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2. Le développement de la légende selon les sources littéraires

2.2 Démonisation de la figure de l’empereur

2.2.2 Association au diable

En consultant les sources anciennes, on est frappé de la diversité des appréciations émises sur Julien : homme très doux332, plein de mansuétude et sans colère333, vieux par les

vertus334, juste335, équitable336, tendant à la perfection idéale337, mais aussi tyran338,

scélérat339, impie (ou faisant preuve d’impiété ou dépassant tous les hommes en impiété)340,

insensé341, ennemi de Dieu342, du Christ343, du nom de chrétien344, de tous345, desertor Christi346. Ces qualificatifs, et bien d’autres, variés et même contradictoires, se croisent

dans les œuvres des auteurs anciens. La justification des épithètes péjoratives accolées à Julien est essentiellement sa politique religieuse puisqu’il ne s’est pas identifié au christianisme et plus encore, il tenta de l’abolir au profit du culte traditionnel. Les qualificatifs qui furent rattachés au nom du prince sont une partie importante du portrait- bilan que nous dressons. En outre, au chapitre suivant, nous verrons que ces épithètes occupèrent une place prépondérante dans le Roman syriaque.

332 Eutrope, XVI.

333 Théodoret, III, 18, rapportant les paroles des admirateurs de Julien. 334 Ammien, XXII, 10.

335 Sur cette justice, cf. Mamertin, XXXI. 336 Ammien, XXII, 10 ; Eutrope, XVI. 337 Ammien, XVI, 1.

338 Entre autres Théodoret, III, 8, 12. 339 Théodoret, III, 6, 16, 17, 28.

340 Grégoire, IV, 3, 26, 30, 38, 57, 61, 67 ; Théodoret, III, 9, 14, 15, 24. 341 Théodoret, III, 25.

342 Théodoret, III, 11, 20.

343 Grégoire, IV, 1, 5 ; Augustin, Ep. 105. 344 Augustin, Contra litt. Pet., II, XCII, 203. 345 Grégoire, IV, 1.

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Grégoire fut le premier à utiliser le nom ἀποστάτης347 pour parler de l’empereur. On

parla désormais de l’« Apostat » sans qu’il soit nécessaire de spécifier qu’il s’agit de Julien : l’influence de Grégoire sur toute la littérature des siècles suivants a grandement contribué à imposer cette appellation. Le surnom d’Apostat a été donné à Julien par les chrétiens pour le discréditer parce que ce terme est insultant et suppose un jugement négatif sur cet homme qui ne fit que répudier la religion des assassins de ses parents348. Au sens

religieux, l’épithète se définit comme une rébellion envers Dieu. J. Bernardi rappelle, à bon escient, que le terme porte tout le mépris que pouvait provoquer le rebelle ou le déserteur. En contexte chrétien, il est souvent joint à celui de « dragon », « car Satan est le prototype du rebelle. Ainsi, l’ombre de Satan se projette aussitôt sur la personne de Julien349 ». Il

n’est pas nécessaire d’aborder les termes utilisés par Ammien et Libanios pour nommer Julien puisque tous deux ne lui donnèrent jamais d’épithète négative et dès lors, n’eurent pas d’influence sur la littérature postérieure quant à la manière dont on discrédita Julien. Un siècle plus tard, chez les historiens du Ve siècle, nous retrouvons les mêmes termes que

chez Grégoire ou Éphrem, alors que Julien y était qualifié de vaniteux, violent, porté à la moquerie, perfide, déséquilibré et prêt à jeter les peuples dans un carnage pour mener son projet à terme. L’usage de ces qualificatifs négatifs est issu de la volonté des auteurs chrétiens de dénigrer le personnage et sa politique antichrétienne.

Malgré sa dévotion totale envers les dieux ancestraux, à quelques reprises, notamment lors de sa campagne contre les Perses, Julien n’a pas hésité à insulter les dieux parce qu’il lui semblait qu’ils ne le soutenaient pas. L’exemple que nous citons, donné par Ammien, se déroule alors que Julien veut sacrifier des bêtes à Mars Vengeur, mais que

347 Le sens premier de la racine du mot ἀπόστασις, qui vient du verbe ἀφίστημι, signifie « qui fait défection », « rebelle, séditieux ». Généralement, le contexte dans lequel le mot est utilisé est politique ou militaire, ainsi qu’on le retrouve chez Hérodote et Thucydide, lorsqu’ils décrivent une rébellion des soldats contre leur chef. Flavius Josèphe utilise aussi le terme à profusion pour parler de la guerre contre les Juifs. Cf. Hérodote, III, 128 ; V, 113 ; VII, 4 ; Thucydide, I, 75 ; III, 13 (à quatre reprises) ; V, 81. Dans son ouvrage Leaving the

Fold. Apostates and Defectors in Antiquity, Minneapolis, Fortress Press, 2004, p. 14, n. 10, S. G. Wilson a

recensé plus de soixante occurrences du mot dans les différentes œuvres de Josèphe. Sur l’évolution et l’utilisation du mot plus en détail, tant du côté grec que latin, cf. p. 10-22.

348 Lui-même croyait pouvoir donner ce nom à Constantin parce que selon lui, ce qui était pire que tout, c’était le reniement de ce que l’on doit à ses pères. Cf. Ammien Marcellin, XXI, 10, 8 : Tunc et memoriam

Constantini ut nouatoris turbatorisque piscarum legum et moris antiquitus recepti uexauit, eum aperte incusans, quod barbaros omnium primus ad usquefasces auxerat et trabeas consulares.

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celles-ci s’échappent ou refusent d’avancer : « Après avoir vu cela, Julien s’exclama d’une violente indignation, et prit à témoin Jupiter qu’il ne ferait plus aucun sacrifice à Mars. Il n’eut pas à retirer son imprécation : la mort le devança rapidement350. » Comme le dit

J. Fontaine dans son commentaire de l’édition des Belles Lettres, « l’hybris de Julien culmine ici de manière prométhéenne » et dans le texte latin, on remarque qu’Ammien utilise quelques déterminatifs expressifs, mais aucun qualificatif. « Il est partagé entre la réprobation violente de la manie des hécatombes chez Julien, la condamnation post mortem de ses excès de superstitio et son respect des signes interprétés par les exégètes tenants de la tradition351. » L’enivrement de Julien devant la puissance qu’il possédait s’est répercutée

sur son comportement et sur l’image qu’il dégageait. La littérature qui a vu le jour après sa mort a contribué à promouvoir cette folie qui devint célèbre. En effet, le prince était connu de tous « pour les idées de grandeur qu’il n’a pas su contenir et la passion pour l’hellénisme qui lui a embrouillé l’esprit »352. Libanios et Ammien ont critiqué parfois subtilement,

parfois directement l’hybris de Julien. Libanios a plutôt eu tendance à relativiser les actions de Julien tandis qu’Ammien n’a pas hésité à évoquer son exagération. Ces accès de colère, qui n’ont pu être dissimulés par un fervent admirateur de l’empereur se retrouvent aussi dans le Roman. Les endroits où Julien est représenté en colère, enragé ou hors de lui sont innombrables353.

Cyrille attaqua les habitudes de Julien en matière de religion et parla abondamment de son comportement colérique, mais se concentra principalement sur ses pratiques cultuelles :

Mais je ne sais comment des hommes souillés (sc. éminents rhéteurs et philosophes païens), devenus superstitieux, entrèrent en rapport avec lui (sc. Julien) et laissèrent tomber sur lui des préceptes de l’apostasie ; puis, alliés à Satan dans ce dessein, ils l’entraînèrent vers les usages des Grecs et transformèrent en serviteur de démons impurs celui qui avait été élevé dans de saintes églises et dans les monastères […] De très nombreux adeptes de la superstition, lorsqu’ils rencontrent des chrétiens, les accablent de toute sorte de sarcasmes, et s’appuient pour nous attaquer sur les œuvres de Julien, qu’ils

350 Ammien, XXIV, 6, 17 : Quibus uisis, exclamauit indignatus acriter Iulianus, Iouemque testatus est nulla

Marti iam sacra facturum : nec resecrauit, celeri morte praereptus.

351 Ammien Marcellin, Histoire, tome IV, p. 190, n. 453. 352 J. Fontaine, « Le Julien d’Ammien », p. 52.

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proclament d’une incomparable efficacité, ajoutant qu’il n’y a jamais eu chez nous un docteur capable de les réfuter, voire de les mettre en défaut.354

Des augures suivaient Julien lors de ses déplacements, mais ce dernier s’arrangeait toujours pour que les présages tournassent en sa faveur. De manière générale, les auteurs signalaient et critiquaient les débordements de l’empereur.

Les auteurs qui condamnèrent le comportement excessif de Julien ne tardèrent pas à l’associer au diable. C’est de cette manière que la tradition chrétienne analyse les actions démentielles de Julien. Par exemple Grégoire a représenté le règne de Julien en le comparant à un monument qui s’écroule et qui « apprend à tous les autres hommes à ne pas avoir l’audace de fomenter une telle révolte contre Dieu, de peur de s’exposer aux mêmes châtiments en commettant les mêmes crimes355 ». Dès le début du premier discours de

Grégoire, Julien est qualifié en des termes qui désignent Satan. Le théologien a posé les prémisses de l’avertissement qu’il lance plus loin à tous les hommes qui auraient une soif de pouvoir semblable à celle que Julien a eue : « mais c’est le dragon, l’apostat, le grand esprit, l’Assyrien, l’adversaire commun et l’ennemi de tous, celui qui a rempli la terre de ses menaces, qui a proféré et entrepris contre le Très-Haut d’innombrables iniquités356. » Il

n’y a aucun doute sur l’identification de Julien à la lecture de ce passage : ce n’est pas un homme, mais un dragon (δράκων), terme usité dans la littérature chrétienne par les auteurs qui voulaient faire référence au diable357. Les différentes appellations « servent à faire

allusion à l’Antichrist, l’homme impie qui reçoit son pouvoir de Satan. Ainsi, il profère des

354 Cyrille, Adresse, 4-5 : Ἀλλ’ οὐκ οἶδ’ ὅπως ἅνδρες αὐτῶ μιαροί τε καί δεισιδαίμονες γεγονότες γνώριμοι τοὺς ὑπέρ γε τῆς ἀποστασίας καθῆκαν λόγους, εἶτα σύνοπλον εἰς τοῦτο λαβόντες τὸν Σατανᾶν παρεκόμισαν εἰς τὰ Ἑλλήνων ἔθη καὶ λάτριν ἀπέφηναν δαιμονίων ἀκαθάρτων τὸν ἐν ἁγίαις ἐκκλησίαις καὶ μοναστηρίοις ἐντεθραμένον· […]Ἐπειδὴ δὲ πλεῖστοί τινες δεισιδαιμόνων, τοῖς τὰ Χριστοῦ φρονοῦσι περιτυγχάνοντες, ἄνω τε καὶ κάτω κατονειδίζουσι, τὰς ἐκείνου καθ’ ἡμῶν προβαλλόμενοι συγγραφάς, φάσκοντες ἀπόσβλητον αὐτὰς τὴν δείνωσιν, καὶ οὐδένα πώποτε τῶν παρ’ ἡμῶν διδασκάλων ἢ ἀντειπεῖν ἰσχύσαι ἤγουν ἀνατρέψαι τὰ αὐτοῦ. 355 Grégoire, V, 42 : εὖ οἶδα, σέ τε καὶ τὰ σὰ σθλιτεύουσαν καὶ τοὺς λοιποὺς πάντας παιδεύουσαν μή τινα τοιαύτη κατὰ Θεοῦ τολμᾶν ἐπανάστασιν, ἵνα μὴ τὰ ὅμοια δράσαντες τῶν ἴσων καὶ ἀντιτύχωσιν. 356 Grégoire, IV, 1 : ἀλλὰ τὸν δράκοντα, τὸν ἀποστάτην, τὸν νοῦν τὸν μέγαν, τὸν Ἀσσύριον, τὸν κοινὸν ἁπάντων ἐχθρὸν καὶ πολέμον, τὸν πολλὰ μὲν ἐπὶ γῆς μανέντα καὶ ἀπειλήσαντα, πολλὴν δὲ ἀδικίαν εἰς τὸ ὕψος λαλήσαντὰ τε καὶ μελετήσαντα.

357 Cf. J. Attar, « La démesure dans l’œuvre de Grégoire de Nazianze », Kentron 22, 2006, p. 143. Pour des passages dans la littérature chrétienne, cf. entre autres Apocalypse 12, 9 : Καὶ ἐβλήθη ὁ δράκων ὁ μέγας, ὁ ὄφις ὁ ἀρχαῖος, ὁ καλούμενος διάβολος καὶ Σατανᾶς, ὁ πλανῶν τὴν οἰκουμένην ὅλην: ἐβλήθη εἰς τὴν γῆν, καὶ οἱ ἄγγελοι αὐτοῦ μετ’ αὐτοῦ ἐβλήθησαν : « Et il fut précipité, le grand dragon, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, celui qui séduit toute la terre, il fut précipité sur la terre, et ses anges furent précipités avec lui. »

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paroles contre le Très-Haut, comme la bête de l’Apocalypse358 ». Comme le dit J. Attar359,

le Discours IV de Grégoire débute avec ces expressions qui, lorsqu’elles sont combinées, permettent de reconnaître avec aisance ce qu’était réellement Julien. Il n’était pas un homme, puisque dans les deux discours, Julien ne fut jamais appelé par son nom360.

Grégoire a fait une utilisation fréquente du terme tyran et de ses dérivés361. Son message est

clair : il ne faut pas suivre l’exemple de cet ennemi du peuple362. Ce début donne le ton

pour la suite des deux Discours puisque Satan y est omniprésent, principalement là où Julien faisait preuve de démesure.

Dans le même ordre d’idée d’association avec le diable, Cyrille dit notamment qu’« il (sc. Julien) n’a pas craint d’accabler d’injures d’une langue débridée ses railleries contre la gloire de Dieu, et après avoir poussé des vociférations impies contre notre sainte

358 J. Attar, « La démesure », p. 143. 359 Id., p. 142-143.

360 Dans un but de déshumanisation, ce n’est qu’à la toute fin du deuxième discours contre Julien que ce dernier sera nommé. Cf. Grégoire, V, 38 : Ἰουλιανός, ταύτης ὁ βασιλεὺς ὑμῶν τῆς φρατρίας : « Julien, le roi de cette bande ». Après avoir nommé Tantale et Tityos, Grégoire fait référence au Catalogue des damnés,

Odyssée, XI, 565-626. Cf. Platon, Gorgias, 525D. Sur Ixion, aussi nommé, cf. Pindare, Pythiques, II, 21 sq.

Dans sa traduction de Grégoire, J. Bernardi traduit φρατρίας par « bande », suivant une scolie de Libanios,

Orat. XVII, 2, qui définit le terme comme une συμφωνία ἐπὶ πράξεσι φαυλαῖς : « concorde en vue des choses

inutiles » et nous avons décidé de garder cette nuance pour le contexte dont il est question ici. Cf. J. Bernardi,

Discours, p. 333, n. 2.

361 Selon le Thesaurus Linguae Graecae, le terme et ses dérivés reviennent à 31 reprises dans les Discours IV

et V contre Julien. Nous avons noté deux formes différentes. Le substantif au nominatif est la forme que nous

retrouvons le plus – tyran, τύραννος – ex aequo avec le substantif au génitif – tyrannie, τυραννίδος –, ce qui fait en moyenne une mention à toutes les sept pages, sans parler des autres désignations à connotation négative.

362 Pour appuyer l’argument selon lequel Julien n’est pas un homme, cf. M. Meulder, « Un monstre

platonicien : le tyran », RPhA 26 (2009), p. 79-100 et Cicéron, Rep. II, 48, qui fait une excellente description du tyran : Simul atque enim se inflexit hic rex in dominatum iniustiorem, fit continuo tyrannus, quo neque

taetrius neque foedius nec dis hominibusque inuisius anumal ullum cogitari potest ; qui quamquam figura est hominis, morum tamen inmanitate uastissimas uincit beluas. Quis enim hunc hominem rite dixerit, qui sibi cum suis ciuibus, qui denique cum omni hominum genere nullam iuris communionem, nullam humanitatis societam uelit ? Sed erit hoc de genere nobis alius aptior dicendi locus, cum res ipsa admonuerit ut in eos dicamus qui etiam liberata iam ciuitate dominationes adpetiuerunt : « Dès que ce roi, en effet, s’oriente vers

une domination par trop injuste, il devient aussitôt un tyran, de tous les êtres vivants le plus monstrueux, le plus laid, le plus haï des dieux et des hommes qui se puisse imaginer. Il a l’apprence humaine, mais il dépasse par l’inhumanité de son caractère les bêtes féroces les plus dévastatrices. Comment, en effet, donner à juste titre le nom d’homme à celui qui refuse d’avoir avec ses concitoyens, comme enfin avec l’ensemble du genre humain, toute communauté juridique, toute solidarité humaine ? Mais nous trouverons une meilleure occasion de parler de cette sorte d’hommes, quand notre sujet nous engagera à stigmatiser ceux qui, alors même que l’état était déjà affranchi, ont aspiré au pouvoir absolu. » (Traduction G. Achard)

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religion il cite sans cesse des sages de la Grèce363 ». Lorsque Cyrille parle de vociférations

impies, on peut noter l’allusion au diable. Cette tournure le qualifiant d’être qui a du mépris pour la religion et qui exprime ses émotions avec colère peut servir d’argument pour affirmer que Julien était possédé par le diable, que seul ce dernier pourrait profaner ainsi le christianisme. De plus, ce passage se rapproche beaucoup de celui que nous venons de citer au début de l’œuvre de Grégoire. Julien, possédé, ne se contrôlait plus et allait jusqu’à blasphémer contre l’Église. Nous pouvons aussi comparer avec l’extrait d’Ammien cité plus haut, dans lequel les bêtes que Julien voulait sacrifier n’avançaient pas. L’historien note l’affront que Julien a fait aux dieux. Cyrille a aussi dit qu’« ils sont nombreux ceux qui, à diverses époques se sont laissés aller à ce forfait, (sc. entrer en guerre contre le Christ) mus par la perversité du diable ; mais aucun n’est allé aussi loin que Julien364 ».

À cause des actions de Julien gouvernées par Satan et parce qu’ils ne prônaient pas la même religion que lui, Grégoire et Cyrille le critiquent férocement. Ils se sont moqués de la plupart de ses pratiques qu’ils dénoncèrent avec plus de vigueur que celle qu’ils mettaient pour critiquer l’impiété en général. Un passage, entre autres, a attiré notre attention parce qu’on en retrouve des traces dans le Roman syriaque. « Il (sc. Julien) descendait dans un de ces lieux interdits dont l’accès est refusé à la foule et qui inspirent l’effroi […] accompagné d’un homme bien digne de tous ces repaires, un homme versé dans ce genre de choses, ou plutôt un sophiste365. » Des frayeurs l’assaillent : il essaie de

combattre les démons, sur les conseils de son accompagnateur, mais ne réussit pas. « Il remonta donc avec une âme et une conduite démoniaques, manifestant par la folie de son regard quels étaient ceux à qui son culte s’était adressé366. » Grégoire pensait que Julien

était conduit par Satan et ce passage montre qu’à un moment précis, l’attitude de l’empereur a changé. Cet épisode n’a peut-être jamais eu lieu, mais comme nous l’avons vu

363 Cyrille, Contre Julien, II, 1 : ἁχαλίνω γλώττῃ τὴν τοῦ θεοῦ δόξαν κατακερτομῶν οὐ δέδιε, καὶ τῆς εὐατοῦς ἡμῶν θρησκείας ἀνοσίως κατακεκραυῶς τῶν παρ Ἕλλησι σοφῶν διαμνημονεύει συχνῶς.

364 Cyrille, Contre Julien, I, 3. Πλεῖστοι μὲν οὖν ὅσοι κατὰ καιροὺς οἱ πρός γε τοῦτο διὰ τῆς τοῦ διαβόλου σκαιότητος κατενηνεγμένοι, μάλιστα δὲ πάντων ὁ τῆς βασιλείας αὐχήμασιν ἐμπρέψας ποτὲ Ἰουλιανός. (Traduction P. Burguière)

365 Grégoire, IV, 55 : Κατῄει μὲν εἴς τι τῶν τοῖς πολλοῖς ἀβάτων καὶ φοβερῶν […] συμπαρόντος αὐτῷ καὶ τοῦ πολλῶν ἀδύτων ἀξίου, τοῦ σοφοῦ τὰ τοιαῦτα, εἴτ’ οὖν σοφιστοῦ·

366 Grégoire, IV, 56 : ἄνεισι δ’ οὖν καὶ τῇ ψυχῇ δαιμονῶν καὶ τοῖς πράγμασι καὶ τῷ μανιώδει ὀφθαλμῶν ἐπισημαίνων οὓς ἐθεράπευσεν. Il affirma aussi plus loin que, dès 355, année de sa nomination en tant que César, le regard de Julien avait quelque chose d’égaré. Grégoire, V, 23 : μακινὸν βλέπων.

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plus haut aussi, Ammien a noté le même changement dans le comportement de Julien. Tous deux ne peuvent dire exactement ce qui l’a provoqué, ni le moment où il survint, mais il est bien réel. Cet élément concorde parfaitement avec les visées des auteurs chrétiens : la diffamation de l’homme et de ses actions. Selon Grégoire, les mystères entourant ses initiations et le moment de l’apostasie, lors de laquelle il se révéla être un adorateur des dieux ancestraux, peuvent être évoqués comme responsables de cette instabilité. Le fait d’être trop versé dans ce genre de pratique l’a perturbé à un tel point que Satan l’a possédé. Peu de détails concrets sont disponibles concernant les initiations de Julien à certains cultes à mystères. De même qu’au sujet des aspects nébuleux dans sa vie, les auteurs n’ont pas hésité à donner leur avis et leur propre interprétation des événements. Pour les auteurs chrétiens, il ne peut y avoir de raison morale à ce changement de religion, mais ils évoquent tout de même le philhellénisme exacerbé du prince et les influences extérieures qu’il a pu subir, notamment du fait de son éducation367.

Que faut-il retenir des pratiques cultuelles et divinatoires de l’empereur ? De son vivant, à partir du moment où il afficha ouvertement son attachement à la religion de ses ancêtres et fit part à son entourage de sa volonté de la restaurer, il prit tous les moyens possibles pour y parvenir. Ammien avait une réelle affection pour son empereur et à plusieurs reprises, il a voulu minimiser la portée de ses actions. Il a souvent opté pour la neutralité et la subtilité lorsqu’il s’agissait d’épisodes démesurés ou d’actions mauvaises de Julien afin de toujours garder une ligne directrice : expliquer à son lecteur tout le bienfait d’avoir Julien à la tête de l’empire. Certains passages ont échappé à sa vigilance. En effet, il n’a pu s’empêcher d’évoquer à de nombreuses reprises les épisodes où l’on voit Julien en colère et de manifester son indignation face à certains événements, par exemple la banalisation de la divination368.

367 Nous savons, par exemple, que lors de son séjour à Athènes, Julien eut accès clandestinement aux cours donnés par son ami et sophiste Libanios. Constance l’avait empêché d’être son élève officiel. Cf. Libanios,

Orat. XVIII, 14 : « Il (sc. Julien) n’eut pas la folie de travailler près de moi. […] Il se procura des copies de

mes discours et ainsi maintint son association avec moi. […] Il (sc. Constance) le retint au moyen de nombreux serments terrifiants qu’il ne devienne ni ne soit appelé mon élève et qu’on ne l’inscrivit jamais sur la liste de mes disciples. » ὁ δὲ οὐ φοιτᾷ μὲν παρ ἐμὲ ποιούμενον […] τοὺς λόγους δὲ ὠνούμενος ὁμιλῶν οὐκ ἀνίει. […] πολλοῖς καὶ μεγάλοις αὐτὸν ὅρκοις ὁ θαυμαστὸς ἐκεῖνος κατειλήφει σοφιστὴς ἦ μὴν ἐμὸν μήτε γενέσθαι μήτε κληθῆναι φοιτητὴν μήτ’ εἰς τὸν κατάλογον ἐγγραφῆναι τῶν ἐμῶν ὁμιλητῶν.

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L’influence de Grégoire sur la littérature postérieure au IVe siècle et sur le Roman

syriaque est notable. En tant que chrétien, il a farouchement attaqué Julien sur tous les plans et particulièrement au sujet de son affiliation avec le diable. Les épithètes qu’il a utilisées dans ses invectives se retrouvent généralement dans le Roman syriaque comme c’est le cas pour le mot tyran, qui est utilisé à profusion. L’association que Grégoire fait entre Julien et le qualificatif d’Apostat s’est maintenue dans l’histoire et, encore aujourd’hui, des ouvrages et articles qui utilisent cette épithète dépréciative sont publiés à chaque année. La présence de Satan, qui était une nouveauté dans l’œuvre de Grégoire, s’est diffusée rapidement et, dans le Roman, on trouve aussi l’épisode du pacte avec le diable. Deux siècles plus tard, Julien est devenu démoniaque et encore plus terrifiant. Il ne fait pas seulement pactiser, mais il doit faire un sacrifice humain pour atteindre son objectif ultime. Alors qu’on retrouve un Julien possédé par le diable, on remarque que les manifestations de sacrifices et de divinations vont se multiplier. C’est cette image qui va persister jusqu’au XIXe siècle : Julien ne se sent plus seulement supérieur face à ce qui

l’entoure, mais il perd la tête et agit sous les ordres de Satan.

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