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Μαντεῖον, χρηστήριον, et oraculum : le vocabulaire du sanctuaire oraculaire

Première partie : Les « mots de l’oracle » : appréhender et identifier les sanctuaires oraculaires

2. Identifier les petits sanctuaires oraculaires: une enquête lexicale

2.1. Μαντεῖον, χρηστήριον, et oraculum : le vocabulaire du sanctuaire oraculaire

L’indice le plus évident laissé par les sanctuaires oraculaires est sans doute leur désignation explicite comme tels. C’est donc par ces termes habituellement traduits par « oracle » (au sens de sanctuaire oraculaire), qui constituent la première catégorie de marqueurs oraculaires que commence l’enquête, avant d’envisager des indices plus indirects.

2.1.1. Nommer le sanctuaire oraculaire

Le « sanctuaire oraculaire » correspond en grec à deux termes équivalents, μαντεῖον113 et χρηστήριον114, et en latin au seul terme oraculum (ou oraclum). Ils sont généralement rendus dans les traductions modernes par le mot « oracle », ou « sanctuaire oraculaire ». Cette correspondance entre les termes anciens et leur traduction française repose sur les grands sanctuaires oraculaires grecs, que les auteurs anciens désignent unanimement comme des μαντεία ou χρηστηρία en grec, ou des oracula en latin. Delphes est ainsi qualifié à six reprises de μαντεῖον par Pausanias dans la longue description qu’il consacre au sanctuaire115, et Strabon fait de même à cinq reprises dans une description analogue116. À propos de Delphes toujours, Pausanias emploie quatre fois le mot χρηστήριον dans la même description, quand

113 La racine μαντ- renvoie à la divination en général (et pas seulement aux oracles) et est commune à de

nombreux termes, à commencer par μάντις, le devin. Cf. Chantraine (Pierre), Dictionnaire étymologique de la

langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, s. v. μάντις.

114 De même, la racine χρησμ-, qui donne notamment χρησμός, l’oracle (au sens de parole divine, et non

de lieu-sanctuaire comme ici) est commune à de nombreux termes associés à la divination, mais davantage en contexte oraculaire. Cf. Chantraine (Pierre), Dictionnaire étymologique de la langue grecque, 1999, s. v. χρησμ-.

115 Pausanias, Périégèse, X, 5, 5-13 & X, 9-16. Sur l’utilisation de la Périégèse en histoire des religions,

voir Pirenne-Delforge (Vinciane), Retour à la source: Pausanias et la religion grecque, Liège, Centre International d'Etude de la Religion Grecque Antique, 2008.

Strabon ne l’emploie qu’une fois. À Dodone117, Pausanias évoque le χρηστήριον de Zeus118,

quand Strabon utilise le terme de μαντεῖον119. Dans le court passage qu’il consacre à ce même sanctuaire, Hérodote utilise deux fois le terme de μαντεῖον, et autant celui de χρηστήριον120.

Les deux termes grecs semblent donc interchangeables, sans que les raisons du choix de l’un ou de l’autre apparaissent clairement, puisqu’un même sanctuaire peut être désigné par les deux termes, chez un même auteur, parfois à quelques lignes d’intervalles, et puisque les deux termes peuvent s’appliquer à des sanctuaires oraculaires différents, et ce tant à l’époque d’Hérodote que de Strabon et de Pausanias. D’autres auteurs, plus tardifs, confirment cette interchangeabilité dans la durée. Chez Jamblique, les trois oracles de Delphes, Claros au Didymes, auxquels il consacre l’essentiel de son développement sur la divination oraculaire, sont d’abord qualifiés de χρηστήρια, puis de μαντεία à quelques lignes d’intervalle121. Le vocabulaire est plus réduit en latin, où le terme d’oraculum n’a aucun synonyme exact. Ils sont ainsi utilisés à trois reprises par Cicéron pour désigner Delphes dans son traité De divinatione122. L’une de ces occurrences sert d’ailleurs à désigner non seulement Delphes, mais aussi Dodone et l’oraclum ab Hammone123, c’est-à-dire celui de Siwah en Libye124. Tacite emploie deux fois le terme dans ses Annales à propos de Claros, quand il raconte la consultation de l’oracle par Germanicus125, et Apulée fait de même pour désigner

117 Sur l’oracle en général, voir Nicol (Donald MacGillivray), « The oracle of Dodona », G&R, 5

(1958), p. 128-143 ; Evangelidis (D.) & Dakaris (Sotirios I.), Le sanctuaire de Dodone, Athènes, Archaiologiki Ephimeris, 1964 ; Parke (Herbert William), The Oracles of Zeus. Dodona, Olympia, Amon, Oxford, B. Blackwell, 1967 ; Treadwell (L.), Dodona, an oracle of Zeus, Michigan, Western Michigan University, 1970 ; Dakaris (Sotirios I.), Archaeological guide to Dodona, Ioannina, Cultural Society “The Ancient Dodona”, 1971 ; Gartziou-Tatti (Ariadni), « L’oracle de Dodone. Mythe et ritual », Kernos, 3 (1990), p. 175-184 ; Dakaris (Sotirios I.), Dodona, Athènes, Archaeological Receipts Fund, 1996 ; Eckschmitt (Werner), « Das Orakel von Dodona : antike Orakelstätten », AW, 29 (1998), p. 13-18 ; Lhôte (Éric), Les lamelles oraculaires de Dodone, Genève, Droz, 2006 ; Georgoudi (Stella), « Des sons, des signes et des paroles : la divination à l’œuvre dans l’oracle de Dodone » in Georgoudi (Stella), Koch Piettre (Renée) & Schmidt (Francis) (dir.), La raison des

signes. Présages, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Leiden, Brill, 2012, p. 55-90 ; Tsélikas (Sotiris), Τα χρηστήρια ελάσματα της Δωδώνης των ανασκαφών Δ. Ευαγγελίδη, Αθήνα, Η εν Αθήναις Αρχαιολογική Εταιρεία, 2013.

118 Pausanias, Périégèse, VII, 21, 2. 119 Strabon, Géographie, VII, 7, 9. 120 Hérodote, Histoires, II, 54-55. 121 Jamblique, Réponse à Anébon, III, 11.

122 Cicéron, De divinatione, I, 19 ; I, 95 & II, 117. 123 Cicéron, De divinatione, I, 95.

124 Sur cet oracle, qui n’a été pour l’essentiel étudié qu’à travers la visite que lui rendit Alexandre, voir

Lehmann-Haupt (Carl Ferdinand), « Zu Alexanders Zug in die Oase Siwa », Kl, 6 (1930), p. 169-190 ; Vallois (René), « L'oracle libyen et Alexandre », REG, 46 (1931), p. 121-152 ; Larsen (Jakob A. O.), « Alexander at the oracle of Ammon », CPh, 27 (1932), p. 70-75 ; Gitti (Alberto), « Alessandro Magno e il responso di Ammone »,

RSI, 64 (1952), p. 531-547 ; Braccesi (Lorenzo), « Alessandro all'oasi di Siwah. Divagazioni in tema d'opinione pubblica », CISA, 5 (1978), p. 68-73 ; Kuhlmann (Klaus P.), « The oracle of Amun at Siwa and the visit of Alexander the Great », AH, 18 (1988), p. 65-85 ; Anson (Edward M.), « Alexander and Siwah », AncW, 34 (2003), p. 117-130 .

Didymes dans ses Métamorphoses126. Ces exemples, que confirment de nombreux autres

auteurs anciens127, montrent le caractère ordinaire de l’emploi de ces trois termes en contexte oraculaire. Considérer comme un sanctuaire oraculaire ce que la documentation ancienne désigne par ces termes de μαντεῖον, χρηστήριον ou oraculum constitue donc une première méthode d’identification efficace des sanctuaires oraculaires d’Anatolie.

2.1.2. Dépouiller le corpus documentaire littéraire

Pour autant, ces termes s’appliquant à tout type de sanctuaire oraculaire, en Anatolie comme dans tout le monde gréco-romain, cette méthode atteint ses limites quand elle est appliquée à l’ensemble du corpus documentaire littéraire. Le dépouillement du Thesaurus

Linguae Graeca donne ainsi 1 385 occurrences pour les seules déclinaisons du terme μαντεῖον, et 606 pour celui de χρηστήριον. Pour le terme oraculum et sa déclinaison, la

Bibliotheca Teubneriana Latina propose 819 occurrences. L’opération de dépouillement systématique des occurrences s’avère peu efficace du fait du nombre de μαντεία, χρηστηρία et

oracula évoqués par la documentation mais situés hors de l’espace anatolien. Les termes de μαντεῖον et oraculum sont par ailleurs polysémiques et peuvent désigner non seulement le sanctuaire oraculaire, mais aussi la réponse, la parole du dieu ou de toute autre entité consultée (terme rendu alors également par le mot d’oracle en français).

Discriminer les auteurs anciens les plus susceptibles de traiter soit des questions divinatoires et oraculaires, soit de l’espace anatolien spécifiquement, permet de réduire cette masse informe. Quatre types d’auteurs se dégagent, au premier rang desquels figurent les historiens et géographes. Tous les auteurs amenés à décrire le territoire anatolien, ou à raconter des événements ayant eu lieu en Anatolie, sont susceptibles d’évoquer les sanctuaires oraculaires anatoliens. Dans cette première catégorie se rangent Hérodote, Thucydide, Xénophon, Strabon, Polybe, Diodore de Sicile, Arrien, Pausanias, Dion Cassius, ou Zosime pour les Grecs, et Tite-Live, Pline l’Ancien, Tacite, Suétone, l’Histoire Auguste, pour les auteurs latins. Viennent ensuite, dans un deuxième ensemble, les ouvrages théoriques (et pour la plupart philosophiques) portant sur la divination et/ou les oracles, à commencer par

126 Apulée, Les métamorphoses, IV, 32.

127 On se reportera notamment à l’ouvrage de Crahay, La littérature oraculaire chez Hérodote, 1956,

qui illustre parfaitement la récurrence des termes de μαντεῖον et χρηστήριον dans le cas précis d’Hérodote, et notamment de Delphes.

Plutarque et ses Dialogues pythiques, mais aussi Artémidore et son manuel d’onirocritique, Porphyre et sa Philosophie tirée des oracles, Jamblique et sa Réponse à Porphyre128, ou même Platon, avec notamment le Phèdre et la République. Côté latin, Cicéron constitue la principale source, avec notamment son De divinatione ou son De natura deorum. À ces philosophes païens répondent des philosophes chrétiens, rassemblés en un troisième ensemble, et amenés eux aussi à traiter de divination, avec notamment Clément d’Alexandrie, Origène, Eusèbe de Césarée, Grégoire de Naziance, ou Lactance et Augustin d’Hippone pour les Latins. Enfin, un quatrième et dernier groupe d’auteurs rassemble tous ceux qui, même s’ils ne traitent pas directement de divination ou de religion, sont susceptibles, dans les anecdotes et digressions qu’ils rapportent, d’évoquer ces sujets. Cette catégorie assez hétérogène rassemble notamment Aelius Aristide, dont l’intérêt personnel pour la divination est bien connu, Lucien de Samosate, dont on connaît à l’inverse l’hostilité envers la divination, mais aussi Apulée et son Âne d’or, Philostrate et sa Vie d’Apollonios de Tyane, ou même les romans grecs dans leur ensemble129.

Cette liste assez diverse d’auteurs ne prétend à aucune autre cohérence qu’à celle de permettre un premier balayage de l’espace anatolien à travers la documentation littéraire, et donc un repérage de ce qui était explicitement identifié comme sanctuaire oraculaire par les auteurs anciens. Ce mode d’identification du sanctuaire oraculaire anatolien par ses noms, et dans la documentation littéraire, n’est donc qu’une première étape.

2.1.3. Des termes peu utilisés par la documentation épigraphique

La documentation épigraphique n’apporte malheureusement pas le même secours que les auteurs littéraires dans l’exploitation des termes μαντεῖον, χρηστήριον et oraculum.

La rareté des inscriptions latines en Anatolie, et leur quasi absence évidemment des sanctuaires grecs et anatoliens antérieurs à la conquête romaine, disqualifient le terme d’oraculum comme outil de dépouillement épigraphique.

128 Longtemps publiée sous le titre de Mystères d’Egypte, voir Des Places (Édouard), Jamblique, Les Mystères d’Égypte, Paris, Belles Lettres, 1993.

Le terme μαντεῖον est certes utilisé dans la documentation épigraphique, mais il l’est rarement dans le sens de « sanctuaire oraculaire » envisagé ici. Sa polysémie, qu’on ne cessera de remarquer, le rend plus utile dans d’autres contextes développés plus loin.

Enfin, le terme de χρηστήριον porte un sens clair et univoque dans les inscriptions et dans les sources littéraires, et il est utilisé en Anatolie pour qualifier Claros130, Didymes131, ou même Delphes132, certes dans le contexte particulier des rapports entre la cité de Magnésie du Méandre et l’oracle pythique pour ce dernier cas133. Considérer comme un sanctuaire