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PARTIE I. CADRAGE THEORIQUE ET METHODOLOGIE

2. Entrer dans le régime de régulation des risques par les instruments

2.1. Les instruments de régulation des risques

L’intérêt croissant marqué par différentes disciplines pour une approche par les instruments a conduit à une multiplication des travaux sur ce thème. Quelques auteurs ont donc cherché à proposer des synthèses. Ainsi, en 2007, Christopher Hood (Hood, 2007) a cherché à synthétiser les travaux sur les instruments et repère notamment une approche que l’auteur considère comme « sociologique », (qui est en fait, comme nous allons le voir, traitée à travers plusieurs disciplines, notamment les sciences politiques et les sciences de gestion). Cette approche se propose d’analyser « les dynamiques de construction permanente des instruments et l’appropriation par les acteurs » (Lascoumes & Simard, 2011).

Dans un autre ouvrage de synthèse, Eve Chiapello et Patrick Gilbert (Chiapello & Gilbert, 2013) ont défini trois grandes familles liées au courant des outils ou instruments : des approches critiques, des approches institutionnalistes et des approches interactionnistes. Pour ces auteurs, il s’agit de faire dialoguer les différentes approches, multiplier les angles d’analyse et combiner les focales micro, méso et macro. Nous allons tenter de construire une approche combinant majoritairement les travaux en sciences politiques et en sciences de gestion pour créer une grille d’analyse pertinente pour notre travail.

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Si certains auteurs en gestion ne différencient pas l’outil de l’instrument de gestion , d’autres, comme Franck Aggeri (Aggeri & Labatut, 2014) considèrent que l’instrument est « le produit d’une opération de pensée supérieure ». L’outil serait alors un « auxiliaire du manager ».

2.1.1. Les outils et instruments des gestionnaires et politistes : le pouvoir aux outils et instruments Les approches politiques et gestionnaires concernant les instruments ont suivi des trajectoires parallèles (Aggeri & Labatut, 2014) et partent d’un postulat similaire : les outils et instruments ne sont pas « neutres » et possèdent des effets propres. En France, les sciences de gestion, la sociologie ou la science politique ont contribué à légitimer des analyses sociales sur les outils et les instruments. Dès les années 1980, Michel Berry mettait en lumière l’intérêt de travailler sur les instruments de gestion qu’il considérait comme « des éléments décisifs de la structuration du réel, engendrant des

choix et des comportements échappant aux prises des hommes, parfois à leur conscience» (Berry,

1983). Ces premières analyses ont débouché sur toute une série de travaux qui ont développé le rôle central des outils de gestion dans l’apprentissage, la transformation ou l’exploration de nouveaux fonctionnements pour les organisations (Moisdon, 1997).

D’autres travaux mettent en avant la notion de « technique managériale » (Hatchuel & Weil, 1992) qui intègre celle d’outils de gestion. Montrant comment les outils de gestion peuvent porter des dynamique de rationalisation managériale, Hatchuel et Weil (1992) ont tenté de caractériser « une technique managériale » par trois éléments en interaction :

- un substrat technique, qui correspond à la formalisation qui permet à l’instrument de fonctionner,

- une philosophie gestionnaire qui concerne « le système de concepts qui désigne les objets et

les objectifs formant les cibles d’une rationalisation » (Hatchuel & Weil, 1992),

- une vision simplifiée de l’organisation, c’est à dire une vision « des rôles que doivent tenir un

petit nombre d’acteurs sommairement, voir caricaturalement définis » (Hatchuel & Weil,

1992).

La vision des instruments de gestion proposée par Aggeri nous semble emprunter à la fois aux sciences de gestion et aux sciences politiques : les instruments de gestion « comportent une

dimension politique implicite ou explicite, susceptible d’être révélée dans le cadre d’actions organisées et finalisées » (Aggeri & Labatut, 2014). L’instrument peut également être analysé comme

le résultat d’un « projet stratégique » au niveau de l’organisation (Chiapello & Gilbert, 2013) mais aussi, dans un cadre plus large, être « porteur d’une conception concrète du rapport politique/société

et soutenu par une conception de la régulation » (Lascoumes & Le Galès, 2004).

Si Foucault ne développe que très peu la question des instruments, il a néanmoins fortement inspiré des auteurs comme Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, qui ont poussé, en France, le développement de l’étude de l’instrumentation de l’action publique. Pour cela, ils se sont appuyés

risques, et qui avait notamment développé une typologie des instruments de gouvernement dans des travaux antérieurs (Hood, 1983). L’instrument d’action publique est défini comme « un dispositif

à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur »

(Lascoumes & Le Galès, 2004) (…) « Cette instrumentation prend classiquement les formes de

directives plus ou moins sanctionnées (lois, règlements), de rapports financiers (prélèvements fiscaux/aides économiques directes et indirectes) et de connaissance et comparaison des populations (observations statistiques) » (Lascoumes, 2004). Nous le verrons plus tard, ces instruments sont porteurs d’une vision de la relation régulateur/régulé et traceurs du changement (Halpern et al., 2014; Lascoumes, 2007). De plus, l’instrument aurait des effets propres, en créant des effets d’inertie (dus à la robustesse des instruments préexistants et à des routines institutionnelles), en étant producteur d’une représentation spécifique de l’enjeu qu’il traite et en induisant une problématisation particulière de ce même enjeu. Enfin, la mise en œuvre de l’instrument serait une occasion de saisir les effets de résistances, de blocages mais également des effets originaux ou inattendus (Halpern et al., 2014).

Les approches des politistes et sociologues de l’action publique dialoguent donc celle des sciences de gestion, au-delà de la différence des univers explorés.

En nous appuyant sur ces travaux pour traiter de la régulation des risques, nous poserons donc comme hypothèses que :

- L’instrument possède un substrat technique, vu comme un agencement de savoirs scientifiques et techniques au sein d‘une doctrine de régulation ;

- L’instrument est conçu et mis en œuvre par un système d’acteurs autour de jeux stratégiques ;

- L’instrument est porteur d’une vision politique de la relation régulateur/régulé ; - L’instrument n’est pas neutre et est en capacité de produire des effets multiples.

En choisissant d’étudier les règles du régime de régulation comme des instruments, nous disposons ainsi d’un cadre qui affirme le caractère central des savoirs scientifiques incorporés dans ces règles, qui met l’accent sur certaines des interactions entre les règles et les autres constituants du régime (système d’acteurs, philosophie), qui postule l’autonomie des effets de l’instrument sur l’ensemble du régime.

conformité des comportements à une règle, pour nous intéresser davantage à la règle comme support de l’action et productrice d’effets, et ainsi étudier comment un système transforme l’instrument et est transformé par ce dernier, en cohérence avec le schéma du régime de régulation présenté plus en amont.

En reprenant la définition de Borraz (2015) sur la régulation des risques, nous parlerons dans notre travail « d’instruments de régulation des risques » et considérerons qu’ils ont pour objectif d’évaluer et/ou de contrôler et/ou d’organiser les activités à risques. Nous partons donc du double postulat que l’instrument est un puissant analyseur du régime de régulation, mais qu’il peut aussi participer à sa fabrication. Nous allons maintenant analyser comment, par l’analyse fine de deux processus : la conception et la mise à l’épreuve des instruments sur les sites nucléaires, nous pouvons enrichir notre compréhension du modèle de régime de régulation des risques, et notamment de sa dynamique (cf. Figure 3).

Figure 3 : Schéma conceptuel de notre cadre d’analyse théorique

2.1.2. L’étude de deux processus : la conception collective et la mise à l’épreuve des instruments Pour apporter une vision complémentaire à l’approche inspirée par le modèle de Hood (Hood et al., 2001), nous nous attacherons à regarder les rôles et les effets des instruments sur le régime de régulation. Ce type d’approche est plus « interactionnelle » qu’institutionnaliste (Chiapello & Gilbert, 2013). L’accent est « mis sur l’autonomie des acteurs qui disposent des moyens (construction de sens,

pouvoir d’agir, capacité stratégique…) qui leur confèrent des espaces de liberté qu’ils savent exploiter » (Chiapello & Gilbert, 2013).

Dans un premier volet, nous tenterons d’analyser le processus de conception collective d’un instrument en cherchant à mettre en évidence comment il contribue à fabriquer le régime de régulation des risques.

Pour ce faire, nous faisons le choix de nous intéresser au processus de conception collective de l’instrument comme un travail, en nous inspirant librement du concept de « travail d’organisation », proposé par Gilbert de Terssac au début des années 2000, qui proposait d’appréhender l’organisation

« comme action, non comme entité ». Le « travail d’organisation » était alors conceptualisé comme le processus qui produit l’organisation à travers des échanges dans lesquels les sujets « se constituent

comme collectif ; en même temps, ils construisent le cadre de leurs actions et de leurs interactions par apprentissages et négociations » (de Terssac, 2011). Il nous semble donc intéressant de transposer

cette vision à la question de la régulation des risques, en partant d’une hypothèse identique, c’est-à- dire en appréhendant la régulation comme action, et non comme système stabilisé, et en retenant l’idée qu’il s’agit d’un processus d’échanges négociés, construisant un collectif, ici transversal à plusieurs organisations, mais aussi fabriquant les actions et les interactions. Ce travail est dans notre cas le travail autour d’un objectif commun : réguler le risque nucléaire et, par ce biais, assurer la sûreté des installations nucléaires. C’est pourquoi nous faisons ici le choix de nommer « travail de régulation », ce travail inter-organisationnel autour de cet objectif commun.

La vision, que nous venons de présenter, de la conception collective de l’instrument comme « travail de régulation », braque le projecteur sur les relations entre acteurs, et leur rôle dans la fabrication de l’action. Toutefois, si nous mobilisons parallèlement des travaux de recherche en gestion qui postulent que « le principe fondamental d’une théorie de l’action collective est l’inséparabilité des

savoirs et des relations » (David, Hatchuel, & Laufer, 2012), nous sommes conduit à accorder une

importance égale aux savoirs mobilisés, transformés, partagés, et finalement construits collectivement dans les relations entre les acteurs qui conduisent le processus de conception des instruments de régulation. S’agissant d’instruments appuyés sur des connaissances scientifiques, ce qui leur confère aussi une légitimité, l’attention à cette composante du travail de régulation est importante, et nous essaierons de l’analyser le plus finement possible.

L’intérêt d’utiliser la notion de travail de régulation est finalement pour nous une manière de mettre l’accent sur le rôle essentiel, dans la production du régime de régulation, de cette action collective dans la durée, qui, si elle est bien sûr cadrée par un certain nombre de dispositifs institutionnels, n’est pas complètement pré-déterminée par ces dispositifs. En effet, en analysant le déroulement du « travail de régulation » portant sur deux instruments, nous découvrirons que ses résultats sont en

qui aurait été fixée en amont, ni même d’un processus exclusivement politique de négociation entre les grands acteurs de la sûreté nucléaire. Pour notre travail, nous ne nous intéresserons finalement assez peu à la question du choix des instruments (Hood, 2007; Varone, 1998) au sens de la recherche « de l’adéquation entre un objectif politique publique et les moyens possibles de l’atteindre » (Lascoumes & Simard, 2011), qui constitue plutôt une vision ex ante et macroscopique des instruments mais au processus de conception par les acteurs.

Différents travaux ont déjà mis l’accent sur les facteurs influant sur la conception d’un instrument, processus qu’ils assimilent aussi à un « travail ». Par exemple, la conception d’un instrument comme le Red Book (Boudia & Demortain, 2014) résulte, aux yeux de ces auteurs, d’un « important travail politique et cognitif ». Les travaux d’Emmanuel Martinais sur l’écriture des règlements, et notamment les Plans de Prévention des Risques Industriels (PPRI) (Martinais, 2010), mettent en évidence, nous l’avons dit, que si les PPRI sont le prolongement de la loi, ils sont surtout issus du travail d’une « sous-administration » très autonome, en dépit d’une forte pression politique. Les jeux de pouvoir à cette échelle micro participent alors activement à la production des règlements. Mais l’auteur souligne également la capacité des acteurs à inventer des réponses aux problèmes qui leur sont soumis, leurs stratégies changeantes, et, in fine, la maîtrise partielle qu’ils ont de leurs productions. Nous confronterons cette vision du travail de régulation à celle d’autres auteurs qui ont souligné un autre phénomène, qui, s’il n’est pas nécessairement contradictoire avec la thèse précédemment évoquée, semble la tempérer fortement : il s’agit de la forte dépendance au sentier (Palier, 2014; Palier & Surel, 2010) qui peut exister autour des savoirs, des pratiques et des instruments existants, constituant des formes de « verrous » contraignants pour les choix futurs (Pierson, 2000, 2004)

Dans un second volet, nous nous efforcerons de suivre la mise à l’épreuve sur les sites nucléaires d’instruments génériques, conçus au niveau central, en partant du postulat qu’elle est créatrice d’effets attendus ou inattendus (Halpern et al., 2014; Moisdon, 1997) pour le régime de régulation, à travers un processus de contextualisation situé dans le temps et dans l’espace. Nous utiliserons également le concept de travail de régulation en montrant que celui-ci peut être analysé travers une série d’épreuves, génératrices de controverses, qui poussent les acteurs à interpréter, ajuster, transformer la règle générique pour lui donner un contenu opérationnel sur le site, mais qui parfois, simultanément, transforment le cadrage initial de la problématisation du risque, le périmètre et les relations des acteurs concernés, l’espace des solutions explorées. Ce faisant, ces opérations contribuent à une transformation du régime de régulation. Ces épreuves sont aussi des situations privilégiées pour la compréhension du système, comme l’explique Madeleine Akrich (Akrich, Callon,

& Latour, 2006) : « les moments d'épreuve, de conflit, de controverse constituent un outil d'analyse

majeur, car la lisse ordonnance des choses et des gens se trouve défaite, livrant du même coup la composition de ce qui est engagé dans les situations pacifiées et montrant l'ampleur du travail nécessaire pour faire tenir ensemble ces éléments ».