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L'interrogation sur le majoritaire : un renversement de perspective

2.2. Les Critical Whiteness Studies, une proposition d'étude sur le majoritaire

2.2.1. L'interrogation sur le majoritaire : un renversement de perspective

Sous un autre angle, il est intéressant d'explorer le courant de Critical Whiteness Studies39 – les études sur la blanchité40 – pour traiter la francité en tant qu'idée de

catégorie majoritaire. Après la présentation de ce courant, je traiterai la question de l'application de Critical Whiteness Studies à la société française, et de la relation entre la francité (-nationité) et la blanchité.

Les Critical Whiteness Studies, qui ont pris leur essor notamment aux États unis et qui viennent de commencer à attirer l'attention en France, sont une tentative d’étude sur le majoritaire. Ce courant est né à la fin des années 1980 et est devenu florissant notamment pendant les années 1990 dans le monde académique anglophone (Hewitt, 2007 : 43). En revendiquant la nécessité des recherches sur le majoritaire, elles prennent « le Blanc » comme objet d'étude critique au lieu des minoritaires raciaux. C'est ce renversement de

perspective qui caractérise les Critical Whiteness Studies41.

Leur aspect novateur est de mettre l’accent sur la construction du Blanc, autrement dit, du groupe social qui est considéré comme neutre et non racial. Elles visent ainsi à corriger le déséquilibre d'objet d'étude dans les recherches sur la construction de la race qui se penchent habituellement vers celle de groupes minoritaires. Hage souligne le déficit de

39 Il existe plusieurs appellations pour ce courant : Whiteness Studies, White Studies, Critical White Studies,

Critical Whiteness Studies, etc. Je choisis Critical Whiteness Studies afin d'expliciter leur position critique

sur la blanchité.

40 Dans cette thèse, j'utilise le terme blanchité comme traduction du terme anglais whiteness. Comme en

témoigne l'emploi de ce mot dans plusieurs travaux sur whiteness témoigne, la blanchité a gagné la place de la traduction autorisée. De plus, son utilisation est justifiée par rapport à une autre possibilité de traduction qui est blanchitude : « Si certain-e-s chercheur-e-s emploient le mot blanchitude pour traduire le mot whiteness, nous préférons celui de blanchité. Comme le fait remarquer Judith Ezekiel, blanchitude est calqué sur le mot négritude, mouvement littéraire et artistique qui cherchait à valoriser les aspects positifs de la culture ou de l'identité noire. [...] La blanchitude, dans cette logique, ne pourrait être qu'une affirmation de ce qui serait positif dans une culture ‘blanche’, ce qui est parfaitement contradictoire avec le concept développé ici » (Kebabza, 2006 : 157).

41 Les Critical Whiteness Studies ne sont pas les premières qui mènent les recherches en avançant l'idée du

caractère constructif de la race. Le problème de la blanchité a été déjà abordé dans les littératures sur les expériences du racisme chez les African Americans mais aussi les Native Americans ou les Chicana/os (Ganley, 2003 : 14).

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l’attention portée sur le dominant : « Les théories sur le racisme de plus en plus mettent l’accent sur la nature constructive de “race”. Néanmoins, la plupart des analyses se référant au processus de racialisation ont pour objet de rendre compte de la construction des groupes victimisés tels que “Noir” ou “Asiatique” en terme de “race” » (Hage, 2000 : 90, traduit par nos soins). Hage mentionne le développement des Whiteness Studies que l'on observe au moment de la rédaction de son livre : « Ce manque d’attention au processus d’auto-construction raciale par le dominant a commencé à être remédié récemment par la montée d’un intérêt en sciences sociales et en cultural studies pour les recherches sur la construction sociale et historique de la blanchité » (Ibid. p. 90, traduit par nos soins).

L'objectif des Critical Whiteness Studies se résume en deux points : déconstruire et

dénaturaliser la classe blanche qui apparait comme neutre et non-marquée42, et dénoncer

les privilèges blancs dont bénéficient les Blancs (Bosa, 2010 : 129). Il s'agit de la mise en cause de l'invisibilité, de la neutralité et de la normalité prétendues de la blanchité. En effet, le Blanc est considéré comme implicite, norme, non-marqué, universel et naturel (Ingram, 2001 : 157 ; Kababza, 2006 : 157). Les Blancs, dominants, « ne seront pas nommés et perçus comme un groupe “racial” (au même titre que tous les autres groupes) » (Kebabza, 2006 : 157). Alors que les Autres, dominés, sont définis par rapport à la différence à cette norme, et renvoyés toujours au particulier, au spécifique. « La blanchité est vue comme servant de support implicite à la production d'un discours constituant les ‘non-blancs’ en tant que marqués par un trait visible et particularisant » (Cervulle, 2013 : 16).

La visée des chercheurs des Critical Whiteness Studies est donc d'assigner la particularité à la blanchité, la « colorer », la « rendre étrange » (Dyer, 2000 : 541), en la réinscrivant dans la dynamique de l'identité raciale (Ganley, 2003 : 13). En le faisant, ils s'attachent à briser la perspective selon laquelle la race « est toujours l'affaire de l'altérité qui n'est pas le blanc » (Hooks, 1990 : 54). « L'originalité de ce concept repose sur le changement de perspective qu'elle propose, c'est-à-dire qu'aussi longtemps que les “Blancs” ne seront pas nommés et perçus comme un groupe “racial” (au même titre que tous les autres groupes), alors le “Blanc” sera la norme, le standard, l’universel : “Other people are raced, we (white people) are just people”. Et les autres groupes, d'éternelles minorités renvoyant au particulier, au spécifique » (Kebabza, 2006 : 157).

42 Ici, on voit clairement la proximité théorique avec les travaux de Colette Guillaumin. Ce point sera

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Courant interdisciplinaire, les Critical Whiteness Studies même si l'on trouve diverses approches, partagent deux principes : 1) elles prennent la position d'anti-racisme, 2) elles adoptent la théorie de construction sociale de la race. Autrement dit, leur préalable théorique est d'appréhender la race et les rapports sociaux de race comme les produits d’une construction sociale. En effet, comme le disent Hartman et Ganley, « La race est un objet construit, et pas une “chose” objective et tangible. Des scientifiques comme Stephen Jan Gould ont réfuté la déterminabilité biologique de la race » (Hartman, 2004 : 24). « There are also, however, similarities between her work and the others mentioned. The most obvious of these is her recognition, which is ubiquitous in this body of literature, that race and whiteness are socially/historically/culturally produced; and, that whiteness is produced as particularly powerful and dominant largely due to its occupation of the position of normal » (Ganley, 2003 : 16).

Pour les Critical Whiteness Studies, la blanchité est fortement représentée par deux particularités : norme et privilège. « Recent academic work concerned with the problematic of whiteness typically starts with two interrelated assumptions. The first is that there is significant privilege and power associated with being (identified as) white. The second is that much of this white race privilege extends from the monopoly that whiteness has over the norm » (Ibid. pp. 12-3).

Selon Ruth Frankenberg, la Whiteness est « la position structurellement supérieure, autrement dit la position de privilège racial [...] à qui la conception du monde fait référence », « une série de pratiques culturelles généralement non-marquée et sans nom » (Fujikawa, 2005 : 11, traduit par nos soins). Dans la même veine, Roger Hewitt donne une explication plus détaillée :

Whiteness itself (i.e. physically being “white”) is not the issue. It is more some concept of the ideal social contributor/non-threatener, sought by the majoritiy that is the object. Many non-white societies have their own versions of the same concept, but “whiteness” here in these uses stands in a metaphorical relationship to one particular historically constructed expression of the social contributor/non-threatener - i.e. “citizen” - and often, as in the past, this citizen is augmented with the ideal of 'born to rule' or 'standard by which all others are judged' or “grid through which all things should be perceived”. This is the realm of the long history through which a cultural hegemony of “whiteness” was achieved: the constructed “whiteness” analysed by such early pioneers as

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Richard Dyer, (1988 ; 1997) ; Vron Ware (1992) ; David Roediger (1991) and Frankenberg (1993) (Hewitt, 2007 : 42).

D'autre part, une partie de ce courant s'attache à dénoncer les privilèges des Blancs. Il s'agit des avantages matériels et non matériels dont les Blancs bénéficient en leur qualité de Blancs, et pour la plupart des Blancs, ils n'ont aucune conscience de ces privilèges. Entre autres, McIntosh (1989) examine en détail ce point. « [...] McIntosh's [...] early investigation clearly identifies how white skin color was "an asset for any move (she) was educated to want to make: "I could think of myself as belonging in major ways, and of making social systems work for me". [...] People lacking the cultural capital of whiteness lack unconscious access to these supposed taken-for-granteds of life in the capitalist market secured by the liberal nation-state » (Paynter, 2001 : 136-7).

Ces études décrivent le processus historique et quotidien de la construction de l'identité blanche, et examinent le pouvoir de la blanchité, son implication dans le racisme et les rapports sociaux de race (Hewitt, 2007 : 43 ; Cervulle, 2013 : 76). Par ailleurs, étant un champ interdisciplinaire, les Critical Whiteness Studies englobent les différents types de travaux. Elles touchent les disciplines diverses comme l'histoire, la sociologie et encore la critique littéraire dans les cultural studies.

Dans le domaine de l'histoire, les études qui mettent en lumière les processus de la construction historique de la blanchité se sont développées. Les auteurs dévoilent, par leurs études, la dimension construite de la blanchité, et par-delà, montrent que les catégories raciales n'ont fait sens que dans un espace social spécifique (Bosa, 2010 : 134).

Les mécanismes selon lesquels les immigrés de différentes vagues sont devenus « blancs » aux Etats-Unis, autrement dit, l'histoire du changement des frontières ethnico- raciales ont été étudiés par plusieurs chercheurs. « Une série de livres se donnent ainsi pour ambition de décrire le processus suivant lequel différents groupes en sont venus à s'identifier, et à être identifiés par les autres, comme des “Blancs”, en détaillant bien entendu l'impact de ces changements de catégorie sur les groupes en question et sur l'ordre social en général » (Bosa, 2010 : 131). Parmi les travaux dans ce courant, nous pouvons citer celui de Roediger (1991), de Mathiew Frye Jacobson (1998) et de Noel Ignatiev (1995).

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En sociologie, partageant l'idée que les catégories raciales sont des objets construits variables, les chercheurs s’attachent à inventorier les privilèges d'être « Blanc » dont il est d'ailleurs difficile de rendre compte (Bosa, 2010 : 134).

Par exemple, Frankenberg (1993), l'un des principaux chercheurs de ce domaine, a analysé la position des femmes blanches dans la structure raciale aux États-Unis à la fin de 20e siècle à travers les entretiens auprès des femmes « blanches ». L'analyse montre les modes – au pluriel – de construction identitaire chez les femmes interviewées.

Soutenant l'idée qu’à la fois le Blanc et les gens de races de couleurs mènent une vie racialement structurée, l'auteur dévoile la position privilégiée qu’occupe le Blanc. Le privilège de Blanc réside dans le fait qu'il peut ne pas se considérer comme une « race » et penser qu'il n'appartient à aucun groupe. Frankenberg décrit le Blanc comme « unmarked marker (marqueur non-marqué) », c'est-à-dire une référence implicite, universelle et indéfinie, et une norme selon laquelle on décide la différence.

Dans les domaines des Cultural studies, les Critical Whiteness Studies sont menées en prenant comme objets le cinéma, la littérature et les autres formes de l'imaginaire. Dyer (1997) et Morrison (1992) montrent que, dans l'imaginaire américain, britannique ou occidental, la blanchité est représentée comme remontante, noble, universelle et pure (Ingram, 2001 : 158). La production et la diffusion de ces représentations de la blanchité contribuent à consolider sa position de normalité.

Pour les Critical Whiteness Studies, la Whiteness n'est pas un simple objet d'analyse, mais un objet de critique. Au-delà de la critique, certains chercheurs proposent les stratégies à prendre vis-à-vis de Whiteness parmi lesquelles on distingue trois positions. La première, abolitionniste, a été avancée notamment par des historiens comme Ignatief et Garvey. En avançant la notion de Race Traitor (traître de race), elle propose aux Blancs de trahir la Whiteness. La deuxième, réformiste, envisage « une blanchité positive » détachée du racisme et du capitalisme. Parmi les tenants de cette position, on trouve notamment Frankenberg. Enfin, la troisième position soutenue par Vron Ware par exemple, revendique de détruire l'ensemble du système de pensée raciale.

Pour la présente étude, les Critical Whiteness Studies sont inspirantes sur plusieurs points. Elles sont instructives notamment dans le sens où elles mettent en lumière le groupe qui était auparavant en angle mort, le majoritaire. En outre, elles affirment l’implication de la blanchité dans le pouvoir systémique dans lequel la classification s'opère.

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2.2.2. De la blanchité à la francité. Réflexion sur la relation entre