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La nécessité de prendre en compte le rôle de l'Autre dans la construction du national

2.1. Études sur la nation et sur le nationalisme : vers une interrogation sur la construction

2.1.2. La nécessité de prendre en compte le rôle de l'Autre dans la construction du national

Toutefois, ces travaux modernistes qui fleurissaient notamment dans les années 1980 et le début 1990 ont fait l’objet de critiques par certains chercheurs qui proposent de nouvelles approches dans la compréhension constructiviste de la nation.

La première critique concerne le cadre de questionnement. Selon Croucher, la plupart des chercheurs reconnaissent, d'un côté, l'importance de la conviction subjective des membres pour définir une nation, et d'autre côté, la fluidité de la forme nationale. Ces constats amènent à se demander plutôt que : « qu'est-ce que la nation », « quand, pourquoi

et comment est la nation »30 (Croucher, 1998 : 641).

Si la problématique posée par Renan en 1882 était « Qu'est-ce que la nation », les travaux importants produits dans les années 1980 et le début 1990 réalisés par les chercheurs comme Gellner, Hobsbawm ou encore Anderson répondent, selon elle, à la question « quand et pourquoi ». En effet, ces travaux s'orientent sur les oppositions

théoriques autour de deux problématiques31 : origine de la nation et du nationalisme

(l’historicisme versus le modernisme) ; fonction du groupe national et ethnique (l’instrumentalisme versus l’expressivisme).

Ces travaux ont largement contribué à avancer notre compréhension sur l'origine et la fonction de la nation. Par contre, dans ces recherches, la question « comment est la nation », c'est-à-dire les modalités de construction de la nation occupait une place relativement mineure (Ibid. p. 642).

Cet argument sur l’absence de questionnement sur le « comment » est néanmoins trompeur. Car, même si leurs intérêts premiers sont certes l'origine et la fonction de la nation, les travaux mentionnés traitent également des modalités de formation de la nation. Le problème réside dans le fait que, alors qu'ils admettent la nature construite de la nation,

30 Pour mon propos, parmi ces nouveaux questionnements, celui de « comment est la nation » présente

naturellement un intérêt particulier.

31 En signalant une certaine confusion de classement de courants dans ce domaine, Yoshino propose de trier

les courants selon les trois axes : 1. type de mécanisme qui fait exister la nation et l'ethnicité : primordialisme versus boundary approach ; 2. fonction de la nation et de l'ethnicité : expressionnisme versus instrumentalisme ; 3. origine du nationalisme : historicisme versus modernisme (Yoshino, 1997 : 24). Le modernisme et boundary approach s'inscrivent donc dans les axes différents, mais nous pouvons dire que le modernisme suppose boundary approach et l'instrumentalisme (Ibid. p. 42).

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ils ont une tendance à traiter la nation comme une entité réelle et substantielle. Ils montrent certes « la construction » de la nation dans l'histoire, mais une fois construite, la nation perd son caractère constructif et devient une collectivité substantielle.

C'est la critique soulevée par Brubaker vis-à-vis de nombreux travaux primordialistes, mais aussi « modernistes » et « constructivistes ». Il soutient que la compréhension réaliste et substantialiste de la nation est largement partagée dans les études sur le nationalisme.

This view is also held by many “modernists” and “constructivists”, who see nations as shaped by such forces as industrialization, uneven development, the growth of communication and transportation networks, and the powerfully integrative and homogenizing forces of the modern state. Nor is the substantialist approach confined to those who define nations "objectively," that is in terms of shared objective characteristics such as language, religion, etc.; it is equally characteristic of those who emphasize subjective factors such as shared myths, memories, or self-understandings (Brubaker, 1996 : 15).

Pour lui, traiter la nation comme une entité réelle et réifiée signifie qu'on utilise une catégorie de la pratique comme une catégorie d'analyse. Là réside l’erreur du traitement substantialiste des nations : « It takes a conception inherent in the practice of nationalism and in the workings of the modern state and state-system - namely the realist, reifying conception of nations as real communities - and it makes this conception central to the theory of nationalism » (Brubaker, 1996 : 15). Pour éviter de reproduire ou de renforcer la réification de la nation dans leur théorisation, les chercheurs doivent prendre pour objet d’analyse le processus même de cette réification – ou la naturalisation de différences si l'on se rappelle Guillaumin – à travers lequel un mythe national gagne une force pratique. (Brubaker, 1996 : 15-6). Il suggère alors que les recherches doivent se focaliser plutôt sur

« nationhood » ou « nationness32 », ou encore, « la nation » en tant que catégorie de la

pratique (Brubaker, 1996 : 7).

32 Neveu suggère l’introduction du terme « la nationité » (nationness) en la distingant « l’étaticité ». « Le

débat tend à se complexifier quand, à la définition de la nationalité comme lien d'allégeance à un Etat, vient s'ajouter la perception de la nationalité comme identité nationale, comme sentiment d'appartenance, individuel ou collectif, à une collectivité partageant une histoire, une culture, une langue, etc. Il pourrait paraître préférable, ce qui n'est pas le cas en français, de disposer ici de deux termes différents, en nommant “étaticité” la première signification (Lochak, 1988) et ‘nationité’ la seconde, en suivant ici Anderson (1983) quand il parle de nationness » (Neveu, 2004 : 5).

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En effet, si, comme on a vu dans le chapitre précédent, la nation est un des opérateurs dans le système global de la classification sociale comme la race ou l'ethnicité (Brubaker et al., 2004 : 33), il faut aussi s'interroger sur le fonctionnement de la nation comme forme culturelle et politique après la phase de “nation building”. Brubaker suggère ainsi une série de questions en mettant l'accent sur le « comment » : « We should not ask "what is a nation" but rather: how is nationhood as a political and cultural form institutionalized within and among states ? How does nation work as practical category, as classificatory scheme, as cognitive frame ? What makes the use of that category by or against states more or less resonant or effective ? What makes the nation-evoking, nation- invoking efforts of political entrepreneurs more or less likely to succeed ? » (Brubaker, 1996 : 16)

Plusieurs chercheurs voient la nation(al)ité comme l’un des principes de la

classification, de la catégorisation, et de la naturalisation de différence33. Selon Brubaker,

la nation doit être conceptualisée comme « a basic operator in a widespread system of social classification », tout comme l'ethnicité ou la race. En inscrivant la nation dans le système de la classification sociale, Brubaker établit un lien entre la nation et les autres opérateurs de la catégorisation telle que la race et l'ethnicité. Plus précisément, il s'agit plutôt d'un lien entre « nationalisation », « raci(ali)sation » et « ethnicisation ». Lamont et Molnar soutiennent eux aussi, le croisement de l’identité nationale avec les autres formes de différences : « The relational approach used in these studies helps to highlight that national identity overlaps with other forms of politicized difference such as race, gender or sexuality. It links the study of national identity to the creation of modern subjects and systems of social classification [...] » (Lamont & Molnár, 2002 : 184).

C'est dans ce sens que Brubaker critique les travaux qu’il définit comme développementalistes. Il reproche à ces travaux – réalisés par Gellner, Anderson, Smith et Hobsbawm – qui retracent à long terme les changements politique, économique et culturel à travers lesquels les nations émergeaient, de présenter tous une vision linéaire de l'évolution de la nation, de donner à penser que la nation est quelque chose qui se développe. (Jafferelot, 2006 : 51) Il insiste sur l'importance de l'attention aux événements contingents pour l'analyse de la nationness et le nationalisme (Brubaker, 1996 : 19).

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En somme, il convient de dire qu'il est nécessaire d'étudier la modalité de construction de la nation qui est censée être déjà « construite ». Ici, la suggestion de Yoshino sur l'étude du « nationalisme reconstructif » est particulièrement intéressante. Yoshino remarque que les études précédentes sur le nationalisme se sont focalisées sur les cas classiques du « vieux nationalisme » ou sur les cas plus récents du « néo- nationalisme » et du séparatisme ethnique, sans accorder une attention adéquate au développement de l'identité nationale dans les Etats-nations déjà établis (Yoshino, 1998 : 13). Partant du constat qu'une réinvention et une réaffirmation de l'identité nationale attirent de plus en plus les élites culturelles dans les pays où les identités nationales sont établies depuis longtemps, il propose de conceptualiser ce phénomène comme « nationalisme secondaire » ou « nationalisme reconstructif », en distinguant du « nationalisme primaire » ou « nationalisme créatif » et souligne l'importance de l'étude sur ce nationalisme.

The type of nationalism that preserves and enhances national identity in an already well established nation may be called “secondary nationalism”, in contrast to “primary” or original nationalism, which is concerned with the creation of that identity. Altough the boundaries between primary and secondary nationalism cannot be drawn with any precision because of the difficulty of deciding when national identity is established among significant numbers of a population (and how to define “significant numbers”), a working distinction may be proposed in the above termes (Ibid. pp. 13-4).

La présente étude rejoint, même indirectement, le courant d'étude sur le nationalisme secondaire proposé par Yoshino.

Une autre remarque importante dans son argument est l'importance de l'Autre dans le nationalisme secondaire. Selon lui, la différenciation est au cœur du processus de réinvention et réaffirmation de l'identité nationale, même si la question de l'origine pourrait devenir aussi un thème crucial.

The creation of national identity in primary nationalism normally centers on a historicist concern with ancestral origin or mythical history, for which reason historians or mythmakers are given an important place. [...] By contrast, in secondary nationalism, where a sense of belonging to a historical nation is already taken for granted, the historicist vision becomes less relevant and is largely replaced by a symbolic boundary concern focus in on contemporary

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cultural differences between “us” and “them”. [...] The symbolic boundary

process of organizing significant difference between “us” and “them”34 thus

becoms a focal point in the anaysis of secondary nationalism (Ibid. pp. 13-4). En fait, comme nous allons voir avec la remarque de Triandafyllidou, les travaux sur la nation à la différence avec la théorie de l'ethnicité, n’ont pas suffisamment souligné la dimension relationnelle de sa construction. Alors que pour Barth, la relation avec l'autre groupe est un point essentiel. L’argument proposé par Yoshino ci-dessus expliquerait en partie le fait que les recherches sur le « nationalisme primaire » aient porté relativement moins d'attention à la relation entre le « Nous » et les « Autres ».

Triandafyllidou souligne en effet le déficit d'attention au(x) « Autre(s) » dans les études précédentes et suggère l'importance de s'interroger sur le rôle de l'Autre pour la définition de l'identité nationale. Selon elle, même si les auteurs dominants du nationalisme et de la nation admettent que l'opposition à l'Autre fait partie du processus de définition de l'identité nationale, la relation entre l'Autre et la nation ne fait pas l'objet de l'analyse approfondie. Pour détailler ce point, elle examine quelques théories majeures du nationalisme. « [...] I have shown that, both in modernist and ethnicist accounts of nationhood, the presence of the Other as a factor that shapes national sentiments is taken for granted. I have argued that this presence remains implicit in the analysis and is thus not adequately explained » (Triandafyllidou, 2001 : 46).

Par exemple, Anderson appréhende la nature de la nation comme « imagined as limited ». « The nation is imagined as limited because even the largest of them, encompassing perhaps a billion living human beings, has finite, if elastic, boundaries, beyond which lie other nations; No nation imagines itself coterminous with mankind. The most messianic nationalists do not dream of a day when all the members of the human race will join their nation in the way that it was possible, in certain epochs, for, say, Christians to dream of a wholly Christian planet » (Anderson,1996=1983 : 7). Triandaffylidou

34 « Various types of “hem” are used in this process to rearticulate national identity. One common

background for an active concern with national identity (or rather majority identity) in some countries of Western Europe is the increasingly multiracial and multiethnic nature of their societies. For exemple, Van Heerikhuizen (1982:120) reports a revived interest in national identity amoung Dutch intellectuals, attributing it to the “changing composition of the Dutch population” caused by immigrants and migrant laborers. In England, too, race relations aroused discussion, first of immigration, then of the state of the country, and ultimately of “our” English identity (see Wallman, 1981:133). However, racial minorities and foreigners are not the only kind of "them" against which majority (or national) identity is redefined. The presence of foreign cultures within "our" nation also activates the symoblic boundary process. For example, against the "invasion" of Americanism in the field of popular culture, cultural or linguistic nationalism developed in France to defend "very French" realms of French culture » (Yoshino, 1998 : 14‑ 5).

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remarque que, alors que cette compréhension réclame une conscience de la présence de l'Autre, Anderson le prend comme allant de soi, et donc indigne d'une analyse détaillée (Triandafyllidou, 2001 : 30-2).

Shils, pour sa part, admet la nécessité de l'image de l'Autre (ou des Autres) pour une conscience nationale collective. « National collective self-consciousness is the shared image of the nation and the mutual awareness of its members who particpate in that image. It entails at least a minimal perception of other collectivities beyond the territorial boundaries which delineate it [...] » (Shils, 1995 : 107). Cependant, sa position sur ce point est schématique. D'abord, les Autres pour lui sont uniquement des membres des autres nations. Il ne considère donc pas un Autre au sein de la communauté nationale. De plus, il n'explique pas vraiment comment la frontière est dressée entre soi – une nation – et l'Autre. Même s’il est conscient de la nature relationnelle de la conscience nationale, il n'approfondit pas sa réflexion davantage sur ce point (Triandafyllidou, 2001 : 32-3).

Examinant également des travaux de Gellner et d'Hobsbawm35, Triandaffylidou

conclut que la relation entre l’ingroup et l'Autre est, pour ces deux auteurs aussi, considérée comme allant de soi et donc ne mérite pas d'attention particulière (Ibid. pp. 35-7, 38-9).

En proposant la notion d’« ethnicité fictive », Balibar signale, pour sa part, que la

nationalisation entraine à la fois inclusion et exclusion, ou, plus

précisément « l'ethnicisation du peuple national et celle des autres » (Balibar, 1997a : 130- 1). Par ethnicité fictive, il entend « la communauté instituée par l'Etat national ». « Aucune nation ne possède naturellement une base ethnique, mais à mesure que les formations sociales se nationalisent, les populations qu'elles incluent, qu'elles se répartissent ou qu'elles dominent sont “ethnicisées”, c'est-à-dire représentées dans le passé ou dans l'avenir comme si elles formaient une communauté naturelle, possédant par elle-même une identité d'origine, de culture, d'intérêts, qui transcende les individus et les conditions sociales » (Ibid. pp. 130-1). Ce qu'il faut souligner, c'est que la nationalisation n'entraine pas uniquement l'ethnicisation des populations qu'elles incluent, c'est-à-dire le peuple national, mais aussi l'ethnicisation des populations qu'elles excluent (Ibid. pp. 130-1).

35 Son analyse critique mentionne les travaux suivant : Benedict Anderson (1996=1983), Edward Shils

(1995), Elie Kedourie (1992), Ernest Gellner (1964,1983), Tom Nairn (1977), Eric Hobsbawm (1990), Hans Kohn, Anthony D. Smith.

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Plusieurs chercheurs rejoignent la perspective relationnelle de la nation. Verdery expose que la nation fonctionne comme un opérateur du système de classification sociale.

I take "nation" anthropologically, as a basic operator in a widespread system of social classification. Systems of social classifcation not only classify; in institutionalized form, they also establish grounds for authority and legitimacy through the categories they set down, and they make their categories seem both natural and socially real. Nation is therefore an aspect of the political and symbolic/ideological order and also of the world of social interaction and feeling. [...] In all cases, it was a sorting device --something that lumped together those who were to be distinguished from those with whom they coexisted--but the criteria to be employed in this sorting, the thing into or for which being born mattered, such as the transmission of craftsmanship, aristocratic privilege, citizenly responsibility, and cultural-historical community, varied across time and context (Verdery, 1993 : 37).

Parmi les chercheurs japonais, Sakai remarque que l'histoire du nationalisme comprend l'histoire de la création de l'Autre au sein de la communauté nationale. Ueno qualifie la nationalisation comme un processus de fixation et redéfinition de frontière qui sépare « l'homme » (« l'humanité ») et les autres (Matsumoto, 2007 : 3, 21).