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E T POURTANT CELA FONCTIONNE

2.1.3. Cinq caractéristiques constitutives d’une HRO

La NAT ayant émergé avant le concept de HRO, la formalisation des caractéristiques s’est faite au départ selon leur capacité à gérer la complexité des interactions et le couplage fort, les deux traits caractéristiques des organisations susceptibles de catastrophes selon la NAT.

Ainsi, dans une HRO la complexité est gérée par la formation et la compétence des opérateurs, au sein d’un système d’information assurant la redondance de transmission (un message est transmis par plusieurs signaux à plusieurs destinataires), au travers d’un langage compris par tous (Roberts, 1990b).

Pour gérer le couplage fort des éléments du système, une HRO établit une redondance des éléments afin de pouvoir compenser une défaillance d’un élément, mais également une flexibilité du système en lui-même afin que le système ait plusieurs voies pour assurer son fonctionnement, chose qu’un système rigide ne permet pas (Roberts, 1990b).

Une illustration intéressante est proposée par Roberts (1990b) en analysant l’accident de l’usine d’Union Carbide à Bhopal survenu en 1984. Sur la base du livre Bhopal: Anatomy of

Crisis écrit par Paul Shrivastava en 1986, elle compare les facteurs ayant causé cette catastrophe et comment une HRO – en l’espèce un porte-avions – gère ces facteurs (voir Tableau 5).

Tableau 5 – La catastrophe de Bhopal au prisme de l’approche HRO (adaptée de Roberts, 1990b)

Non-HRO HRO (cas d’un porte-avions) Facteurs humains

Faible motivation (fermeture prochaine du site)

Faible formation Sous-effectifs

Intensité de la formation (« University at sea ») pour acquérir les compétences nécessaires Motivation du personnel par l’entraînement et la culture de fiabilité

Facteurs organisationnels

Faible importance accordé par la société- mère au devenir de l’usine

Discontinuité du management

Intégration du porte-avions dans un groupe de combat, dans une stratégie militaire

La rotation des équipages et des officiers est une habitude de vie dans la Navy.

Au niveau des compétences, l’entraînement et la formation viennent pallier les effets négatifs

Facteurs technologiques

Non-anticipation des actions entre les pannes Couplage fort

Interdépendance des composants

Changements incrémentaux pour corriger les erreurs

Maintenance permanente des équipements même en temps de paix

Ligne hiérarchique forte pour gérer l’interdépendance

Environnement

Incertitude Imprévisible

L’entraînement sur un porte-avions permet une flexibilité face à cette incertitude

Ligne hiérarchique forte pour gérer l’interdépendance, et d’une flexibilité pour gérer l’incertitude

Mais, au-delà d’une lecture du concept de HRO au travers du prisme de la NAT, il est également possible d’établir cinq caractéristiques majeures constitutives d’une HRO (voir Tableau 6, pour une synthèse des caractéristiques d’une HRO avec les références principales mobilisées).

Tableau 6 – Caractéristiques d’une HRO et les auteurs associés

Caractéristiques d’une HRO Auteurs principaux

Environnement complexe, organisation complexe, danger

Roberts (1990a, 1990b), Roberts et al. (1994), Roberts et Bea (2001)

Accord et partage de la mission de l’organisation

Roberts (1990b), La Porte & Consolini (1991), Boin & Schulman (2008)

Centralisation/décentralisation de la décision selon les situations

Rochlin et al. (1987), Roberts (1990a, 1990b), Roberts et al. (1994)

Formation et apprentissage Rochlin et al. (1987), Roberts (1990a, 1990b), Weick et al. (1999)

Redondance Rochlin et al. (1987), Roberts (1990a), La Porte (1996)

La première caractéristique renvoie à la complexité de l’environnement, la complexité systémique et le danger inhérent à l’activité de l’organisation (Roberts, Stout, et al., 1994, p. 622) : « These organizations are typically technologically complex, their technologies are highly interdependent, they have high damage potential, and errors happen relatively rarely. ». L’organisation doit gérer une succession d’événements inattendus survenant lors de son activité. De plus, face à la complexité de l’organisation, celle-ci doit faire face à des erreurs qu’elle a elle-même générées (Roberts, 1990b). Une HRO est une organisation qui s’est adaptée à ces contraintes et a développé une fiabilité malgré cet environnement.

La deuxième caractéristique met la fiabilité au centre de l’organisation. Non seulement il y a une impératif de fiabilité face à l’enjeu en cas de défaillance mais il y a une vision et un partage par les acteurs de la mission, du but de l’organisation. Cet objectif est clairement et largement accepté par les membres de l’organisation (La Porte & Consolini, 1991). Par exemple, le but du porte-avions est clair pour chacun : faire atterrir et décoller les avions, le plus sûrement et rapidement possible. Chaque poste est orienté, spécifié et opérationnalisé dans ce sens (Roberts, 1990b). Ainsi, Boin et Schulman (2008) considèrent que la NASA n’est pas une HRO au sens où compte tenu de la nature de son travail – une agence dont on attend qu’elle expérimente et innove – sa mission contrevient à ce principe d’impératif de fiabilité. Il s’agit même d’une erreur de vouloir imposer l’idée que la NASA doit être une HRO, qui à terme risque de nuire à la fiabilité plutôt que l’améliorer (Boin & Schulman, 2008, p. 1059) :

discouraged). To do so is misleading with respect to the important differences in the mission, technology, and environment of NASA relative to HROs.

La troisième caractéristique décrit la dynamique des décisions au sein de ces organisations. Contredisant la NAT, dans un HRO des structures de décisions cohabitent et permettent une prise de décision à la fois centralisée et décentralisée. L’organisation doit être capable de gérer simultanément rigidité et flexibilité de la structure décisionnelle selon la situation rencontrée (Roberts, 1990a). L’étude du fonctionnement d’un pont d’envol de porte- avions faite par Roberts et al. (1994) illustre ce propos : il y a à la fois une structure militaire centralisée et formelle, et, en cas de nécessité, une décentralisation qui est autorisée et même encouragée. L’image que l’on pourrait se faire d’une organisation militaire, faite de saluts et d’ordres formels est donc partiellement vraie. La chaîne de commandement est parfaitement connue et la hiérarchie y est formelle. Mais cette vision s’arrête dès lors qu’elle pourrait nuire à la mission de l’organisation (Roberts, 1990b). Ainsi, quelqu’un de peu gradé peut interrompre les opérations sans en référer à son commandement dès lors qu’il le juge

nécessaire : l’importance de la mission prime sur le respect de la chaîne de commandement8.

Cette décision sera analysée et critiquée par la suite : il ne sera pas pénalisé s’il a fait erreur, et sera félicité – publiquement – si sa décision est jugée pertinente (Rochlin et al., 1987). La fiabilité s’obtient donc par la conjugaison de formes hautement bureaucratique et flexible selon la situation à laquelle est confrontée l’organisation : « conciliant structure bureaucratique et flexibilité organisationnelle, ces agencements dont les modules peuvent être (dés)activés et assemblés en fonction des circonstances […] » (Koenig, 2007, p. 252).

La quatrième caractéristique concerne l’importance de la formation et de l’apprentissage dans l’organisation. La formation est au centre du dispositif où chacun est à la fois formateur et apprenti afin d’acquérir ou d’actualiser ses connaissances. Si l’on reprend le cas d’un porte- avions (Rochlin et al., 1987), chaque membre d’équipage lorsqu’il vient d’arriver à bord, s’engage dans un double processus d’apprentissage et de transfert des connaissances sur les tâches, le bâtiment et le personnel. Les expériences sont confrontées afin d’améliorer l’efficacité.

8 Cette importance de la mission, du but à accomplir, est un thème ancien chez les militaires puisqu’on le retrouve dans l’idée d’auftragstaktik – de tactique par le but et non par le respect aveugle de l’ordre, du commandement (befehl) – utilisée par l’armée allemande durant la Seconde Guerre Mondiale – notamment par Guderian et Rommel. Cette idée de commandement par la mission est une théorisation encore plus ancienne car faisant suite à la défaite de la Bataille d’Iéna (1806) par l’armée prussienne et promue par le théoricien militaire Carl von Clausewitz.

L’apprentissage se fait également en accordant une place importante à l’étude des erreurs. La spécificité d’une HRO est son attachement aux échecs là où les autres organisations tendent à se focaliser sur les causes de succès (Weick et al., 1999). Être une HRO ce n’est pas s’intéresser à ce qui fonctionne mais s’intéresser à ce qui ne fonctionne pas.

Mais cet apprentissage ne s’arrête pas là, car l’entraînement prend également un temps considérable. Dans le cas d’un porte-avions, la majorité du temps est consacrée à l’entraînement (Roberts, 1990b, p. 169) : « We’re like a baseball team that never goes into a season ». Cet entraînement prend notamment la forme de simulation afin de se rapprocher le plus possible de la réalité des opérations. C’est ainsi que les unités d’élite de l’armée ou des services de police s’entraînent avec des armes chargées à balles réelles lors de simulations d’intervention. S’il est aisément compréhensible qu’un entraînement intensif sur le terrain améliore la fiabilité, une forte rotation du personnel apparaît au premier abord comme une caractéristique détériorant la fiabilité, entraînant désorganisation et instabilité. Or, de manière contre-intuitive, cette rotation rapide – quasiment l’ensemble du personnel est renouvelé tous les 40 mois sur un porte-avions (Rochlin et al., 1987) – joue ici le rôle de levier d’efficacité. L’organisation est orientée dans cet axe de renouvellement constant du personnel, où chacun est formateur et apprenti (l’officier apprend du premier maître, et apprend le métier à de plus jeunes officiers) ceci dans une période de temps de l’ordre de quelques semaines (Roberts, 1990a).

La cinquième et dernière caractéristique est la redondance présente à différents niveaux d’une HRO. La redondance est définie comme « the ability to provide for the execution of a task if the primary unit fails or falters » (Rochlin et al., 1987, p. 83). Une HRO met en place des redondances afin de pouvoir exécuter la tâche même si un problème survient. L’intérêt de la redondance dans une HRO permet de pallier aux défaillances qui pourraient avoir de graves conséquences le cas échéant.

La redondance peut être technique, si les composants du système se chevauchent (duplicate) – deux composants peuvent faire la même chose au même moment –, si un composant a un double emploi (overlap), si un deuxième composant s’active en cas défaillance(backup) du premier composant (Rochlin et al., 1987). La condition d’efficacité d’une redondance est la création d’une vraie redondance et non d’une simple copie. Par exemple, dans le cas d’un avion de ligne le système d’alerte de carburant doit avoir une redondance basée sur la réalité de la quantité de kérosène et non une copie de la jauge (Roberts, 1990b).

Par ailleurs, la redondance ne consiste pas seulement à ajouter des composants pour compenser un dysfonctionnement d’un autre composant mais peut également prendre la forme d’une calibration des composants inférieure aux capacités possibles afin d’éviter les surcharges en cas de dysfonctionnements. Par exemple, une large proportion des membres expérimentés sur un porte-avions sont capables d’effectuer certaines tâches en plus de leur expertise afin d’empêcher à une défaillance d’un membre en cas d’urgence (Rochlin et al., 1987).

Enfin, la redondance n’est pas que technique et s’observe également dans le processus de décision. Outre une transmission redondante des informations (Roberts, 1990a), la redondance s’opère également au niveau des canaux de décision (La Porte & Consolini, 1991). Ainsi, pour une décision il est possible qu’un autre opérateur contredise la décision prise ou la confirme. La redondance s’effectue également dans le contrôle de l’action avec des vérifications croisées en interne des informations ou du processus de décision (Roberts, 1990a; Weick et al., 1999).

L’organisation devient donc une source de fiabilité, là où traditionnellement – et notamment dans les secteurs à risque ou à forte intensité technologique – elle était vue comme vecteur de fragilité de la sûreté. Étudier les HROs c’est mettre en avant l’analyse organisationnelle là où elle était traditionnellement laissée au second plan au profit d’une analyse technique et technologique. L’organisation n’est plus abordée comme un réceptacle neutre mais comme un facteur de fiabilité (Koenig, 2007). Pour autant, le cadre analytique des HROs n’est pas parfait et il est possible de déterminer un certain nombre de limites.

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