Pierre) (et al.), Divination et rationalité, Paris, Seuil, 1974.

56 Vernant (Jean-Pierre), « Parole et signes muets », in Vernant et al., Divination et rationalité, 1974, p.

puisque le politique se décidait selon des procédures dominées par la rhétorique – et son éternelle contestation, dans l’Antiquité même, notamment par les philosophes qui prétendaient justement jouer auprès du pouvoir le rôle d’expert-consultant que d’autres cultures attribuèrent aux devins.

Certains de ces points peuvent être aujourd’hui relativisés. La documentation n’est pas si maigre, ou du moins ne l’est plus, maintenant que l’épigraphie est venue grossir significativement le dossier oraculaire et divinatoire, et les incertitudes ont réduit d’autant, même si elles restent et resteront sans doute incontournables sur certains points. La divination n’était par ailleurs pas tenue à distance du politique57 et ne s’est pas cantonnée au religieux (si tant est que séparer le religieux du politique soit possible dans le monde grec antique), et même les « procédures dominées par la rhétorique » n’excluaient pas le recours à la divination, ne serait-ce que comme argument rhétorique justement58. Mais Jean-Pierre Vernant met ici le doigt sur un élément qui justifie l’approche comparatiste : le statut et l’importance de la divination dans le monde grec antique ne sont pas liés à une prétendue irrationalité intrinsèque de cette divination, ou, en miroir, à une plus grande rationalité des Grecs comparés à d’autres civilisations. Chaque culture a au contraire ménagé une place à la divination, selon des logiques qui lui sont propres et qui sont donc variables, mais auxquels les Grecs n’ont pas échappé. Nos propres sociétés contemporaines, pétries de cartésianisme, de technologie et de sciences, n’ont pas non plus renoncé tout à fait aux horoscopes, ni aux médiums et autres voyants59. L’approche comparatiste ne doit pas masquer par ailleurs le véritable objet de l’entreprise intellectuelle de Jean-Pierre Vernant et de ses co-auteurs : il ne s’agit pas tant d’étudier la divination dans son ensemble et partout dans le monde et dans le temps, mais bien plutôt d’utiliser les cas d’autres civilisations pour éclairer le cas grec et sortir des limites épistémologiques dans lesquelles la documentation littéraire – et ses insuffisances que J.-P. Vernant souligne à juste titre – autant que l’héritage des premiers historiens modernes, l’ont enfermée. Les hellénistes et romanistes ne sont donc nullement absents : Luc

57 Un seul exemple explicite en sera donné ici avec les relations entre Delphes et la démocratie

athénienne: Bowden (Hugh), Classical Athens and the Delphic oracle : divination and democracy, Cambridge, Cambridge Univeristy Press, 2005.

58 Voir sur ce point Bonnechere (Pierre), « The Religious Management of the polis. Oracles and

Political Decision-Making » in Beck (Hans) (éd.), A Companion to Ancient Greek Government, London, Blackwell, 2013, p. 366-381 & « Oracles and politics in Ancient Greece, in regard to the new lamellae of Dodona: a needed palinody », in Dodona. The omen’s questions new approaches in The oracular Tablets.

Colloque d’Athènes. 16 September 2016, à paraître.

59 Dont l’activité génère rien moins que 70 millions d’euros par an en France d’après l’INSEE (voir les

Brisson revient ainsi sur le rôle et les limites de la divination dans la pensée platonicienne60,

Jeannie Carlier sur la place faite par le néoplatonisme et notamment la théurgie à la divination61, Roland Crahay sur la divination « intuitive » chez Hérodote notamment62, et

Denise Grodzynski sur l’interdiction de la divination par les derniers empereurs, pour des motifs d’abord politiques, et non intellectuels ou rationnels63. Se joignent à eux l’orientaliste Jean Bottéro, qui entreprend de décrire dans les grandes lignes les pratiques divinatoires majeures de la Mésopotamie ancienne64, l’africaniste Anne Retel-Laurentin, qui fait de même pour les Nzakara d’Afrique centrale65, et enfin deux sinologues, Jacques Gernet, qui propose un tour d’horizon similaire des divinations chinoises anciennes66, et Léon Vandermeersch qui se concentre sur le cas particulier des divinations chéloniomantique et achilléomantique67. Tous les quatre montrent combien, dans les cultures qu’ils étudient, la divination ne constitue en rien une forme d’irrationalité débridée et rejetée aux marges de la religion et de la société, mais au contraire un discours construit, rationnel, précis et complexe, se rapprochant parfois d’une science en épousant souvent la démarche déductive et contribuant pleinement au fonctionnement des religions et sociétés concernées.

J.-P. Vernant conclut son introduction en constatant que la divination repose sur la négation du hasard68 et cherche à attribuer un sens au comportement d’objets ou de sujets qu’elle choisit de considérer comme signifiants, là où l’on ne voit aujourd’hui que hasard justement. Elle vise ainsi à accéder à un sens caché, divin, révélé par les signes que constitue le comportement de l’objet/sujet choisi, à un moment et dans un contexte donnés, et ce afin de faciliter ensuite les processus de délibération et de choix humains, qui ne sont d’ailleurs pas obérés par le message divin. La préférence des Grecs pour la « parole » oraculaire plutôt que

60 Brisson (Luc), « Du bon usage du dérèglement », in Vernant (et al), Divination et rationalité, 1974, p.

220-248.

61 Carlier (Jeannie), « Science divine et raison humaine », in Vernant et al., Divination et rationalité,

Paris, Seuil, 1974, p. 249-263.

62 Crahay (Roland), « La bouche de la vérité », in Vernant et al., Divination et rationalité, 1974, p. 201-

219.

63 Grodzynski (Denise), « Par la bouche de l’empereur », in Vernant et al., Divination et rationalité,

1974, p. 267-294.

64 Bottéro (Jean), « Symptômes, signes, écritures en Mésopotamie ancienne », in Vernant et al., Divination et rationalité, 1974, p. 70-97.

65 Retel-Laurentin (Anne), « La force de la parole », in Vernant et al., Divination et rationalité, 1974, p.

295-319.

66 Gernet (Jacques), « Petits écarts et grands écarts », in Vernant et al., Divination et rationalité, 1974,

p. 52-69.

67 Vandermeersch (Léon), « De la tortue à l’achillée », in Vernant et al., Divination et rationalité, 1974,

p. 29-51.

68 Ou plutôt sur l’inexistence, dans la pensée antique, de ce concept tel que défini aujourd’hui, c’est-à-

dire tel qu’il a été (re)forgé par les sciences du vivant et plus récemment par la physique quantique : Monod (Jacques), Le Hasard et la Nécessité : Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Seuil, 1970.

pour les « signes muets », c’est-à-dire pour la divination « intuitive » de type delphique plutôt que pour la divination « inductive » – point qui serait également à relativiser –, relèverait d’une volonté grecque de ramener la divination et son utilisation dans l’espace public et démocratique, et donc de l’arracher à la science des devins et des aristocrates auxquels ils sont liés, indispensables pour interpréter le vol des oiseaux, mais vraisemblablement inutiles pour interpréter un oracle de la Pythie69. Nul besoin donc de voir derrière les particularismes de la divination grecque et de son statut une méfiance de la raison grecque vis-à-vis d’une irrationalité divinatoire intrinsèque. J-P. Vernant et ses co-auteurs entendent au contraire montrer que la divination est par essence un discours rationnel, qui cherche à accéder à un sens caché, à donner du sens à des événements qui a priori n’en avaient pas. En d’autres termes, la divination cherche à rationaliser un monde rempli d’incertitudes et de signes incompréhensibles, auxquels elle donne un sens souvent symbolique.

La publication de Divination et rationalité constitue donc un tournant majeur dans l’historiographie des oracles et de la divination grecs. Il s’agit d’abord de la première étude comparatiste de la divination grecque, repensée hors du cadre des études helléniques. Mais il s’agit aussi d’une redéfinition de la divination, débarrassée de l’irrationalité dans laquelle les historiens modernes l’avaient installée et qui la laissait en marge des études modernes de la religion grecque, tout en empêchant sa compréhension profonde en tant que rapport des Anciens à un monde physique qu’ils avaient du mal à comprendre par d’autres rationalités. Devenue ou plutôt redevenue rationnelle, la divination devient ou redevient un élément de la pensée et de la pratique religieuses grecques en général, et peut donc être étudiée comme n’importe quel autre élément de cet ensemble. L’ouvrage de Jean-Pierre Vernant est d’autant plus marquant qu’il ouvrit la voie à une multitude de publications ultérieures qui ne cessèrent de s’en réclamer, et qui ramenèrent l’oracle et la divination dans le champ des études religieuses, en même temps qu’ils les envisageaient enfin dans leur diversité.

1.2.2. Diversité, complexité et multiplicité des approches : un demi-siècle de