• Aucun résultat trouvé

Au XVIIème siècle, la notion de risque est étroitement liée aux assurances maritimes. Le risque est alors « un potentiel, une virtualité négative (menace, péril et danger) ou positive (richesse, fortune et

opportunité), un espoir dont chacun veut sa part, un potentiel lié à notre connaissance de l’avenir (hasard, sort et aléa) ou à son absence (inconnu, aventure et incertitude). La nature du risque est donc celle d’un potentiel à évaluer, transformer et partager, relativement à une intention » (Magne,

2010). Suite à la révolution industrielle au XIXème siècle, on observe alors diverses tentatives de « régulations » des nuisances industrielles, sous forme de normes techniques (Fressoz, 2014) et d’expertise scientifique (Loison & Ouriemmi, 2017). Ces nuisances font alors déjà l’objet de contestations des populations environnantes de ces installations industrielles (Fressoz & Pestre, 2013). La manière de réguler les risques va alors fortement évoluer dans le contexte du développement industriel et technologique de l’après seconde guerre mondiale. Le risque va devenir un sujet central d’action publique, où se mêlent science, technique et politique.

2.1. La notion de risque

« L’émergence du thème du risque dans l’espace public est indissociable de mobilisations, crises et

controverses qui se multiplient autour de problèmes environnementaux ou sanitaires, d’abord aux Etats-Unis (pesticides, substances cancérigènes, nucléaires) puis en Europe à partir de la décennie 1970 (avec les pluies acides en Allemagne, les débats sur le nucléaire à travers l’Europe et plus tard la sécurité alimentaire ) » (Borraz, 2008). Le lien entre le risque et nos sociétés « modernes » est

particulièrement présent dans les travaux de sociologues comme Ulrich Beck ou Anthony Giddens, au milieu des années 1980. Publié la même année que l’accident nucléaire de Tchernobyl, l’ouvrage « la société du risque » (Beck, 1992) connaît un grand succès, décryptant comment les risques contemporains ne viennent plus seulement de catastrophes naturelles, mais ont été supplantés par les risques produits par la société elle-même. Ce ne serait plus l’individus mais la société tout entière qui serait menacée par aux dangers et aux insécurités induits et introduits par la modernisation elle- même (Beck, 1992). Même si la vision de Giddens semble moins sombre que celle de Beck, ces auteurs s’accordent sur l’idée que la gestion des risques est entre les mains de « systèmes experts » (Giddens, 1990) qui entretiennent le mythe de la maîtrise totale des risques (Beck, 1992). Giddens s’interroge alors sur la valeur de l’expertise et la confiance à lui accorder, l’importance du danger et la possibilité du contrôle (Giddens, 1990). En somme, en mettant en avant l’existence d’une société

« moderne » du risque, ces auteurs s’interrogent également sur la manière dont une société fait face aux risques, les gère, les gouverne, les régule.

2.2. La régulation des risques

Si les pollutions liées à la révolution industrielle entraînent déjà des formes de régulation des risques dès le XIXème siècle (Fressoz, 2007, 2012), le phénomène prend un tournant majeur dans les décennies qui suivent la seconde guerre mondiale.

Dans les années 70, la question de la critique et la contestation des technologies occupent une place importante du côté des experts et des décideurs publics. Ceux-ci se fixent deux axes prioritaires : rendre les risques « acceptables » et mettre en œuvre des méthodes quantitatives pour les analyser (analyse coût-bénéfice, objectifs chiffrés, …) (Boudia, 2013). Ces approches se développent d’abord aux Etats-Unis, où sont définis les principes d’évaluation scientifique et de gestion politique des risques (Boudia & Demortain, 2014) au début des années 1980. A partir des années 80, la notion de risque colonise de nouveaux domaines et de nouvelles sphères d’activités (Gaskell, Huber, & Rothstein, 2006). L’émergence d’événements que Patrick Lagadec appelle « risques majeurs » (1981) entraîne le déplacement du paradigme de sécurité vers celui de gestion des risques. De l’accident nucléaire de Tchernobyl, aux crises sanitaires des années 90 (vaches folles, sang contaminé, …), ces événements exposent les vulnérabilités de l’État face à des phénomènes nouveaux. Le risque devient ainsi « une notion centrale dans l’activité de régulation publique » (Borraz, 2008). Devant les effets de déstabilisation de ces crises, l’État se voit obligé de mettre en place des dispositifs de régulation des risques, comme par exemple des agences d’expertise et de contrôle, des principes de gestion (principe de précaution par exemple) ou encore des instruments d’action publique spécifiques comme, en France, les plans d’exposition aux risques, au début des années 1980. Certains auteurs ont alors mis en avant la naissance d’un « Etat-régulateur » qui aurait remplacé l’Etat dirigiste, planificateur et centralisé (Majone, 1994).

Suivant Olivier Borraz, nous définirons la régulation publique des risques comme recouvrant « l’ensemble des institutions, règles et normes qui contribuent à l’encadrement d’activités présentant

un danger potentiel ou avéré pour la santé ou le bien-être des populations » (Borraz, 2015). Selon

certains auteurs (Hood, Rothstein, & Baldwin, 2001), la régulation des risques s’appuierait sur un système constitués d’éléments hétérogènes (l’organisation institutionnelle, les règles, les pratiques de régulation et les idées associées à la régulation d’un risque particulier) que les auteurs nomment « régime de régulation des risques ». Ces auteurs s’emploient à spécifier ces différents éléments, et à chercher en particulier à y déceler des corrélations. Ces régimes bénéficieraient d’une certaine

stabilité dans le temps, et évolueraient donc plutôt sur le temps long. Même s’ils ne reprennent pas tous ces analyses, la plupart des chercheurs s’accordent sur le fait qu’il existe une variété de régimes de régulation des risques, qui diffèrent selon diverses variables, notamment le type de risque ou encore le pays (Galland, 2011). Pour encadrer les activités à risque, les organisations en charge de la régulation s’appuient sur des savoirs et des techniques particuliers, issus des travaux de scientifiques et d’experts. Ces savoirs et techniques sont parfois incorporés dans des instruments, qui constituent un élément essentiel pour comprendre comment les risques sont « gouvernés ».

2.3. Réguler les risques par les instruments

Pour étudier comment les hommes sont « gouvernés », Foucault s’est focalisé sur l’idée de « reconstituer l'ensemble des règles, qui, à une époque particulière, définissent à la fois les limites et

les formes d'un savoir spécifique » (Foucault, 1969; Malette, 2006). L’auteur va ensuite tenter de

considérer des dispositifs de gouvernement qui mêlent « savoirs et pouvoirs » (Foucault, 1994b). Si Foucault n’a pas travaillé sur les questions de risques naturels ou technologiques, son concept de « gouvernementalité » (Foucault, 1994a), qui « s’appuie sur deux éléments fondamentaux : une série

d’appareils spécifiques de gouvernement, et un ensemble de savoirs, plus précisément de systèmes de connaissance » (Lascoumes, 2004) a imprégné de nombreux domaines de recherche. En effet,

gouverner les hommes reposerait sur l’existence d’instruments de gouvernement mais aussi de savoirs. On retrouve également le binôme « savoir-pouvoir » au centre des travaux en Science and

Technology Studies (STS) qui ont, dans les années 1980, montré comment la frontière entre science

et politique (Latour, 1991) était remise en cause. L’idée d’un « gouvernement des technosciences », défini comme la gestion du progrès technique et de ses effets sociaux et environnementaux (Pestre, 2014) apparaît également intéressante car elle met au centre de son analyse les instruments, les normes ou des dispositifs qui permettent de déployer ce gouvernement. Cette notion d’instrument apparaît comme utile pour comprendre comment se déroule concrètement la régulation des risques. D’autres approches, politiques et gestionnaires, concernant les instruments ont suivi des trajectoires parallèles (Aggeri & Labatut, 2014) et partent d’un postulat similaire : les outils et instruments ne sont pas « neutres » et possèdent des effets propres. En France, les sciences de gestion, la sociologie ou la science politique ont contribué à légitimer des analyses sociales sur les outils et les instruments. Pour Lascoumes (Lascoumes & Le Galès, 2004) et les chercheurs en sciences politiques qui ont étudié les instruments d’action publique, l’instrument est en effet « un dispositif technique à vocation

générique porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation ». Il apparaît donc que les instruments seraient donc révélateurs d’un

pour analyser la régulation des risques. C’est sur ces hypothèses que nous nous sommes appuyé en choisissant de mettre les instruments au centre de nos investigations.

Les instruments que nous allons étudier prennent la forme de guides de bonnes pratiques que les acteurs de terrain appellent des guides et/ou des règles. Ces guides et règles sont nombreux et variés dans le cas de la sûreté nucléaire. Ils peuvent traiter de risques naturels (séismes, inondations, …) ou humains (chutes d’avions, projectiles, …) et des conséquences à en tirer notamment en matière de conception d’une installation nucléaire, de la manière de traiter les déchets ou effluents radioactifs, de la manière pour un exploitant de déclarer un incident ou un rapport public, ou encore des principes de management d’une organisation à risque. Ces guides sont destinés à encadrer et guider les décisions des exploitants des sites nucléaires, tant en matière de conception qu’en matière d’exploitation. La vie de ces guides connaît des parcours variés : certains guides ont fait l’objet de multiples modifications sur le temps long, d’autres sont des créations plus récentes, d’autres ont été abandonnés sans être remplacés directement.

Nous développerons plus loin le concept d’ « instruments de régulation des risques ».

3. La sûreté nucléaire en France : un cas peu étudié mais particulièrement