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2. Le développement de la légende selon les sources littéraires

2.3 Mort de Julien

« Ainsi donc, à la première occasion qui s’offrit à ses prudents calculs, dans sa hâte d’occuper le territoire ennemi en devançant prestement toute rumeur, sans attendre que le printemps fût avancé, […] il partit le trois des nonnes de mars sous un ciel déjà ensoleillé, il arriva à Hiérapolis par les étapes habituelles369. » Au printemps, Julien se sentit repris par le

désir de franchir à nouveau les frontières et voulut entrer en guerre contre les Perses dans leur propre royaume. Il avait l’intention de rendre à l’Empire romain les territoires qui avaient été perdus par Constance. Il prépara son expédition minutieusement et longuement, « puis, vers l’été de l’an 362, il franchit le Bosphore et prit le chemin d’Antioche, afin d’y

369 Ammien, XXIII, 2, 2-6 : Proinde cum primam consultae rationes copiam praebuissent, rumore praecurso

hostiles occupare properans terras […] iamque apricante caelo tertium nonas Martias profectus, Hierapolim solitis itineribus uenit. (Traduction J. Fontaine)

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concentrer ses forces à proximité de l’ennemi370 ». L’expédition en Perse allait bon train,

mais du côté de Julien et de Sapor II, le roi des Perses, les sentiments n’étaient pas les mêmes. En effet, Sapor II avait envoyé un message à Julien pour lui proposer d’entamer des négociations. Dans son enivrement et si près du but, il n’était pas question pour Julien de reculer. L’armée se mit en route, selon le témoignage cité ci-dessus, le 5 mars 363, en direction de Hiérapolis pour franchir l’Euphrate et gagner la Perse371. Les avertissements du

ciel se multipliaient372, mais Julien persistait et, bientôt, son armée et lui pénétrèrent en

pays ennemi. À l’été, toujours au combat, Julien se lança dans la mêlée et tout à coup, un javelot, parti d’on ne sait quelle main, s’enfonça dans son foie. On le ramena à l’intérieur de son campement et, comprenant que sa fin était proche, il poussa un grand cri et prononça ces paroles désormais célèbres : « Galiléen, tu as vaincu373 ! »

Dans les Res Gestae, « l’issue tragique de la campagne de Perse est offerte au lecteur comme un nouvel exemple de contradiction mystérieuse au cœur d’une destinée exceptionnelle » 374. Les dieux ont donné à Julien la mort qu’il méritait, tant à cause de ses

fautes qu’à cause de ses vertus et il tente alors de laisser une dernière image de lui-même conforme à son souhait de réincarner l’idéal du chef politique et militaire que représentaient ses idéaux ancestraux, Alexandre le Grand et Marc-Aurèle : « Je rends grâce à la divinité éternelle de ne point disparaître victime d’un attentat commis dans l’ombre, ni au terme de longues et pénibles maladies, ni comme finissent les condamnés, mais d’avoir mérité de quitter ce monde en pleine lumière, au milieu d’une carrière florissante et glorieuse375. »

Puis, sur le dernier combat de Julien, Ammien écrit :

370 J. Bidez, La Vie, p. 274.

371 Cf. le commentaire de J. Fontaine dans la note de l’extrait ci-dessus.

372 Selon Ammien, (XXIII, 2, 6 ; XXIII 5, 6 et 12 ; XXIV, 1, 11) un jour, un portique s’écroula devant l’empereur, écrasant sous ses décombres une cinquantaine de soldats ; peu après, il rencontra le cadavre d’un supplicié ; plus loin un orage éclata avec une violence inouïe, et la foudre vint frapper un cavalier nommé Jovien ; ailleurs, une bourrasque arracha les tentes du campement et le vent renversa les soldats et plus tard, des dix taureaux que l’on conduisait à l’autel de Mars, neuf tombèrent morts avant d’avoir été offerts en sacrifice, etc.

373 Ammien Marcellin, XXV, 3 ; Zosime, Histoire Nouvelle, III, 29, 1. 374 J. Fontaine, « Le Julien d’Ammien Marcellin », L’Empereur Julien, p. 64.

375 Paroles de Julien rapportées par Ammien, XXV, 3, 19 : Ideoque sempiternum ueneror numen, quod non

clandestinis insidiis, nec longa morborum asperitate, uel damnatorum fine decedo, sed in medio cursu florentium gloriarum hunc merui clarum ex mundo digressum. Aequo enim iudicio iuxta timidus est et ignatus qui, cum non oportet, mori desiderat, et qui refugiat cum sit oportunum. (Traduction J. Fontaine)

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Au moment où Julien, oublieux de toute précaution, se précipitait témérairement au combat en levant les bras376, et à grands cris, pour bien faire

entendre que c’était la débâcle et la panique chez l’ennemi, et pour exciter ainsi la fureur des poursuivants, ses gardes blancs dispersés par l’effroi lui criaient de tous côtés d’éviter la masse des fuyards comme on fait pour l’écroulement incertain d’un édifice qui s’écroule ; mais soudain, une lance de cavalerie égratigna la peau de son bras, lui transperça les côtes, et se ficha dans le lobe inférieur du foie377.

Dans ce cas-ci, l’auteur parle de l’impulsivité de Julien, mais ne fait pas mention d’une colère quelconque. Nous avons vu que parfois, il utilisait des mots apparentés au champ lexical de la colère et peignait alors un portrait négatif de l’empereur. Les exemples qui suivent montrent la colère de Julien envers ses troupes qui avaient fait preuve de lâcheté ou s’étaient montrées inefficaces. Il s’agit d’un portrait négatif au sens où dans son œuvre en général, il cherche à vanter les mérites de l’excellent empereur et militaire qu’il fut. Le fait de perdre patience ainsi entache ce portrait, même si le prince a de bonnes raisons de se fâcher. Il faut quand même dire que ses réactions sont excessives et se trouvent dans la lignée de tous les excès d’hybris que nous avons pu noter jusqu’ici. Pour ne prendre en exemple que la dernière bataille à laquelle Julien a participé, l’extrait se situe lorsqu’il apprit que certains des Perses avaient attaqué trois escadrons de la cavalerie romaine : « Aussitôt saisi d’une terrible colère, l’empereur se précipita avec une poignée de guerriers, étant assuré, par sa hâte même, d’une parfait sécurité ; les attaquants une fois rejetés avec des pertes déshonorantes, il releva les deux autres tribuns de leur serment, pour inaction et lâcheté ; quant aux soldats fuyards, il en délia dix de leurs engagements, et leur infligea la

376 Sur les termes uolitante inter discrimina, Zosime, III, 29, 1 est plus précis : ἐπιὼν τοὺς ταξιάρχους καὶ λοχαγούς, ἀναμεμιγένος δὲ τῷ πλήθει : « survenant auprès des officiers supérieurs, et des commandants de détachements, puis mêlé au gros de la troupe ». Selon Ammien, XXV, 6, 14, le geste des mains en l’air est signe de victoire : efficacis audaciae signum elatis manibus contortisque sangulis ostendebant.

377 Ammien, XXV, 3, 6 : Quos cum Iulianus, cauendi inmemor, diffluxisse trepidos elatis uociferando

manibus aperte demonstrans, iraque sequentium excitans, audenter effunderet semet in pugnam, clamabant hinc inde candidati, quos disiecerat terror, ut fugientium molem tamquam ruinam male conpositi culminis declinaret incertam, subita equestris hasta, cute brachii eius praestricta, costis perfossis, haesit in ima iecoris fibra. (Traduction J. Fontaine, modifiée) Sur l’interprétation de la mort de Julien par Ammien, les savants ont

beaucoup discuté de la question. D’abord, I. Hahn, « Der Ideologische Kampfum den Tod Julianus des Abtrünnige », Klio 38, 1960, p. 225-232, D. Conduché, « Ammien Marcellin et la mort de Julien », Latomus 24, 1965, p. 359-380 et A. Selem, « Ammiano e la morte du Giuliano », RIL 107/3, 1973, p. 1118-1135 se rangent tous, avec quelques nuances, derrière l’idée reprise par D. Conduché selon laquelle Ammien aurait « tout bonnement adopté la version officielle », mais I. Hahn, p. 232, après avoir fourni une analyse de complète de la controverse qui suivit la mort de Julien en 363, suggère qu’Ammien écrivit au temps du paganisme opprimé et qu’il aurait adapté sa version à cette situation. Dans son commentaire, J. Fontaine n’est pas d’accord avec cette allégation puisqu’il dit que « cette insinuation semble démentie par l’honnêteté intellectuelle et morale dont Ammien fait preuve en tant de domaines ». Cf. Ammien, Histoire, tome IV, p. 214, n. 528.

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peine capitale selon les lois antiques 378. » Ainsi, l’armée était consciente de la puissante

colère de Julien et cette émotion leur faisait peut-être penser qu’il pourrait y avoir des représailles contre eux de la part de leur prince. Ammien rapporte aussi deux autres cas de colère de Julien envers ses troupes à cause de leur lâcheté. La crainte apparente de ses hommes lorsque les Perses attaquèrent les cohortes romaines réveilla sa colère : « L’empereur, indigné, mit à pied les cavaliers de la cohorte qui avaient si faiblement soutenu le choc des assiégés ; ce qui les faisait descendre d’un degré, en leur imposant un service plus dur379. » L’historien insiste ici sur la clémence et la justice de Julien. Le prince

n’avait d’autre choix que de mettre à pied des cavaliers vu la gravité de la situation. Le second épisode survient contre une cavalerie qui avait ouvert la voie aux Perses lors de la bataille et avait ainsi refroidi l’ardeur de l’armée romaine : « L’empereur, plein d’une juste indignation, priva ce corps de ses étendards, fit briser les lances des cavaliers, et les condamna à marcher avec le bagage et les captifs380. » Ces deux humiliations montrent bien

la difficulté qu’avaient les troupes à se battre contre l’ennemi lorsque les émotions étaient si fortes et que le désordre allait toujours en grandissant de plus en plus. Ammien ne porte pas de jugement sur les actions de Julien, mais sa neutralité peut signifier qu’il ne soutenait pas nécessairement ses actions381. Même s’il avait Julien en très grande estime, sans le blâmer

pour ce qu’il faisait, il ne fut pas toujours à l’aise avec sa façon d’agir. D’un autre côté, certains auteurs ne se sont pas gênés pour dire le fond de leur pensée et tout le mépris qu’ils avaient envers le tyran, l’homme impie.

Malgré les élans de colère fréquents, les qualités militaires de Julien étaient fort surprenantes, surtout, comme le dit Libanios, venant d’un intellectuel : « tout cela (sc. ses victoires et bons coups) il l’accomplit au moment même où il sortait de ses livres, ou plutôt marchant sur ses adversaires, il le faisait avec ses livres. En effet, il portait toujours ou des

378Ammien, XXIV, 3, 2 : Statimque concitus ira inmani, cum armigera manu festinatione ipsa tutissimus

peruolauit, et grassatoribus foeda consternatione depulsis, residuos duo tribunos sacramento soluit ut desides et ignauos ; decem uero milites, ex his qui fugerant, exauctoratos capitali addixit supplicio, secutus ueteres leges. (Traduction J. Fontaine, modifiée)

379Id., XXIV, 5, 10 : et imperator ira graui permotus reliquos ex ea cohorte, qui abiecte sustinuerant impetum

grassatorum, ad pedestrem conpegit militiam, quae onerosior est, dignitatibus inminutis.

380Id., 25, 1, 8 : unde ad indignationem iustam imperator erectus ademptis signis hastisque diffractis omnes

eos, qui fugisse arguebantur, inter inpedimenta et sarcinas et captiuos agereiter inposuit.

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livres ou des armes, estimant que la conduite d’une guerre tire un très grand profit de la sagesse et qu’un empereur obtient davantage de résultats par des décisions raisonnées qu’en combattant382. » Sur la campagne perse, le témoignage de Libanios est long et détaillé, non

seulement parce que cette entreprise le fascinait, mais aussi parce qu’elle s’est terminée tragiquement383. Au sujet du meurtrier de Julien, le rhéteur se fait hésitant : il parle d’un

ennemi civil384, d’un Romain385 et à l’époque, personne à part lui n’a sérieusement envisagé

que ce pût être un crime, malgré des rumeurs qui circulaient déjà. Libanios voyait en Julien l’empereur idéal et il le considérait comme étant le modèle de la vertu : philanthrope, juste et bon, il représentait un empereur accompli parce qu’il était Grec et qu’il commandait à des Grecs386.

Bon nombre d’études ont déjà rapporté en détail l’expédition de Julien, que nous ne reprendrons pas ici387 parce que l’histoire en est bien connue. Il faut cependant mentionner

la hâte avec laquelle Julien mit son armée en branle ainsi que son indifférence face aux signes divins qu’il reçut, le sommant de renoncer à cette croisade. Nous référons à l’ouvrage de S. Binon, Essai sur le cycle de Saint Mercure : Martyr de Dèce et meurtrier

de l’empereur Julien pour les principaux épisodes de l’histoire de la guerre contre les

382 Libanios, XVIII, 72 : καὶ ταῦτα ἔπραττεν ἐκ μέσων ἀνιστάμενος καὶ τότε τῶν βιβλίων, μᾶλλον δὲ χωρῶν ἐπὶ τοὺς ἐναντίους μετὰ τούτων ἐχώρει. ἀεὶ γὰρ εἶχεν ἐν χεροῖν ἢ βίβλους ἢ ὅπλα νομίζων μεγάλα πόλεμον ὑπὸ σοφίας ὠφελεῖσθαι καὶ μείζω γε φέρειν ῥοπὴν βασιλέα βουλεύεσθαι δυνάμενον ἢ μαχόμενον.

383 Dans l’Or. XVI, 56, rédigée pendant la campagne de Julien, Libanios indique que l’Inde est le terme que Julien s’est fixé. Cela fait plutôt penser à la geste d’Alexandre qu’à une expédition défensive.

384 Id., XVII, 23, 32, un ἐχθρός.

385 Id., XVIII, 274 : τοὒνομα μὲν οὐκ οἶδα, τοῦ δὲ μὴ πολέμιον εἶναι τὸν κτείναντα σημείον ἐναργὲς τὸ μηδένα πολέμιον ἐπὶ τῇ πληγῇ τετιμῆσθαι : « Je ne sais pas son nom, mais le fait que le meurtrier n’appartient pas à l’ennemi est clairement prouvé par le fait qu’aucun parmi les ennemis n’a reçu de récompense pour l’avoir tué (sc. Julien). »

386 Id., XV, 25 : Ἐνθυμοῦμαι δέ, ὅσα σε τοιεῖ φιλάνθρωπον· πρῶτον μὲν Ἕλλης τις εἶ καὶ κρατεῖς Ἑλλήνων· : « Si je considère toutes les qualités qui font de toi un philanthrope, premièrement tu es Grec et tu commandes à des Grecs. » Sur la perception que Julien avait de sa propre nationalité et au sujet de son patriotisme, cf. J. bouffartigue, L’empereur Julien et la culture, p.660 sq.

387 Cf. entre autres J. Bidez, La vie, p. 315 sq. ; I. Hahn, « Der ideologische Kampf », p. 225-232 ; G. Reinhardt, Der Tod des Kaisers Julian nach den Quellen dargestellt, Köthen, S. Bühling, 1891 ; Th. Büttner-Wobst, « Der Tod des Kaisers Julian. Eine Quellenstudie », Philologus 51, 1892, p. 561-580 ; R. G. Nostitz-Rieneck, « Vom Tode des Kaisers Julian. Berichte und Erzählungen. Ein Beitrag zur Legendenforschung, » Progr. Öffentl. Privatgymn. an der Stella Matutina, Feldkirch, 1907, p. 1-33 ; P. Peeters, « Un miracle des SS. Serge et Théodore et la vie de S. Basile dans Fauste de Byzance », AnBoll. 39, 1921, p. 65-88 ; N. H. Baynes, « The death of Julian the Apostate in a Christian Legend, JRS 27, 1937, p. 22-29.

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Perses, depuis l’arrivée au pouvoir des Sassanides en 225, jusqu’à la mort de Julien388. On

peut noter ici que, contrairement à ce qu’on apprenait d’Ammien qui qualifiait les pratiques divinatoires de Julien d’excessives, il renonce à prendre en considération les signes divins. Son rêve de conquête de l’Orient était sans doute plus fort que n’importe quel signe qui aurait pu lui être envoyé. Et c’est sans aucun doute cet excèes d’hybris qui causa sa mort prématurée au combat. En temps normal, il ne serait pas parti combattre sans cuirasse et il ne se serait pas lancé dans la mêlée, vu les qualités de bon stratège militaire qu’on lui connaissait. Julien se rendit compte que ses guides, trop peu sûrs du territoire, l’avaient perdu une fois le Tigre franchi et il comprit que toute victoire contre le roi des Perses, Sapor II, était impossible. Le 16 juin de l’année 363, l’armée de Sapor commençait la poursuite des Romains et le 26 juin, les soldats, épuisés par les privations qu’ils subissaient, par le soleil et par les échauffourées, se mirent à paniquer. Julien accourut sans cuirasse et il eut à peine le temps de rétablir l’ordre dans ses rangs qu’un javelot lui transperça les côtes et le foie. Il mourut le même jour389.

D’où provenait ce trait qui lui porta le coup fatal ? Les contemporains de Julien s’efforcèrent de trouver la clé de cette énigme au gré de leurs passions390. Tandis que les

chrétiens cherchaient surtout à clamer haut et fort leur joie face à la mort de celui qu’ils associaient à l’Antichrist tout en poursuivant leur diffamation, les adorateurs du culte traditionnel tentèrent de dresser un bilan plus positif de l’homme qui n’avait que voulu redonner vie aux traditions antiques. En outre, les chrétiens entre eux ne s’entendaient pas toujours dans leurs versions des faits, pas plus que les grecs, ni les latins. Les récits qui laissèrent planer le mystère sur l’identité du meurtrier sont nombreux et cette incertitude a contribué à la naissance des histoires les plus contradictoires. La mort de Julien sera présentée du point de vue de la légende : quels éléments ont été ajoutés aux faits historiquement connus qui ont mené à l’épisode du Roman syriaque, que nous verrons au chapitre suivant, dans lequel saint Mercure apparaît pour tuer Julien. Les historiens et

388 S. Binon, Essai sur le cycle de Saint Mercure : Martyre de Dèce et meurtrier de l’empereur Julien, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1937, p. 11-15.

389 Il s’agit d’une paraphrase que nous avons tirée de plusieurs sources qui seront traitées dans les lignes suivantes.

390 Nous avons décidé de séparer les témoignages de manière thématique plutôt que chronologique, pour éviter les répétitions et rendre compte plus globalement des différentes interprétations que firent les auteurs païens et chrétiens de la situation.

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chroniqueurs tardifs, mal informés déjà, n’eurent pas le temps de propager leurs écrits que les nouvelles les plus inattendues se répandaient. L’année même de sa mort, on raconte que le prince était désabusé et qu’il recherchait la mort :

Il savait que plusieurs, parmi ceux qui avaient joui de la gloire avant lui, avaient usé d’artifice pour se dérober à la vue des hommes dans le but de faire croire qu’ils dépassaient la condition humaine et qu’ils avaient réussi par ce moyen à se faire prendre pour des dieux. Saisi du désir d’obtenir le même honneur et rougissant en même temps de la façon dont il allait mourir à cause d’une imprudence peu glorieuse, qu’imagine-t-il et que fait-il puisque la méchanceté ne s’éteint même pas avec la vie ? Il entreprend de se jeter dans le fleuve avec l’aide de quelques fidèles initiés à ses mystères. Et, si l’un des eunuques de la cour391, qui avait compris ce qui se tramait et qui

l’avait dénoncé, n’avait pas mis obstacle à cette tentative par horreur du forfait qu’elle constituait, cette catastrophe aurait donné aux sots quelque nouveau dieu. Voilà donc comment notre homme a régné ; voilà comment il a dirigé ses troupes ; voilà comment il a aussi perdu la vie392.

On dit aussi que le meurtrier devait être un soldat de l’armée romaine, qu’il avait dû être mécontent d’une parole maladroite de l’empereur393, certains ont parlé d’un bouffon

barbare qui suivait l’armée, d’autres d’un soldat exaspéré par tout ce que lui et le reste de l’armée subissait durant l’expédition394. Nous pouvons d’ores et déjà noter une évolution

dans la manière de rapporter les causes de la mort de Julien et l’élaboration d’hypothèses. En effet, alors que Grégoire prend en exemple une caractéristique physiologique bien connue de l’empereur – sa difficulté d’élocution – pour déterminer ce qui aurait pu amener un homme à le tuer, les historiens ecclésiastiques parlent plutôt de l’insatisfaction généralisée dans toute l’armée. On peut donc remarquer que les écrivains n’ayant pas vécu les événements directement, c’est-à-dire les historiens du Ve siècle, se contentent

d’éléments d’observation en générale plutôt que de traits spécifiques comme Grégoire. Leur

391 Selon Ammien, Julien aurait renvoyé tous les eunuques de la cour. Cf. Ammien, XXII, 4.

392 Grégoire, V, 14 : πολλοὺς δὲ εἰδὼς τῶν πρὸ αὐτοῦ δόξης ἠξιωμένων, ὡς ἂν ὑπὲρ ἄνθρωπον νομισθεῖεν, τέχναις τισὶν ἐξ ἀνθρώπον ἀφανισθέντας καὶ διὰ τοῦτο θεοὺς νομισθέντας, ἔρωτι τῆς αὐτῆς δόξης ἑαλωκὼς καὶ ἅμα τῷ τρόπῳ τῆς τελευτῆς διὰ τὸ τῆς ἀβουλίας ἄδοξον αἰσχυνόμενος, τί μηχαυᾶται καὶ τί ποιεῖ, οὐδὲ γὰρ τῷ βίῷ συναναλίσκεται πονηρία ; Ῥὶψαι κατὰ τοῦ ποταμοῦ πειρᾶται τὸ σῶμα καὶ πρὸς τοῦτο ἐχρῆτό τισι τῶν πιστῶν ἑαυτοῦ συνεργοῖς καὶ μύσταις τῶν ἀπορρήτων. Καὶ εἰ μὴ τῶν βασιλικῶν εὐνούχων τις, τὸ πρᾶγμα αἰσθόμενος καὶ τοῖς ἄλλοις καταμηνύσας, μίσει τοῦ κακουργήματος τήν ὁρμὴν διεκώλυσε, κἃν ἐφάνη τις ἄλλος τοῖς ἀνοήτοις θεὸς νέος ἐξ ἀτυχήματος. Ἀλλ’ ἐκεῖνος οὕτω μὲν βασιλεύσας, οὕτω δὲ στρατηγήσας, οὕτω καὶ καταλύει τὸν βίον. (Traduction J. Bernardi)

Cf. G. Bickell, « Die Gedichte des H. Ephräm gegen Julian den Apostaten », ZKTh 2, 1878, p. 350.

393 Grégoire, V, 13. Cf. annexe III, 1 pour le texte et la traduction. Nous avons décidé de mettre les extraits pertinents, mais trop longs pour figurer en note ou dans le texte, en annexe lorsque cela ne nuit pas à la compréhension de l’argumentation.

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objectif premier étant de rapporter les faits tels qu’ils se sont passés, il est normal de ne pas voir d’hypothèses aussi farfelues que chez ceux qui voulaient principalement calomnier Julien.

De l’autre côté, Ammien rapporte que des Perses n’hésitèrent pas, lors des hostilités, à appeler les Romains traîtres et meurtriers du prince : « L’ennemi, depuis les défilés, nous accablait d’armes de jet de toute sorte, et de paroles injurieuses, en nous traitant de fourbes et d’assassins du plus éminent des empereurs : car eux aussi avaient entendu dire par les rapports de transfuges, d’après le bruit incertain qui s’en était répandu,

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