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3.5.

Face à l’inattendu, l’organisation doit faire preuve d’une certaine flexibilité. Comme nous l’avons abordé précédemment, cette flexibilité passe par une décentralisation du processus de décision mais également par une certaine liberté dans l’action. Cette liberté d’action vient contrebalancer l’approche par la planification en évitant de se retrancher derrière des routines et des règles pour avoir l’illusion d’un certain contrôle sur la situation (Roux-Dufort, 2003b). La liberté d’action passe notamment par la capacité des acteurs à agir face à l’imprévu avec les ressources à leur disposition ou à « tordre » l’usage initial des ressources pour servir un objectif.

Une situation inattendue rend inefficace les représentations passées pour faire face à la situation (Boutiba & Kammoun, 2015) sans être pour autant pas synonyme d’accident si les

acteurs compensent cet effondrement par l’improvisation et le bricolage21 (Weick, 1993). Si

l’improvisation et le bricolage sont connotés négativement dans le langage commun – renvoyant à une forme d’amateurisme –, la littérature souligne, au contraire, que l’improvisation, nécessite des opérateurs expérimentés, bien formés, bien entraînés et avec des ressources suffisantes (Koenig, 2007).

Une définition générale de l’improvisation renvoie à l’idée d’effectuer une action sans planification préalable (Kamoche & Cunha, 2001, p. 735) : « the conception of action as it

21 Si nous mobilisons les concepts d’improvisation et de bricolage pour des situations en lien avec la fiabilité organisationnelle et l’enjeu en cas de défaillance, l’improvisation et le bricolage sont également mobilisés dans la littérature en stratégie, en management par projet, en entrepreneuriat, ou encore en innovation. Chédotel (2005, p. 124) généralise l’utilisation de ces deux concepts à ce qu’il nomme les « environnements turbulents »

unfolds ». Pour reprendre l’analogie du jazz utilisée dans la littérature, il s’agit de jouer et composer simultanément (voir Encadré 19 sur l’utilisation du jazz comme analogie).

Encadré 19 – L’analogie du jazz et de l’improvisation organisationnelle

Barret (1998) explique que, contrairement à la croyance commune, le joueur de jazz n’est pas un génie solitaire jouant sa propre musique. Le jazz est plus le résultat d’un travail et d’un apprentissage afin de développer une « disciplined imagination» (Barrett, 1998, p. 606).

L’improvisation en elle-même est basée sur des structures fondamentales (Minimal Structures) (Kamoche & Cunha, 2001) ainsi que sur un sensemaking rétrospectif (Barrett, 1998, p. 615): « As new phrases or chord changes are introduced, the improviser makes connections between the old and new material. In the absence of a rational plan, retrospective sense-making makes spontaneous action appear purposeful, coherent, and inevitable. ».

La grammaire du jazz peut donc avoir des implications dans le monde organisationnel : le solo devient leadership, l’accompagnement devient travail en équipe, etc. (Hatch, 1999). Ainsi, Il est possible d’aborder le jazz comme une analogie d’un processus d’organizing fait d’ambigu, d’interprétation, d’émotions et ancré dans le temps – avec un passé, un présent et un futur (Hatch, 1999). Outre les routines, l’improvisation est également un élément structurant l’organisation considérant la flexibilité que celle-ci permet (Zack, 2000).

Pour notre part, nous mobilisons une définition plus complète de l’improvisation proposée par Adrot et Garreau (2010, p. 120) :

Elle correspond à :

1) un processus d’adaptation (Preston, 1991, cité par Vera et Crossan, 2005)

2) au cours duquel les individus doivent « faire avec » les ressources disponibles (Cunha et al., 1999),

3) afin de les combiner de manière innovante (Rerup, 2001)

4) dans une quasi simultanéité de la décision et de l’action (Moorman et Miner, 1998a)

Face à une situation inattendue, il y a déclenchement de l’improvisation comme adaptation pour faire face à la situation. Cette adaptation opère avec un stock déterminé de ressources qu’il faut pouvoir recombiner. L’impératif d’action rend simultané la décision et l’action. Cette définition permet de souligner l’intérêt de l’improvisation comme processus de maintien de la fiabilité : face à quelque chose d’inattendu et d’inconnu, il faut agir pour éviter une défaillance qui peut être synonyme de catastrophe. Cette action ne peut être reportée et doit s’opérer dans un horizon temporel contraint.

L’importance que prend l’improvisation dans l’action dépend de l’intensité de l’urgence – l’impératif d’une action rapide – et de l’incertitude de la situation. Là encore, cela renforce la pertinence de mobilier l’improvisation dans un contexte qui rend nécessaire de conserver ses

capacités d’action, compte tenu de l’incertitude. Néanmoins, la relation n’est pas forcément linéaire entre niveau d’urgence et d’inattendu avec le degré d’utilisation de l’improvisation (Roux-Dufort & Vidaillet, 2003). Au-delà d’un certain niveau d’intensité d’urgence et d’inattendu, l’improvisation n’est plus possible. La disparité des perceptions de l’urgence et du caractère critique de la situation entre les acteurs peut également entraver l’improvisation.

Improvisation et bricolage sont des concepts proches : recombinaison de ressources, degré de liberté pour permettre une créativité, laisser de la place à l’intuition. La différence réside dans le délai court entre décision et action de l’improvisation (Moorman & Miner, 1998) – une urgence dans l’action – où conception de l’action et mise en œuvre de l’action sont simultanées. Un acteur est considéré comme un bricoleur s’il peut être caractérisé par sa capacité à utiliser les ressources – ressources matérielles mais aussi réseau relationnel, répertoire d’actions, etc. – à sa disposition pour agir. Cette créativité dans l’usage des ressources à sa disposition, même face à l’urgence d’agir, est possible car il a l’habitude d’agir dans le chaos pour créer de l’ordre (Weick, 1993, p. 639) : « Bricoleurs remain creative under pressure, precisely because they routinely act in chaotic conditions and pull order out of them ». Il connaît les ressources qu’il a à sa disposition pour faire face à la situation dans une relation dialogique avec son « inventaire » – son stock de ressources (Duymedjian & Rüling, 2010).

Des différentes caractéristiques de l’improvisation se pose également la question de la cohérence face à l’improvisation de chacun et des risques que cela pourrait engendrer si chacun improvise de son côté (Adrot & Garreau, 2010). Si l’improvisation permet de gérer l’incertitude, elle doit être cadrée pour conserver une certaine cohérence. Le manager joue ici un rôle crucial car il est de son rôle de faciliter les interactions entre les acteurs afin qu’ils puissent improviser de manière efficace et cohérente (Adrot & Garreau, 2010). Si dans la littérature, l’improvisation est étudiée principalement à u niveau individuel, il y a également un niveau collectif (Moorman & Miner, 1998, p. 704) : « collective improvisation may be produced by the joint activities of individuals, who are themselves improvising. The joint action of the individuals produces a system that we label a collective improvisation. ». Dans cette vision collective de l’improvisation, le leader assure une cohérence de l’improvisation entre les acteurs mais également une cohérence par rapport à la vision d’ensemble du projet dans lequel l’improvisations se déploie (Eisenhardt & Tabrizi, 1995). Cette approche de l’improvisation s’inscrit pleinement dans la pensée weickienne où l’interaction permet

l’improvisation (Weick, 1998) et où l’improvisation s’étudie aux niveaux d’analyse individuel et collectif. Ainsi, comme le précisent Roux-Dufort et Vidaillet (2003, p. 107) l’improvisation n’est pas seulement liée à un contexte et des capacités individuelles mais dépend également de certaines conditions interindividuelles qui, si elles ne sont pas réunies, peuvent en limiter l’efficacité : « the lack of improvisation could then be explained because the absence of communication, or poor communication among the groups, prevented them from taking advantage of the context to draw from improvised repertoires. ».

Si l’improvisation est mobilisée au niveau individuel et collectif, l’organisation va également jouer un rôle. Il y a ainsi un troisième niveau d’analyse organisationnel à considérer. Comme le rappellent Bouty et Drucker-Godard (2012), la littérature sur l’improvisation insiste sur une structure minimale pour assurer un maximum de flexibilité et d’adaptabilité. Cette structure minimale peut être plus contraignante et délimiter un périmètre à l’improvisation au travers d’outils, de règles et de procédures afin d’éviter que l’improvisation cause plus de problèmes qu’elle n’en résout (Bigley & Roberts, 2001, p. 1290) : « In sum, appropriate improvisation with tools, rules, and routines augments contingent structuring mechanisms, thereby enhancing organizational resilience and responsiveness ».

Au-delà de l’improvisation pour faire face à la situation, une rétroaction va s’effectuer au niveau de l’organisation, au travers notamment de l’apprentissage et de la mémoire organisationnelle (Moorman & Miner, 1998, p. 719) : « Finally, we argued that improvisational activities can, in turn, influence the nature of organizational memory, if an organization observes the outcomes of improvisational actions and incorporates new routines or inferences into its memory ». L’improvisation s’intègre donc dans la résilience avec une visée transformative de l’organisation.

Enfin, entre degré d’improvisation et niveaux d’analyse, Hadida, Tarvainen et Rose (2015) proposent une synthèse intéressante en structurant le degré d’improvisation – mineur (minor), limité (bounded), structurel (structural) – et son niveau – individuel, interpersonnel et organisationnel (voir Tableau 14 ).

Tableau 14 – Cadre d’analyse de l’improvisation (adapté de Hadida et al., 2015, p. 448) Niveau d’improvisation

Individuel Interpersonnel Organisationnel Degré d’improvisation Mineur Pratique spontanée Synchronisme Espace d’expérimentation Limité Leaders expert Yes-and Rule Improvisation maîtrisée Structurel Dropping Tools Structuration minimale Plate-forme

Ce cadre d’analyse propose ainsi neuf types d’improvisation que nous décrivons brièvement :

Au niveau individuel

Pratique spontanée : improvisation d’un individu dans son activité.

Leader expert : position de leader permet un espace d’improvisation plus important.

Dropping Tools : rupture de l’individu avec la structure face à l’événement ; le terme provient

d’une phrase du pompier Dodge « drop your tools » (Weick, 1993, p. 635) lors de l’incendie de Mann Gulch.

Au niveau interpersonnel

Synchronisation : tels les musiciens d’un groupe de jazz qui synchronisent leur rythmique

comme socle de la musique en train de se joue.

Yes-and Rule : analogie au théâtre d’improvisation où se construit une action à partir de

l’action d’un autre acteur, comme un « cadavre exquis » des surréalistes.

Structuration minimale : improvisation au travers des interactions des membres d’une

organisation, d’une équipe. Le manger joue un rôle important en tant que sensegiver.

Au niveau organisationnel

Espace d’expérimentation : l’organisation créé en son sein un espace d’expérimentation. Par

exemple, l’entreprise Google accorde du temps pour ses salariés afin qu’ils puissent développer leurs projets personnels en parallèle de leur travail.

Improvisation maîtrisée : l’improvisation en action est cadrée par l’organisation.

Plate-forme : plutôt qu’une organisation délimitant l’improvisation en action selon les

situations, c’est l’ensemble de l’organisation qui va se structurer en se recombinant – structures, stratégies, ressources – face à la situation ou pour saisir des opportunités.

Ce cadre d’analyse pose néanmoins la question des liens entre les niveaux d’analyse. En effet, celui-ci ne permet pas d’étudier la dynamique existant entre les formes d’improvisation selon les niveaux d’analyse étudiés. Par ailleurs, si la littérature s’appuie sur des situations de crise pour observer l’improvisation, la question de la distinction entre activité ordinaire et extraordinaire nous semble également intéressante à intégrer dans l’analyse de l’improvisation. Par exemple, Bigley et Roberts (2001) s’intéressent aux Incident Command

Systems (ICS) qui sont des organisations temporaires créées pour faire face à une crise. Or, il existe des organisations dont l’inattendu est plus prégnant sans forcément mobiliser une gestion de crise – au sens de dispositifs exceptionnels pour surmonter la situation. Ces organisations sont alors dans un ordinaire de l’inattendu, dans un équilibre entre quotidien et « crise potentielle permanente ». La dynamique entre situation et organisation inscrit donc l’improvisation dans un temps plus long où des processus organisationnels sont nécessaires à l’improvisation situationnel (Bechky & Okhuysen, 2011).

Dans ce chapitre, nous avons tenté de cerner les mécanismes de maintien de la fiabilité dans les organisations développés dans la littérature scientifique. Au-delà de l’approche structurelle et du débat entre HRO et non-HRO, l’étude des processus dans ces organisations a mis en avant un certain nombre de pratiques qui permettent le maintien de la fiabilité et de la résilience dans ces organisations. À ce titre, les travaux de Karl E. Weick offrent de nouvelles clés de compréhension et de nouvelles perspectives d’analyse au travers d’une approche processuelle des organisations. Le facteur humain y joue un rôle prépondérant, mais celui-ci n’a de sens qu’en tenant compte du facteur organisationnel, notamment dans l’analyse des erreurs. La fiabilité organisationnelle passe donc par la création d’un système non pas absent d’erreurs mais gérant les erreurs, s’adaptant pour en réduire, voire en supprimer, les conséquences. Par ailleurs, l’étude des processus souligne l’importance pour les membres d’avoir une vision globale de l’activité de l’organisation où chacun sait ce qu’il fait mais surtout pourquoi il le fait.

Ainsi, c’est tout un courant de recherche qui s’est développé afin d’expliquer les processus à l’œuvre dans le maintien de la fiabilité. Sur la base de règles formant le socle de la fiabilité – métarègles ou principes de fiabilité – les processus se déploient au gré des situations rencontrées. L’étude de la littérature a permis d’identifier cinq processus majeurs pour assurer cet objectif de fiabilité : développement d’une culture de la fiabilité, construction de relations de confiance, apprentissage continu, coordination de l’action et assurer une flexibilité de l’action au travers de l’improvisation et du bricolage.

L’ancrage de ces processus dans les organisations nous amène donc à poursuivre notre réflexion autour de la construction d’une haute fiabilité organisationnelle et du contexte de déploiement des processus de fiabilité organisationnelle. En effet, la littérature sur les processus organisationnels de maintien de la fiabilité souligne l’importance d’étudier ces processus dans le contexte de leur déploiement. Par ailleurs, les pratiques de terrain au quotidien s’ancrent dans un environnement organisationnel et institutionnel précis. L’étude des processus de maintien de la fiabilité, étudié à l’origine uniquement dans son contexte opérationnel, nécessite d’être enrichie de son contexte organisationnel.

Plus précisément, il nous semble intéressant de comprendre comment certaines organisations font face à l’imprédictibilité des situations dans le cadre de leur activité quotidienne. La littérature sur la fiabilité organisationnelle souligne la capacité de ces organisations à basculer d’un mode formalisé à un mode informel, à déployer des processus qui permettent une flexibilité nécessaire au maintien de la fiabilité. De plus, l’incertitude dans l’activité d’une organisation n’est pas toujours la même et peut subir de fortes variations en termes d’intensité quantitatives et de variation dans le types de situations rencontrées. Une approche permettant d’observer le quotidien d’une organisation nous semble alors intéressant à opérer afin d’étudier ces variations et ne pas uniquement nous intéresser aux cas extrêmes d’une gestion de crise où l’organisation est transformée voire créer des structures ad hoc. Ceci nous amène à formuler notre question de recherche autour de deux axes d’investigation.

Le premier concerne le déploiement des processus de maintien de la fiabilité au quotidien. Il s’agit de comprendre les pratiques constitutives de ces processus dans le contexte opérationnel et face aux situations rencontrées. Le maintien de la fiabilité implique d’être capable d’absorber les difficultés et l’inattendu tout en fournissant un niveau constant de performance.

Le second axe cherche à aller du contexte opérationnel pour s’intéresser aux liens entre pratiques en situations et l’organisation. Il s’agit non seulement d’analyser les pratiques qui permettent le maintien de la fiabilité en situation mais également de comprendre les processus organisationnels à l’appui des situations. Ceci nous amène à chercher à comprendre comment les différents processus s’articulent entre eux pour assurer le maintien de la fiabilité selon les situations rencontrées, la dynamique de ces processus et comment ils se déploient dans le temps dans un contexte opérationnel et organisationnel donné.

En synthèse, notre étude a pour objet de comprendre les processus de maintien de la fiabilité dans des organisations ayant un « devoir de fiabilité » (Vidal, 2011, p. 59). Notre étude s’intéresse à deux questions principales :

- Dans un premier temps, nous cherchons à comprendre comment ces processus se déploient dans le contexte opérationnel habituel, face aux situations rencontrées afin d’assurer la fiabilité et la résilience de l’organisation ?

- Dans un second temps, nous analysons l’impact du contexte organisationnel sur le maintien de cette fiabilité. Au-delà de la question du maintien de la fiabilité face aux situations rencontrées, quelle est la dynamique des processus entre les situations et l’organisation ?

Avant de répondre à ces questions, nous nous attachons dans le prochain chapitre à justifier de la pertinence du choix de notre terrain d’étude avec l’objet et la problématique de recherche. Il s’agit de déterminer si le terrain est propice à notre questionnement en termes d’intensité de l’urgence et d’incertitude de l’activité mais également des conséquences en cas de défaillance.

Résumé du chapitre 2 :

Les travaux de Karl E. Weick ont permis de passer d’une approche structurelle à une approche processuelle de la fiabilité organisationnelle. Outre ses travaux sur le sensemaking et le rôle de la création de sens pour faire face à des situations imprévues, il a également conceptualisé les interactions entre les individus et l’importance d’une vigilance collective réciproque.

En soulignant l’importance des interactions entre les individus pour maintenir la fiabilité, l’individu est passé de facteur de défaillance à facteur de fiabilité. Mais pour cela, il doit être intégré dans un système organisationnel adéquat. Certains principes de bases permettent ainsi de faire face à la complexité et l’inattendu inhérents à l’activité de ces organisations.

Sur la base de ces principes, les études sur la fiabilité organisationnelle ont formalisé des processus qui assurent le maintien de cette fiabilité. Notre analyse de la littérature fait ressortir cinq processus majeurs : développer une culture de la fiabilité, bâtir la confiance, coordonner les individus, apprendre dans et de ces environnements, et développer des capacités d’improvisation et de bricolage pour faire face à l’inattendu.

L’analyse de la littérature sur les processus de maintien de la fiabilité nous permet de structurer notre problématique de recherche autour de deux questions principales :

- Comment ces processus se déploient dans le contexte opérationnel face aux situations rencontrées ?

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