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PARTIE I. CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIE

2. Le choix du périmètre d’étude et des niveaux d’analyse

Une étape préalable de récolte de données nous a permis de définir les contours de notre périmètre d’étude, qui combine le temps long et l’articulation entre différentes échelles et espaces que nous allons maintenant présenter.

2.1. Une analyse sur le temps long : 1945-2017

Nous l’avons déjà mis en évidence, le risque d’inondation pour les installations nucléaires est une thématique qui a émergé au cours des années 1970. Il nous est donc apparu opportun de revenir sur ce qui a conduit à prendre explicitement ce risque en compte. Si comme nous le verrons, notre travail va parfois remonter jusqu’aux premières années de l’après-guerre, pour évoquer notamment les travaux d’EDF sur les barrages hydroélectriques, le début des années 1960 semble un point d’entrée pertinent puisque cette période correspond à la naissance de la « sûreté nucléaire » comme discipline technique. Elle fait suite directement à deux conférences du programme « Atoms for

peace »19 à Genève en 1955 et 1957, où des communications font état des questions de sûreté

concernant les premiers réacteurs nucléaires construits dans le monde.

Comme nous le verrons, cette analyse sur le temps long fera l’objet de nombreux allers-retours temporels entre les différents chapitres.

Notre travail s’arrête en 2017, ce qui correspond à notre dernière année de collecte de données, au moment où le retour d’expérience de l’accident de Fukushima n’a pas encore livré tous ses secrets.

2.2. L’articulation des échelles (macro-méso-micro) et des « espaces » (Blayais et Tricastin)

Pour ce travail de thèse, nous avons tenté de combiner des échelles macro, méso et micro. En effet, pour notre analyse, même si nous avons choisi une entrée par les instruments de régulation, il nous faut à la fois comprendre l’environnement politico-industriel, économique et social (macro) dans lequel est inséré le régime de régulation de la sûreté mais également son fonctionnement institutionnel (méso) ou encore les savoirs mobilisés et échangés par les acteurs (micro). Cette

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A la sortie de la guerre et après le lancement des deux bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945, le président américain Dwight D. Eisenhower propose, en 1953, la création de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA), qui verra le jour en 1956. L’AIEA est alors créée dans l’optique d’une utilisation des technologies nucléaires à des fins pacifiques, dans le domaine de la production d'électricité, de la médecine ou de l'agriculture.

articulation entre les échelles apparaît complexe mais indispensable à la compréhension du fonctionnement d’un régime de régulation.

Ces différentes dimensions d’analyse nous font voyager à travers des espaces aussi variés que le Parlement, des installations nucléaires ou encore des laboratoires de recherche au cœur des organisations en charge de la sûreté nucléaire, à l’intérieur desquels sont débattus des enjeux politiques, industriels, scientifiques. Les acteurs concernés par ces différentes échelles, que nous présenterons plus tard, sont multiples. Il peut s‘agir de décideurs politiques, de représentants d’associations, d’experts, d’inspecteurs, de chercheurs et d’ingénieurs mais également d’employés d’installations nucléaires. En effet, nous avons tenté d’approcher au plus près des installations nucléaires pour comprendre les enjeux liés à la mise à l’épreuve des instruments. Pour cela, nous avons observé différentes installations nucléaires en tentant de combiner une approche incluant le périmètre de l’installation mais également l’environnement extérieur (collectivités, associations, exploitants d’installations hydroélectriques, …).

En intégrant le temps long et une articulation des échelles et espaces, nous avons dû adapter notre démarche méthodologique pour répondre à ces deux défis.

2.3. Une démarche inductive et généalogique

Notre travail de thèse a débuté par un travail préliminaire pour comprendre les enjeux liés à notre thématique. La première année a été consacrée essentiellement à l’élaboration d’un récit historique empirique portant sur l’élaboration des règles inondation, qui a été valorisé par l’IRSN sous la forme d’un rapport interne (Mangeon, 2016). Comme l’explique Dumez, « la description, la narration doit

être construite de manière relativement indépendante des théories afin d’éviter le risque de circularité » (Dumez, 2013). Pour gérer ce risque de circularité (le fait de chercher et donc de

confirmer empiriquement une théorie définie en amont), la première étape de notre travail a été très empirique, notamment dans l’optique d’établir une chronologie, « première étape dans la

compréhension d’une dynamique » (Dumez, 2013).

C’est à partir de cette première étape que nous avons mis en place une approche généalogique adaptée à nos choix empiriques et théoriques. Même si notre démarche semble très éloignée de celle de Michel Foucault, nous lui empruntons l’idée de démarche généalogique pour établir, notamment à partir de l’étude des archives, une généalogie d’un régime de régulation et de ses instruments. La méthode généalogique mise en avant par Michel Foucault, dans ses travaux tardifs, permet d’identifier « la singularité des évènements (…), d’être sensible aux récurrences, non pas afin

de tracer une évolution graduelle, mais afin d’en isoler les différentes scènes (…) » (Foucault, 1994b).

Cette méthode a été largement reprise en sciences de gestion (Aggeri & Labatut, 2014) et dans différents travaux concernant les instruments d’action publique (Halpern et al., 2014) qui en ont mentionné les intérêts pour étudier les instruments : « L'intérêt d’une approche généalogique est

double. Premièrement, elle offre une occasion de distanciation et de recul critique que ne permet pas une approche naturalisée ou a-historique des concepts. Deuxièmement, en s’intéressant aux conditions d’émergence d’approches par les instruments, l’approche vise aussi à s’interroger sur la pertinence et la transposabilité de cadres théoriques en vogue dans des contextes managériaux différents de ceux dans lesquels ils ont été historiquement formés » (Aggeri & Labatut, 2010).

L’analyse généalogique d’un régime de régulation et de ses instruments pose au chercheur de véritables questions méthodologiques. Nous avons ainsi souhaité comprendre comment les acteurs ont appréhendé le risque nucléaire depuis l’époque de la conception des centrales en restituant la complexité des contextes des époques considérées ainsi que l’état et le rapport aux connaissances qui, comme nous l’avons vu précédemment, ont un rôle déterminant dans les choix techniques. Pour ce faire, nous nous sommes avant tout intéressé aux processus de fabrication des règles et donc aux pratiques de ces ingénieurs et experts, ainsi qu’aux débats parfois vifs qui ont animé ces communautés. Il ne s’agit pas d’appréhender le monde de la sûreté nucléaire comme un bloc homogène, mais bien au contraire de rendre compte du fonctionnement complexe des organisations en charge de la régulation d’expertise.

Au fur et à mesure de notre première récolte de données20 sur la fabrication et la mise en œuvre des règles, nous nous sommes rendu compte de l’importance des contextes et de l’état des connaissances dans ces processus. C’est à partir de ce constat que nous avons élargi notre réflexion au régime de régulation en considérant l’évolution de l’ensemble du régime, par une entrée par les règles. En effet, la plupart des premières données recueillies, sur la période 2005-2014, faisaient référence à de nombreux travaux, analyses, règles, événements du passé, dont les interrelations ont nécessité d’élargir notre périmètre d’investigation. Il nous semblait alors impossible de ne pas réfléchir à l’insertion des règles dans un dispositif plus vaste. Des allers-retours entre le travail de terrain et le travail théorique nous ont donc progressivement amené à préciser le cadre dans lequel nous nous sommes inscrits. En effet, les premières récoltes de données que nous avons conduites

20 Cette première récolte de données concernait essentiellement la fabrication et la mise en œuvre des règles.

Il s’agissait avant tout de rapports internes, de notes, de compte-rendu d’inspection, de compte-rendu de réunions, accompagnés d’une petite dizaine d’entretiens préliminaires avec des acteurs concernés par ces sujets (experts et contrôleurs).

montrent que les méthodes d’évaluation des risques nucléaires en France sont héritées d’un ensemble de choix techniques dont les acteurs sont aujourd’hui dépendants. Ainsi les problèmes d’expertise tels qu’ils se posent aujourd’hui ne sont pas forcément radicalement nouveaux, mais s’ancrent à l’inverse dans une histoire longue du développement de l’énergie nucléaire et de l’avancée des connaissances. Les enjeux politiques, industriels et sociaux, bien loin d’être extérieurs aux questions techniques, les sous-tendent dans de nombreux cas, comme l’ont montré de nombreux auteurs précurseurs des STS (Akrich, 1987; Rip, 1986a). Les réacteurs du parc français actuel ont été conçus dans les années 1960 aux États-Unis et construits pour la majorité d’entre eux dans les années 1970 et 1980 dans un contexte sociotechnique différent.

Il reste à mentionner que notre démarche est intrinsèquement liée au sujet et au cas empirique que nous avons choisis, mais aussi à l’insertion de notre travail de thèse dans le programme AGORAS, et à notre ancrage institutionnel particulier.

En effet, outre les objectifs académiques poursuivis dans cette recherche, il est attendu, dans le cadre du programme AGORAS, que les résultats éclairent les acteurs impliqués dans la régulation du risque nucléaire. En particulier, l’IRSN est intéressé par la représentation de ses propres pratiques qui peut lui être renvoyée par ce travail, ce qui pourrait nourrir une réflexion sur son activité d’expert de la régulation et ses éventuelles transformations. En effet, en collaboration avec le régulateur, l’Autorité de Sûreté Nucléaire, et de manière collective avec les « exploitants » d’installations nucléaires (EDF, AREVA et le CEA), l’IRSN participe à l’élaboration de nombreux documents règlementaires ou para-réglementaires, qui forment un corpus de règles pour réguler les activités nucléaires. Dans ce contexte, notre démarche, qui s’appuie sur de nombreuses interactions avec les responsables de l’IRSN, en leur renvoyant une interprétation du fonctionnement global de la régulation mais aussi du rôle spécifique de l’Institut, emprunte certains traits à la recherche- intervention, même si nous ne participons pas directement à l’élaboration de règles.

Pour proposer une analyse généalogique, nos travaux se basent très largement sur l’analyse d’un corpus d’archives important et sur des entretiens semi-directifs avec des acteurs de la régulation de la sûreté nucléaire. Nous en donnerons le détail plus bas.

3. La récolte et le traitement des données : analyser l’instrument « dans tous