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Diversité, complexité et multiplicité des approches : un demi-siècle de réflexions nouvelles (depuis 1974)

Première partie : Les « mots de l’oracle » : appréhender et identifier les sanctuaires oraculaires

1. Appréhender les sanctuaires oraculaires et la divination : un problème historiographique

1.2. Divination et oracles entre rationalité et diversité : naissance d’un objet anthropologique (depuis 1974)

1.2.2. Diversité, complexité et multiplicité des approches : un demi-siècle de réflexions nouvelles (depuis 1974)

69 Comme le rappelle d’ailleurs l’oracle du mur de bois que les chresmologues d’Athènes échouent à

Les décennies qui suivirent l’ouvrage collectif de Jean-Pierre Vernant, et qui conduisent au présent, virent la multiplication et la diversification des ouvrages consacrés aux oracles et à la divination grecs (et anciens) en général. Certains angles d’étude furent abandonnés, d’autres approfondis, et de nouvelles approches apparurent. Il ne saurait être question ici d’en dresser un inventaire exhaustif, mais seulement de livrer quelques grandes tendances et de relever les grands chantiers scientifiques récemment ouverts.

Dans la continuité logique de ce qui avait été écrit jusque-là sur ces sujets, les grands oracles continuèrent et continuent encore d’attirer l’attention des chercheurs. En 1988 J. Fontenrose consacra ainsi à Didymes un ouvrage analogue à celui qu’il avait consacré à Delphes, avec l’ambition d’étudier encore l’ensemble du sanctuaire et de dresser un catalogue exhaustif des oracles rendus par Apollon Didymaios70. Claros, de même, fit l’objet d’un inventaire épigraphique71, mais aussi de l’attention de J.-L. Ferrary, dont le travail d’épigraphiste et les publications successives en la matière72, dans la foulée puis la continuation de l’œuvre fondatrice de L. Robert73, aboutirent à une description précise du sanctuaire, de ses cultes, de son fonctionnement interne, de sa « clientèle » et de son rayonnement, à la lumière de ces inscriptions d’un genre unique et propre au sanctuaire que sont les mémoriaux de délégation74. H. Bowden revint à Delphes en 2005, interrogeant à nouveau les relations de l’oracle avec la cité d’Athènes, mais cette fois en considérant aussi (surtout ?) la place donnée à l’oracle dans la vie politique et la prise de décision de la cité

70 Fontenrose (Joseph), Didyma. Apollo's Oracle, Cult and Companions, Berkeley, University of

California Press, 1988.

71 Merkelbach (Reinhold) & Stauber (Josef), « Die Orakel des Apollon von Klaros », EA, 27 (1996),

p. 1-54.

72 Par ordre chronologique : Ferrary (Jean-Louis) & Verger (Stéphane), « Contribution à l'histoire du

sanctuaire de Claros à la fin du IIe et au Ier siècle av. J.-C. : l'apport des inscriptions en l'honneur des Romains et des fouilles de 1994-1997 », Comptes rendus de l’académie des inscriptions et belles lettres, 1999 (3), p. 811- 850 ; Ferrary (Jean-Louis), « Les inscriptions du sanctuaire de Claros en l’honneur de Romains », BCH, 124 (2000) p. 331-376 ; « Les mémoriaux de délégations du sanctuaire oraculaire de Claros et leur chronologie »,

CRAI, 2005 (2) p. 719-765 ; Ferrary (Jean-Louis), « Les apports du dossier des mémoriaux de délégations de Claros dans les Fonds Louis Robert », CRAI, 2008 (5) p. 1377-1404 & « Le sanctuaire de Claros à l'époque hellénistique et romaine » in De La Genière (Juliette), Leclant (Jean), Vauchez (André) et (éd.), Les sanctuaires

et leur rayonnement dans le monde méditerranéen de l'Antiquité à l'époque moderne : Actes du 20e colloque de

la Villa Kérylos (Beaulieu-sur-Mer, octobre 2009), Paris, De Boccard, 2010, p. 91-114 & Les mémoriaux de

délégations du sanctuaire oraculaire de Claros, d'après la documentation conservée dans le Fonds Louis Robert (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), Paris, De Boccard, 2014.

73 Seuls seront mentionnés ici les deux principaux articles de Jeanne et Louis Robert en lien (direct ou

indirect) avec Claros : Robert (Louis), « Un oracle gravé à Oinoanda », CRAI, 1971 (3), p. 597-619 ; Robert (Jeanne) & Robert (Louis), « Décret de Colophon pour un chresmologue de Smyrne appelé à diriger l’oracle de Claros », BCH, 116, 1992, p. 279-291. Les autres contributions de L. Robert à l’étude des oracles accompagneront la réflexion tout au long de ce mémoire.

démocratique75. Plus récemment, le sanctuaire de Dodone se vit de même consacrer plusieurs

publications archéologiques76 suivies des recueils éditant enfin les précieuses lamelles de Dodone, avec notamment É. Lhôte en 200677, puis S. Dakaris, J. Votokopoulou et A.-Ph.

Christidis en 2013. Un projet de réédition en ligne de toutes les lamelles déjà publiées,

Dodona online (DOL) est en cours à Montréal78. À Claros comme à Dodone, ces publications ne firent pas que prolonger celles qui les avaient précédées, mais permirent aux Modernes d’envisager ces deux sanctuaires oraculaires à travers une documentation tout autre que les auteurs classiques habituels. Certains postulats furent ainsi remis en cause, telle que la domination numérique des questions « politiques » adressées aux grands oracles79. De nouvelles questions purent également être posées, telle que celle du rayonnement géographique réel d’Apollon Clarien80.

En parallèle, d’autres chercheurs se penchèrent sur d’autres oracles, sortant du cercle des « grands sanctuaires » pour s’intéresser à des sanctuaires moins réputés, parfois plus complexes et défiant les catégories traditionnellement admises. P. Bonnechere, qui recensait en 1990 les « oracles de Béotie », et en comptait alors treize81, à quelques dizaines de kilomètres seulement de Delphes, s’intéressa en 2003 à l’un d’entre eux, celui de Trophonios à Lébadée82. Situé quelque part entre divination, incubation et initiation de type mystérique, Trophonios transcende les catégories épistémologiques habituelles, et interroge notre définition même de l’oracle. De même, Amphiaraos et son sanctuaire d’Oropos en Attique, se virent en 2007 consacrer un ouvrage par P. Sineux, dont le sous-titre « guerrier, devin et

guérisseur » dit toute la complexité et l’inadéquation des catégories habituelles83. Quelques années plus tôt, D. Ogden, en s’intéressant à la nécromancie, identifiait et étudiait également quelques oracles des morts (nekyomantéia) jusque-là laissés de côté par les Modernes, et très éloignés du modèle solaire et prestigieux de la grandeur delphique, pourtant diffusée dans

75 Bowden, Classical Athens and the Delphic oracle, 2005.

76 Que résume et rassemble Dakaris (Sotirios I.), Dodona, Athens, Archaeological Receipts Fund, 1996. 77 Lhôte (Éric), Les lamelles oraculaires de Dodone, Genève, Droz, 2006.

78 Christidis (Anastasios Foivos), Dakaris (Sotirios) & Votokopoulou (Ioulia), Τα χρηστήρια ελάσματα της Δωδώνης των ανασκαφών Δ. Ευαγγελίδη, Αθήνα, Η εν Αθήναις Αρχαιολογική Εταιρεία, 2013, Dodone, https://dodonaonline.com (dir. P. Bonnechere et É. Lhôte).

79 Sur ce point également : Bonnechere, « Oracles and politics in Ancient Greece », in regard to the new

lamellae of Dodona: a needed palinody », à paraître.

80 Notamment par Busine, Paroles d’Apollon, 2005, p. 54-86, et plus récemment par Ferrary, Les mémoriaux de délégations du sanctuaire oraculaire de Claros, 2014, p. 133-182.

81 Bonnechere (Pierre), « Les oracles de Béotie », Kernos, 3 (1990), p. 53-65.

82 Bonnechère (Pierre), Trophonios de Lébadée: Cultes et mythes d’une cite béotienne au miroir de la mentalité antique, Leiden, Brill, 2003.

l’adyton obscur de Pytho84. L’interêt nouveau pour les rites et pratiques incubatoires, dans

lesquelles s’inscrivent certains oracles mais aussi des sanctuaires d’un type différent, contribua également à renouveler les approches et les horizons, avec notamment les livres récents d’H. von Ehrenheim85 et G. Renberg86 sur l’incubation, ou le livre de J. Riethmüller

sur les cultes du dieu Asclépios en particulier87. Cet élargissement des horizons fit aussi entrer dans le champ d’étude oraculaire des « oracles » qui n’étaient pas des sanctuaires, mais qui reprenaient le fonctionnement, et surtout la fonction, divinatoire de certains d’entre eux, et que les Modernes ont qualifié « d’oracles à dés » ou « d’oracles alphabétiques »88. Situés certes à la marge de ce que les Modernes entendent habituellement par « oracle » (et en dehors de ce qui est entendu ici par sanctuaire oraculaire), ces quelques cas anatoliens illustrent notamment l’importance de la divination dans la vie quotidienne des Anciens, à rebours de cette prétendue méfiance grecque « rationnelle ».

La diversification des objets d’étude alla de pair avec une diversification des approches. Depuis quelques décennies, tandis que les chercheurs qui viennent d’être cités prolongeaient l’approche du sujet, sanctuaire par sanctuaire, d’autres proposèrent des approches plus thématiques en s’interrogeant notamment sur les agents oraculaires et divinatoires, c’est-à-dire l’ensemble des acteurs de la divination grecque. En 1994, S. Georgoudi rouvrait le dossier des « sacerdoces oraculaires » posé un siècle plus tôt par Auguste Bouché-Leclercq, et constatait la complexité et la plasticité du vocabulaire servant à désigner ces agents89. Deux ouvrages collectifs ont depuis prolongé ces réflexions, le premier dans le cadre d’une réflexion générale sur les « praticiens du divin »90, le second en resituant

84 Ogden (Daniel), Greek and Roman necromancy, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 17-

28.

85 Ehrenheim (Hedvig), Greek incubation rituals in Classical and Hellenistic times, Liège, Presses

universitaires de Liège, 2015.

86 Renberg (Gil), Where dreams may come: incubation sanctuaries in the Greco-Roman world, Leiden-

Boston, Brill, 2017.

87 Riethmüller (Jürgen), Asklepios: Heiligtümer und Kulte, Heidelberg, Verlag Archäologie und

Geschichte, 2005.

88 Par ordre chronologique, et pour ne citer que quelques contributions marquantes: Naour (Christian),

« Oracle par les osselets », in Tyriaion en Cabalide : épigraphie et géographie historique, Zutphen, Terra, 1980 ; Nollé (Johannes), « Sprüche, Astragale : Zum Orakelwesen im kaiserzeitlichen Kleinasien », Nürnberger Blätter

zur Archäologie, 13 (1996/7), p. 167-182 ; Graf (Fritz), « Rolling the dice for an answer », in Sarah Iles Johnston (éd.), Mantikê. Studies in Ancient Divination, Leiden-Boston, Brill, 2005, p. 51-97 & Nollé (Johannes),

Kleinasiatische Losorakel : Astragal- und Alphabetchresmologien der hochkaiserzeitlichen Orakelrenaissance, Munich, C.H. Beck, 2007.

89 Georgoudi (Stella), « Les porte-parole des dieux : réflexions sur le personnel des oracles grecs », in I.

Ch. Colombo & T. Seppili (éd.), Sibille e linguaggi oracolari : mito storia tradizione : atti del convegno

Macerata-Norcia, settembre 1994, Pise, Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali, 1998, p. 315-365.

90 Dignas (Beate) & Trampedach (Kai) (éd.), Practitioners of the divine. Greek priests and religious officials from Homer to Heliodorus, Washington DC, Harvard University Press, 2008.

prêtres et prophètes dans un contexte non seulement païen mais aussi judéo-chrétien91.

N. Belayche y interroge notamment le rôle des prêtres « ordinaires », c’est-à-dire attachés à un sanctuaire qui n’est pas explicitement oraculaire, dans des rites qui relèvent de la divination et interroge donc la distinction entre sanctuaires « ordinaires » voués au seul culte du dieu et sanctuaire oraculaires voués (principalement ?) à des rites divinatoires92. M. A. Flower prolonge également la réflexion hors du cadre des oracles, avec son étude consacrée aux devins (μάντεις), qui souligne l’omniprésence et l’importance sociale voire politique de ces acteurs, et donc de la divination qu’ils pratiquaient93. W. Friese s’interéssa par ailleurs en 2010 à l’architecture des sanctuaires oraculaires, interrogeant un nombre élargi de cas pour tenter de dégager des similitudes94.

Sous un autre angle novateur, la question de la réception et de l’utilisation des oracles fut également posée, notamment par D. Potter qui étudia en 1994 l’articulation – et parfois les conflits – entre l’autorité divine émanant des oracles et de la divination et l’autorité humaine et politique incarnée par les empereurs à l’époque romaine95. Plus récemment, A. Busine consacrait en 2005 sa thèse à la réception, la transmission et surtout la (ré)utilisation des oracles d’Apollon, essentiellement pythiens, clariens et didyméens, dans l’Antiquité tardive, constatant la diversité des discours et pointant de nombreux travers, inhérents à la documentation antique96. En miroir de cette réflexion sur la réception des oracles, l’étude toujours florissante de la littérature antique a également permis de reconsidérer le traitement des questions divinatoires par certains auteurs, comme Cicéron97 ou Lucien de Samosate98. Le rôle psychologique voire sociologique de l’oracle et de la divination fut également mis de l’avant, notamment dans un article de F. Jouan qualifiant l’oracle de « thérapeutique de l’angoisse »99 et par l’ouvrage d’E. Eidinow considérant la question sous un angle plus

91 Dignas (Beate), Parker (Robert) and Stroumsa (Guy G.) (éd.), Priests and Prophets among Pagans, Jews and Christians, Paris, Peeters, 2013.

92 Belayche (Nicole), « Priests as diviners: an impact on religious changes in imperial Anatolia », in

Dignas (Beate), Parker (Robert) and Stroumsa (Guy G.) (éd.), Priests and Prophets among Pagans, Jews and

Christians, Paris, Peeters, 2013.

93 Flower (Michael A.), The Seer in Ancient Greece, Berkeley, University of California Press, 2008. 94 Friese (Wiebke), Den Göttern so nah: Architektur und Topographie griechischer Orakelheiligtümer,

Stuttgart, Steiner, 2010.

95 Potter (David), Prophets and emperors: human and divine authority from Augustus to Theodosius,

Londres, Harvard University Press, 1994, p. 236.

96 Busine, Paroles d'Apollon, 2005.

97 Notamment Beard (Marie), « Cicero and divination: the formation of a Latin discourse », JRS, 76

(1986), p. 33-46 ; Denyer (Nicholas), « The case against divination: an examination of Cicero’s De

divinatione », PCPS, 31 (1985), p. 1-10 & Schofield (Malcolm), « Cicero for and against divination », JRS, 76 (1986), p. 47-65.

98 Victor (Ulrich), Lukian von Samosata. Alexandros oder der Lügenprophet, Leiden, Brill, 1997. 99 Jouan (François), « L’oracle, thérapeutique de l’angoisse », Kernos, 3 (1990), p. 11-28.

individuel encore, et interrogeant les motivations de la démarche du consultant en lien avec l’angoisse du risque inhérent à toute prise de décision (risk theory), et au rôle de l’oracle dans sa réduction100. K. Trampedach revint en 2015 à la question de l’articulation entre oracles et

politique replacée dans le contexte de la Grèce classique101. Tout récemment encore, P. Struck

proposa d’envisager la divination ancienne sous l’angle des jeunes sciences cognitives, reliant ainsi ce que les Anciens appelaient divination avec ce que l’on appelle aujourd’hui « intuition », qui participerait d’une capacité humaine et universelle à accéder à ce que l’auteur appelle un « surplus knowledge » qui n’emprunte pas les canaux cognitifs habituels et verbaux, mais n’en est pas moins juste et, partant, rationnel102. Le titre même de son ouvrage,

Divination and human nature, illustre à lui seul la liquidation historiographique de la vieille théorie d’une irrationalité de la divination, ou du moins de son caractère étranger à la pensée de certaines civilisations. Après des siècles de relégation en marge de notre rationalité moderne, la divination vient rappeler que les Grecs, même précurseurs de cette rationalité moderne, étaient bien des hommes.

De cette multiplication des approches et des objets d’étude résulta une vision renouvelée de la divination grecque, illustrée et résumée dans des ouvrages collectifs comme celui édité par J.-G. Heintz en 1995 et qui reprend l’approche comparatiste initiée par Jean- Pierre Vernant en étudiant conjointement divinations grecque, romaine, égyptienne et orientale103. Dix ans plus tard, S. I. Johnston éditait à son tour un ouvrage collectif reprenant cette approche104, se revendiquant de Divination et rationalité, et insistant sur l’importance de la divination pour l’étude de l’histoire des mentalités, notamment à travers l’interprétation qu’elle implique et les schémas mentaux et sociologiques qu’elle trahit ainsi105. En 2013, un nouveau recueil d’articles publié par K. Beerden comparait la divination grecque à ses homologues romain et mésopotamien et concluait à la spécificité de la première, enterrant enfin l’hypothèse d’une contagion de la religion grecque rationnelle par une divination irrationnelle et (donc ?) d’origine étrangère106. La même année, la revue d’histoire des

100 Eidinow (Esther), Oracles, curses, and risk among the ancient Greeks, Oxford, Oxford University

Press, 2007.

101 Trampedach (Kai), Politische Mantik: die Kommunikation über Götterzeichen und Orakel im klassischen Griechenland, Heidelberg, Verlag Antike, 2015.

102 Struck (Peter), Divination and Human Nature. A cognitive History of Intuition in Classical Antiquity,

Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2016, p. 1-5.

103 Heintz (Jean-Georges), Oracles et prophéties dans l’Antiquité. Actes du colloque de Strasbourg, 15- 17 juin 1995, Paris, 1997.

104 Johnston (Sarah Isles) (éd.), Mantikê. Studies in Ancient Divination, Leiden-Boston, Brill, 2005. 105 Johnston (Sarah Isles), « Divining divination », in Johnston (Sarah Isles) (éd.), Mantikê. Studies in Ancient Divination, Leiden-Boston, Brill, 2005, p. 1-28.

religions grecques Kernos consacrait un numéro entier au thème « Manteia. Pratiques et imaginaire de la divination grecque antique » qui avait fait l’objet d’un colloque du CIERGA en 2011107. La diversité des thèmes abordés illustre la richesse du thème comme son

décloisonnement épistémologique, avec à la fois des retours neufs sur des questions devenues classiques, tel que l’article de G. Rougement sur l’oracle de Delphes108 ou celui d’E. Suárez de la Torre sur l’articulation entre magie et divination109, et des interrogations nouvelles tel que l’article de V. Dasen et J. Wilgaux sur la divination par le corps humain110 ou celui de Y. Ustinova sur les modes de la divination111.

Au terme de ce demi-siècle de floraison des études consacrées à la divination depuis le retournement opéré par J.-P. Vernant, la divination ancienne, et les sanctuaires oraculaires qui en recouvrent une partie, sont devenus non seulement un objet historique mais aussi un objet anthropologique. Les angles d’étude se sont en effet multipliés, du comparatisme aux sciences cognitives. Les terrains d’étude ont également été multipliés, sortant enfin de l’enclos de Delphes, même si le sanctuaire pythien continue d’arborer aujourd’hui une bibliographie scientifique avec laquelle même la totalité des autres sanctuaires oraculaires réunis ne peut rivaliser.

Six changements majeurs, plus ou moins avancés aujourd’hui, se dégagent de cette évolution récente et en grande partie opposée à ce qu’était auparavant la vision moderne de la divination et des sanctuaires oraculaires anciens. Tout d’abord (1) le procès en irrationalité et en marginalité intenté aux pratiques et à la pensée divinatoires depuis Van Dale et sa thèse semble définitivement révolu. Avec lui, (2) l’idée d’une origine étrangère et surtout orientale de tout ou partie de la divination grecque a été abandonnée, au profit de l’étude de la divination grecque pour ce qu’elle est : un élément de la religion et des mentalités grecques anciennes. (3) Autre corollaire de la fin de la prétendue marginalité, la divination n’est plus considérée aujourd’hui comme une catégorie séparée ou comme une sous-branche de la religion, mais bien comme un rapport au monde qui irrigue non seulement le religieux mais aussi le politique et le social, voire les mentalités en général. (4) À la fois corrélée et opposée

107 Voir Motte (André) & Pirenne-Delforge (Vinciane), « Éditorial », Kernos, 26 (2013), p. 7-8.

108 Rougemont (Georges), « L’oracle de Delphes : quelques mises au point », Kernos, 26 (2013), p. 45-

58.

109 Suárez de la Torre (Emilio), « Divination et magie. Remarques sur les papyrus grecs de l'Égypte

gréco-romaine », Kernos, 26 (2013), p. 157-172.

110 Dasen (Véronique) & Wilgaux (Jérôme), « De la palmomantique à l’éternuement, lectures

divinatoires des mouvements du corps », Kernos, 26 (2013), p. 11-122.

111 Ustinova (Yulia), « Modes of Prophecy, or Modern Arguments in Support of the Ancient Approach

à cette évolution, l’idée de réinterroger le rapport de l’oracle au politique (et inversement) transparaît également dans les publications récentes avec, pour ligne d’horizon, l’idée d’une importance bien moindre des consultations politiques et civiques dans la vie, économique notamment, des sanctuaires oraculaires. (5) L’idée d’une relative uniformité – et partant, d’une pauvreté – des pratiques divinatoires et surtout oraculaires, qui auraient peu ou prou ressemblé à ce qui se faisait à Delphes, a été sérieusement malmenée par l’étude de quelques grands autres sanctuaires oraculaires dont les rites, les mythes et le fonctionnement semblent de plus en plus éloignés de Delphes à mesure que les études se précisent et que la documentation disponible s’étoffe. Enfin -- et ce dernier point découle notamment du précédent – (6) la traditionnelle dichotomie cicéronienne, inscrite « dans le marbre » par Bouché-Leclercq, et avec elle l’idée d’une spécificité de l’enthousiasme et de la divination grecque, qui serait restée coupée de ses voisines mais aussi des autres champs de la religion grecque, est aujourd’hui mise à mal, au profit d’une réinscription de la divination grecque dans le champ plus vaste du contact avec le divin, où elle avoisine les pratiques incubatoires, mystériques ou les épiphanies, et retrouve ainsi sa place dans la pensée religieuse ancienne. C’est donc une remise en cause radicale de l’origine, de l’importance, du rôle (ou des rôles) et des formes de la divination et des sanctuaires oraculaires grecs qui s’est effectuée ces dernières décennies au sein des travaux de sciences humaines qui se sont arrêtés sur ces sujets.

Au terme de ce tour d’horizon, rapide mais nécessaire pour la suite, de l’évolution de la divination et de l’oracle comme objets scientifiques, force est de constater que beaucoup a été fait en peu de temps, mais aussi que beaucoup reste à faire. La légitimité des études consacrées à la divination n’est plus à démontrer, et cet élément constitutif de la pensée grecque, comme le montre bien l’anthropologie historique, tend aujourd’hui à retrouver sa juste place au sein des études consacrées à la religion et aux mentalités grecques. Il reste pourtant beaucoup à dire et à chercher, à la fois parce que la documentation disponible, notamment épigraphique, ne cesse de croître, mais aussi parce que les six grands chantiers de démolition et de reconstruction épistémologiques évoqués sont loin d’être achevés, et d’être acceptés en dehors de la sphère de la religion grecque. Cette thèse espère contribuer modestement à l’avancée de certains d’entre-eux. La diversité du phénomène oraculaire et divinatoire, au-delà du modèle delphique qui semble bien n’être qu’un modèle, et non le modèle, se trouve en effet au cœur de cette recherche qui se propose d’explorer une terra

encore en bonne partie incognita, celle des « autres sanctuaires oraculaires », qui partagent avec Delphes le titre d’oracle, mais n’appartiennent ni au même espace géographique, ni aux mêmes époques (du moins pour ce qui est de leur apogée respective), ni aux mêmes échelles, rôles, statuts, dieux ou rites.

À ce titre, l’intérêt de l’espace anatolien est double. Il est à la fois riche en documentation sur des sanctuaires oraculaires et pauvre en études consacrées à ces sanctuaires et à ces phénomènes. En dehors de Claros et Didymes, abondamment étudiés et dont on a longtemps fait des îles grecques perdues au milieu d’un océan divinatoire vide d’oracles, il existait en réalité une multitude d’oracles que cette étude explore et cartographie. Cette