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De la blanchité à la francité : réflexion sur la relation entre « nationness » et

2.2. Les Critical Whiteness Studies, une proposition d'étude sur le majoritaire

2.2.2. De la blanchité à la francité : réflexion sur la relation entre « nationness » et

Les Critical Whiteness Studies commencent à attirer l'attention en France à la

fin des années 200043. Si elle n’est pas sans susciter une certaine inquiétude quant à son

importation dans la société française, on observe une montée d'intérêt pour ce courant de recherche. « Depuis quelques années, historiens et sociologues français semblent s'être approprié le concept de Whiteness” (blanchité), dont l'usage est relativement ancien dans les sciences sociales aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Cette appropriation redouble d'une certaine manière celle qui s'est opérée avec les notions de “colour-line” (Stovall, 1993 et 1998) ou de “colorism” (Ndiaye, 2008) et vient donc interroger l'”aveuglement racial” (“color-blindness”) de la pensée républicaine française (Noiriel, 2009), ainsi que les réticences manifestées par les historiens et sociologues français à penser la question sociale en termes raciaux » (Dornel, 2013 : 214).

Cependant, cette appropriation du concept pose question. Nous pouvons se demander si l'étude sur la blanchité ne finirait par soutenir le maintien de la pensée raciale (ou racisée) plus que sa déconstruction. Même si les Critical Whiteness Studies arborent la critique de la blanchité comme leur objectif, le fait de qualifier la blanchité comme objet sans se doter de stratégies claires pour le détruire ou le maîtriser pourrait, au contraire, participer à sensibiliser les gens davantage aux catégories raciales. Cette crainte se pose notamment lorsqu'on cherche à les appliquer aux sociétés européennes, où, comparativement aux États-Unis, le système de catégorisation raciale est moins enraciné à la fois socialement et publiquement. En effet, en France, où les critères ethnico-raciaux sont écartés des statistiques publiques, l'introduction du concept de blanchité par les recherches dans un tel milieu, ne contribue-t-elle pas à diffuser, voire banaliser le concept,

et par ce fait, à promouvoir la catégorisation raciale44 ? (Bosa, 2010 : 139-140)

Devant cette crainte, il me paraît utile de poser une question : est-ce que les Critical Whiteness Studies concernent les études uniquement sur la race ? Il ne s'agit pas de dire

43 La bibliographie sur ce domaine s'est enrichie petit à petit. Parmi les articles, voir notamment Kebabza

(2006), Bosa (2010), Cervulle (2013). Deux ouvrages sur la blanchité sont parus en 2013 : Laurent et Leclère (2013), Cervulle (2013).

44 Il s'agit d'un même type de question que l'on pose au débat sur les statistiques ethniques. Sans entrer dans

une discussion détaillée, on peut dire que la faible diffusion de termes raciaux ne signifie pas l'absence du racisme.

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que l'objet principal de Critical Whiteness Studies n'est pas le rapport de race. Ils traitent un majoritaire particulier « le blanc » qui s'inscrit dans l'ordre racial. Cependant, il me semble que la perspective qu'elles nous présentent mérite une réflexion plus large.

En effet, déjà, la relation entre majoritaire et minoritaire proposé par les Critical Whiteness Studies ne s'applique pas uniquement à la catégorie raciale. Nous constatons que les Critical Whiteness Studies partagent largement la perspective proposée dans les travaux de Guillaumin. Les auteurs français qui prêtent attention aux Critical Whiteness Studies

mentionnent déjà cette proximité45.

Ce qui différencie éventuellement Guillaumin des chercheur-e-s des Critical Whiteness Studies est que Guillaumin prend pour objet le système de différenciation et la naturalisation de différence au sens large. En désignant son objet comme « l'idéologie raciale », elle s'attache à rendre compte d’un mécanisme général de la relation entre majoritaire et minoritaire. Ce souci pour la généralité n'est pas toujours le cas pour les travaux des Critical Whiteness Studies.

Cependant, si, comme nous avons vu, la race est un des opérateurs de la classification sociale, il serait bénéfique de ne pas l’enfermer dans la thématique de la race blanche, et les considérer plutôt comme un des points d'entrée pour les études sur le majoritaire. Il s'agit donc d'une étude sur le majoritaire au prisme de la dimension raciale. Cela signifie que les recherches doivent prendre en compte d'autres dimensions de la classification sociale. Car, il n'existe pas de majoritaire purement « racial » et le statut de majoritaire du Blanc est assuré en articulation avec les différents critères qui s'inscrivent

dans le processus global de classification. Si la notion d’intersectionnalité46 met en lumière

45 « D'ailleurs, bien avant que ces études ne se développent dans les universités américaines, des intellectuels

français comme la sociologue Colette Guillaumin avaient identifié le recours aux “races imaginaires”. Cette stratégie d'un groupe majoritaire pour justifier sa domination consiste ainsi à prétendre qu'il existe une “difference” objective, immanente, propre à l'Autre, qui est le particulier, alors que l'on demeure soi-même le référent, l'immuable, la norme qui n'a guère besoin de s'interroger sur sa propre particularité (Guillaumin, 1972) » (Laurent et Leclère, 2013 : 9).

« En dépit de leur caractère pouvant sembler curieux d'un point de vue français, notons que dès 1972, durant la deuxième vague féministe, Colette Guillaumin appelait dans L'idéologie raciste au développement d'études portant non seulement sur les “racisés" mais aussi sur les “racisants”. Elle notait que la fixation sur “la spécificité des racismes a contribué à voiler la très réelle spécificité du racisant en abordant ce dernier dans une optique de généralité qui excluait une définition sociologique de sa position”. Cet appel à une sociologie de la blanchité rencontrera alors peu d'écho.[...] Instituant sur le caractère normatif de ce rapport définitionnel asymétrique, Guillaumin visait alors – de façon assez comparable au projet des critical white studies – à faire parler cette expression silencieuse du pouvoir, à révéler la sociologie des groupes sociaux en position hégémonique, ou, comme le dit Toni Morrison, à étudier “l'impact du racisme sur ceux-là même qui le perpétuent” » (Cervulle, 2013 : 18-9).

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l'articulation des formes de domination qui crée différents statuts minorisés, le majoritaire lui aussi s'élabore à l'intersection de différents opérateurs de classification. En fait, certains chercheurs proposent explicitement d'examiner la blanchité en relation à d'autres critères (sexe, genre, classe...).

Par exemple, Garner propose de considérer la blanchité comme une « hiérarchie contingente » et de tenir en compte des articulations entre plusieurs variables comme la classe, l'ethnicité, le genre et la sexualité. « In the light of argument set out above then, the most illuminating way to view whiteness sociologically appears to be a contingnent hierarchy. While one dimension of whiteness is its dialectic relationship with non-white otherness, internal boundaries are equally evident. I would argue that whiteness can best be grapsed as a contingnent social hierarcy granting differential access to economic and cultural capital, interescting with, and overlaying, class and ethnicity, [...] as well as gender and sexuality [...] » (Garner, 2006 : 264).

Kebabza souligne l'importance du concept d'intersectionalité pour les Critical Whiteness Studies. Il refuse d'isoler d'autres variables lors de l'analyse des rapports sociaux racialisés, car cela masque l'articulation, l'imbrication des autres catégories aussi déterminantes que le genre, le sexe et la classe. La place dominante de blanc ne s'explique pas uniquement en termes raciaux. C'est pour cette raison qu'il propose une introduction du concept d'intersectionnalité qui pose que les différents outils conceptuels tels que la race, le sexe et la classe « fonctionnent ensemble de façon dynamique et systémique » (Kebabza, 2006 : 170).

En définitive, une réflexion sur la blanchité est nécessaire, si l'on veut comprendre la structure de la domination dans les rapports sociaux racialisés, sans l'isoler d'autres variables tout aussi déterminantes. Car elle n'est évidemment pas suffisante, pour rendre compte des articulations des rapports sociaux structurels, et des combinaisons multiples qui existent dans les interactions sociales entre individu-e-s. [...] Mettre l'accent sur la couleur de la peau, l'origine, la culture, l'ethnie, la “race", ne signifie pas pour autant que c'est la source unique et première, de toutes les exclusions sociales. D'où la nécessité de refuser autant la concurrence des systèmes d'oppression, qu'une approche en “sandwich”, pour réfléchir aux croisements, aux imbrications, des catégories de sexe, classe et race, et saisir toute la complexité des rapports sociaux, en mettant à jour leurs contradictions (Ibid. p. 157).

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Sous un autre angle, l’apparition d’un phénomène appelé le racisme différencialiste (Taguieff, 1987), le racisme sans race (Balibar & Wallerstein, 1997), ou new racism dans le contexte européen justifie d’autant plus cette imbrication des différentes variables. Il s’agit de nouvelles formes du racisme qui n’est plus fondé par la biologie mais par des « différences » culturelles essentialisées. En naturalisant le concept de culture, ils utilisent la culture ethnicisée (ou racisée) comme le marqueur de différence. Ils soulignent ainsi, l’incompatibilité entre les groupes en termes de cette différence culturelle, sans invoquer explicitement les critères raciaux. Cependant, comme Colombo et Richardson l’affirment, ce déplacement de critères ne signifie pas l’effacement de groupes racisés. « Cependant, cela ne signifie pas que les minorités raciales ne sont pas la cible de ce nouveau racisme, mais seulement que les bases de leur soi-disant incompatibilité avec “nous” s'expriment maintenant au moyen de critères “culturels” plutôt que biologiques. Un processus de racialisation se manifeste dans le discours des élites, qui attribue à certains groupes certaines caractéristiques tellement "étrangers" qu'il en devient impossible de concevoir ces personnes comme membres égaux faisant partie de la même communauté que l'élite » (Colombo & Richardson, 2012 : 121-2).

Si le « nouveau racisme », qui met en exergue, non pas la supériorité biologique de certaines races sur d'autres, mais les différences culturelles entre groupes ethniques, parait plus « soft », ses dégâts n'en sont pas moins considérables. Par un de ces tours de passe-passe lexical, on est passé de la biologie à la culture, et de la race à l'ethnie ou l'ethnicité, mais ces catégories aussi fictives et changeantes soient-elles, sont porteurse des mêmes stéréotypes, et des mêmes caractéristiques naturalisées (Kebabza, 2006 : 153).

Si la blanchité est un des points d’approche sur la figure du majoritaire, pour cette étude, je me propose de choisir un autre point, celui de la francité. Si ce déplacement du rapport majoritaire-minoritaire de l'ordre racial à l'ordre national me semble justifié, ce n’est pas seulement parce que dans les articulations des rapports sociaux, c’est souvent la nationité qui assure le statut du majoritaire. C’est aussi parce qu'il existe une question que les Critical Whiteness Studies passent sous silence, en l’occurrence la question de cadre. La relation entre majoritaire et minoritaire nécessite un cadre commun, car, comme Guillaumin le signale, le majoritaire et le minoritaire doivent partager le même système de valeurs. Si l'on examine les travaux des Critical Whiteness Studies, on observe que, quand

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ils parlent de Blanc comme majoritaire, le cadre national donne le contexte. Le Blanc est majoritaire toujours dans un certain cadre national.

En effet, l'affirmation de la relation étroite, voire l'interchangeabilité de whiteness et « nationness » (« une relation axiomatique entre Americaness et Whiteness » (Madriaga, 2005)) s'observe dans plusieurs travaux. Frankenberg (1994) affirme que Whiteness et Americaness fonctionnent tous les deux comme « norme ».

Qui plus est, comme le montre la citation ci-dessous, ces deux idées ne sont pas indépendantes : la blanchité fait partie des valeurs majeures de l'Americaness. « Studies of labour history [...] and of “race” in the 19th century [...] suggest that whiteness is an overarching mainstream value of Americaness, and that differential acces to this resource was sought by successive waves of migrants learning the rules of the game [...] » (Garner, 2006 : 264). L’exemple suivant suggère clairement que les « privilèges » de Blanc sont assurés par l'incorporation de la blanchité dans la nation(al)ité. « Tous comme les Afro- Américains assujettis à une identité noire à laquelle le regard blanc les renvoie sans répit, les Blancs doivent eux aussi acquérir une “double conscience” d'eux-mêmes. Ce concept – la “double conscience” –, théorisé par le penseur afro-américain Du Bois au début du 20e siècle, cherche à définir l'état dual du Noir américain qui, bien qu'américain, vit en réalité une déchirure interne, tant la part noire de son être (et donc le déni de ses droits d'Américain) entre en contradiction dialectique avec son américanité » (Laurent, 2013 : 54).

C'est aussi le cas de l'ouvrage pionnier sur les Critical Whiteness studies en France. Dans l'introduction, les coordinateurs de l'ouvrage substituent sans cesse le Français au Blanc, ou la francité à la blanchité. « Pour nombre des contributeurs de cet ouvrage, la réalité du privilège des Français préservés du stigmate de la couleur est source d'une injustice sociale trop grande pour qu'on la taise » (Laurent & Leclère, 2013 : 10). « En somme, le destin social d'un jeune Français, même issu d'un milieu populaire, sera moins chaotique s'il est perçu comme “blanc”, conforme à une conception restrictive de la citoyenneté, voire de la “francité”, qui est par ailleurs entretenue par l'imaginaire hexagonal » (Ibid. p. 10).

De plus, dans le passage ci-après, on observe une affirmation du fait que la francité englobe la blanchité. « Ne faut-il pas, pour parvenir à se rapprocher de l'universalisme républicain, qui n'est aujourd'hui qu'une chimère et une incantation, prendre le temps de comprendre comment l'imaginaire racial s'est infiltré dans la représentation que les

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Français ont d'eux-mêmes ? L'interrogation sur ce que signifie “être français” est matricielle ; comme le dit Gérard Noiriel dans ce livre : “En France le ‘Nous, Blancs’ est [...] toujours le sous-produit du ‘Nous, Français’” » (Ibid. p. 9).

Toutefois, la description de cette relation dans ces travaux manque de précision. Ou bien, elle passe comme allant de soi et les auteurs examinent peu la relation de ces deux notions. Peut-on parler de la whiteness hors (détachée) de contexte national ? La blanchité et la nationité sont-elle les deux cas de figure majoritaire distincts ? Le Blanc n'est-il pas légitimé comme majoritaire souvent parce que le fait d'être blanc (ou d'être considéré comme blanc) est un critère d'être un « vrai » national « authentique » ? La blanchité n’est pas un critère d'évaluation d'appartenance à la communauté nationale ? Dans cette réflexion, cette remarque de Taguieff sur la relation entre le nationalisme et le racisme est

particulièrement suggestive47.

Indépendamment de toute hypothèse sur les relations historiquement entretenues entre « nationalisme » et « racisme », il est frappant de constater que l'argumentation nationaliste met en œuvre des schémas idéologico- discursifs généraux que l'on retrouve dans le champ des discours dits racistes. [...] L'esquisse d'un modèle théorique s'impose à partir de la seule histoire comparée de ces deux grandes idéologies : si le nationalisme peut fonctionner « en deçà » d'une forme doctrinale du racisme, toutes les élaborations modernes du racisme sont apparues dans l'espace idéologico-politique du nationalisme et bien souvent en tant que légitimations maximales – soit par recours aux prestiges de la science soit par réactivation d'un mythe des origines – de celui-ci (Taguieff, 1986 : 115).

Il convient aussi de souligner que ce qui est significatif dans la nouvelle forme de racisme « sans race » précédemment évoquée, c’est son inscription dans le contexte national. En effet, poussés par l’extrême droite, il met en avant « le droit des cultures nationales européennes de protéger leur identité culturelle » (Colombo et Richardson, 2012 : 121-2). Garner maintient, pour sa part, que les blancs européens sont racialisés dans le processus de la construction d'identités nationales.

Indeed, my departure point is that identities are multiple and contingent (Anthias, 2002) and that racialization in the early 21 century is not fixed by a

47 Sur l'implication réciproque du nationalisme et du racisme, se référer également à Balibar (1992), Chapitre

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black-white binary any more than it was in the 16th century (Garner, 2003). Culture is as important as skin colour in racializing discourse, i.e., they are equally valid elements of a “discursive formation” (Foucault, 1969, 1971). Nominally white Europeans can also be racialized in the process of constructing national identities, as has been the case in Britain with nomadic, Jewish and Irish people, as well as Eastern Europeans. Sivanandan (2001) even coins the term “xeno-racism” (as distinct from racism sensu stricto, a property of white-black power relations) for this contemporary form of racialization (Garner, 2006 : 258).

Les études sur la blanchité en tant qu’études sur le majoritaire racial ont un intérêt en soi. Neanmoins, si autrefois, la théorie de l'inégalité de races permettait au blanc de se positionner comme norme, à l'époque actuelle, où cette théorie est devenue obsolète, on peut se demander si la position majoritaire de blanc est assurée par le fait qu’être blanc constitue une caractéristique requise pour être un vrai national (un national authentique).

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Chapitre 3. La francité dans la théorie et dans l'histoire :

Élaboration de la notion de francité

3.1. Vers la conceptualisation de la francité : l’implication de la