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I L’isiacologie et l’histoire impériale romaine

I.2 Les sources et les outils de travail

I.2.2.2 Les monnaies

La numismatique antique romaine est un domaine immense tant au point de vue géographique que chronologique, car elle couvre une période qui s’étend du IVe siècle av. au Ve siècle apr. J.-C. Comme pour les inscriptions, avec les grandes découvertes archéologiques de la fin du XIXe siècle, les monnaies deviennent véritable objet

scientifique pour les historiens en témoignant des échanges économiques, des crises politiques et sociales, des invasions. Apparaissent les premiers catalogues généraux des

263 Häussler, « Signes de la « romanisation » à travers l’épigraphie : possibilités d’interprétations et

problèmes méthodologiques », dans Häussler, 2008, p. 9-30.

264 Inventaire, Roma n° 14 : Isidi reginae / pro salute et incolumitate / imp(eratorum duorum)

Caes(arum) L. Septimi Severi Pii Per/tinacis Aug(usti) Arab(ici) Adiab(enici) Parth(ici) // Maximi et M. Aurelii Antonini Pii Felicis / Aug(usti) [[Brit(annici) Max(imi)]] principis iuventutis et / Iuliae Aug(ustae) matris Aug(usti) [[n(ostri)]] et // castror(um) et [[senatus / et patriae]] L. Ceius L(ucii) fil(ius) Privatus / quod, cum exampliaretur / balneum, subprinceps // voverat, princeps castr(orum) / peregrinorum v(otum) s(olvit) l(ibens) m(erito) ; n° 78 : Διὶ Ἡλιῳ / µεγάλῳ / Σαράπιδι / καὶ τοῖς συννά/οις θεοῖς / ὑπὲρ σωτηρίας / καὶ αἰωνίου / [διαµονῆς] / [τῶν κυρίων] ἡµῶν / αὐτοκρατόρων / καὶ τοῦ σύνπαν/τος αὐτῶν οἴκου / Κ. Αὐρήλιος / Ῥουφεῖνος / σὺν τῇ γυναικὶ / καὶ τοῖς τέκνοις / ἀνέθηκεν / ἐπ᾽ ἀγαθῷ et n° 79 par exemple : Ὑπὲρ σωτηρίας αὐτοκράτορος Μ. Αὐρηλίου Ἀντωνίνου / Μεγάλου Σεβαστοῦ Διὶ Ἡλιῳ µεγάλῳ Σαράπιδι / Γ. Ἀβίδιος Τροφιµιανὸς ἱερόδουλος πάσης ἱερο/δουλί<α>ς εὐξάµενος ἀνέθηκα.

monnaies romaines, catalogues de musées et de collections particulières, inventaires de trésors et de fouilles, ainsi que les premiers traités consacrés à cette source. L’ouvrage d’Ernest Babelon, Description historique et chronologique…265 a aujourd’hui vieilli et est peu utilisé par les isiacologues. Mais il peut constituer une première base avant de se tourner vers des catalogues plus exhaustifs ou plus récents encore référencés dans les outils isiacologiques comme celui d’Henry Cohen266, et surtout la gigantesque entreprise de Harold Mattingly, Edward Allen Sydenham et Carol Humphrey Vivian Sutherland, The Roman Imperial Coinage267 (dite R.I.C.) en 10 tomes, ciblée sur les monnaies impériales.

La dernière décennie a vu se multiplier les études qui lient des analyses numismatiques et les questions de pouvoir, d’idéologie, d’identité et de propagande impériale, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. On peut citer C. Ando, qui publie en 2000 Imperial ideology and Provincial Loyalty in the Roman Empire, qui à propos des monnaies impériales utilisées comme moyen de communication par la présence des portraits des empereurs268, utilise le modèle du système des symboles emprunté de l’anthropologie, en particulier de C. Geertz269. En 2008, R. Hedlund, dans “...achieved nothing worthy of memory” : Coinage and authority in the Roman empire c. AD 260-295, analyse comment, durant la période troublée du IIIe siècle, les empereurs ont plaidé leur cause grâce aux monnaies utilisées comme des « monuments en miniature » lorsque la situation d’urgence ne permettait pas aux empereurs d’ériger de vraies constructions. Il remarque que même si les centres de gravité politique se sont déplacés en provinces, Rome reste la référence symbolique monumentale à représenter monétairement, et elle permet aux empereurs d’imposer l’image de leur pouvoir impérial, alors étendue à de nouveaux endroits. Quant à Carlos F. Noreña270, il utilise les méthodes quantitatives sur une masse de données numismatiques très large pour étudier ce qu’est l’idéologie impériale et comment elle se diffuse : quels sont les messages les plus fréquents pour chacun des règnes ; y a-t-il

265 Babelon, 1885-1886. 266 Cohen, 1880-1892.

267 Mattingly, Sydenham et Sutherland, 1923-1994. 268 Ando, 2000, p. 209.

269 Ando, 2000, p. 211, citant Geertz, 1983, p. 124 : « There is both a governing elite and a set of

symbolic forms expressing the fact that it is in truth governing ».

une différence de message entre les monnaies et les inscriptions ; le lien entre discours officiel central et diffusion locale résiste-t-il à la réalité politique provinciale ; etc. À propos de l’idéologie impériale, reprenant des arguments d’Ando et de Noreña, Erika Manders utilise pareillement la quantification en se concentrant sur la période sévérienne271 qui nous concerne directement, et qu’elle caractérise comme connaissant une instabilité interne et des menaces extérieures. Sur une base de 8227 monnaies, elle établit des diagrammes qui présentent les principales idées diffusées : représentation dynastique, représentation militaire, associations divines (qui nous intéressent), prospérité, bienfaits et vertus, représentation du passé impérial qui inscrit l’empereur dans une tradition. Prenant le règne de Caracalla comme étude de cas, elle remet en cause l’image littéraire posthume qui fait de lui un empereur soldat cruel, image qui s’oppose à sa quantification majoritaire de monnaies à associations divines ou présentant Caracalla comme prêtre, ce qui ne nous est pas inutile. La même année, Clare Rowan s’intéresse aux Sévères et aux patronages divins qu’ils ont pu mettre en avant pour légitimer leur pouvoir et travailler l’opinion publique sur des questions politiques, militaires et sociales, arguant que les masses monétaires permettent de quantifier les idéologies272 et d’attester des « ciblages d’audience » grâce à une collaboration entre l’administration impériale centrale et les fonctionnaires provinciaux.

Si, depuis les années 70, les monographies isiaques se multiplient, rares sont les isiacologues à utiliser ce type de sources, encore moins à s’y consacrer. Pourtant, il y eut à la fin du XIXe siècle l’article de Drexler « Der Isis-und Sarapis-Cultus in Kleinasien », encore aujourd’hui précieux quant à la diffusion isiaque dans les provinces orientales à l’époque impériale et à sa richesse documentaire, mais qui s’appuyait surtout sur des recueils du XVIIIe siècle aujourd’hui inusités. Dès les années 30, Andreas Alföldi est un

grand nom autant chez les numismates que chez les isiacologues. Dans A festival of Isis in Rom under the christian emperors of the IVth century, résultat d’une communication faite

271 Manders, 2012. 272 Rowan, 2012, p. 4.

au congrès international de numismatique de 1936 à Londres et ouvrage cher au domaine isiacologique, il s’engage dans la lignée de l’Histoire des idées en ciblant des analyses sur l’étude des monnaies de type isiaque, émises le 3 janvier (selon la légende vota publica) depuis le règne de Dioclétien à celui de Valentinien II (375-392 apr. J.-C.), ainsi que celles qui figurent Isis ou Sérapis sur le droit donc en place du buste impérial, qu’il nommera « anonymes ». Après une enquête dans les collections publiques et privées européennes de son époque, il répertorie ainsi 400 entrées pour un total de plus de 800 exemplaires. Cependant, il n’oublie pas de commenter les textes qui peuvent témoigner du climat de « luttes » religieuses entre l’empereur et son entourage d’un côté, les membres sénatoriaux païens de l’autre.

Quelques années plus tard, son Die Kontorniaten analyse les médaillons contorniates pour étudier la propagande politico-religieuse des autorités païennes du IVe siècle273. Il classe par groupes274 ces médaillons tardifs, selon lui utilisés comme cadeaux au Nouvel An par les sénateurs qui disputent ainsi les largesses impériales, représentant un passé (politique et religieux) qu’ils jugent plus glorieux que leur situation. Alföldi reproduit fidèlement les exemplaires disponibles à son époque et analyse autant leur technique que leur iconographie, attestant d’un esprit rigoureux qui lui vaut les remerciements des antiquisants contemporains et des orientalistes tels que Cumont275. Son ouvrage pourrait

être utile pour l’analyse de cette période obscure chez nos spécialistes276, durant laquelle on

peut s’interroger sur la place des divinités isiaques dans le débat qui oppose païens et chrétiens de la sphère politique, puisque certains contorniates portent l’image d’Isis Pelagia ou de Sérapis (imitant les types des vota publica). Avec ses deux ouvrages, Alföldi offre pour la première fois aux historiens une analyse monétaire, rigoureuse et félicitée, qui met

273 Alföldi, 1943.

274 Le premier groupe est celui des médaillons frappés, de 356 à 394 ; le deuxième est celui des

moulés de 395 à 410, et le troisième de 411 au dernier quart du Ve siècle avec l’effigie des

empereurs régnants. Cameron, 2011, p. 691-693, critique la chronologie de cette typologie, basée selon lui sur des dates arbitraires conjecturales non prouvées ; néanmoins, si ces dates (394 et 410 surtout) peuvent être certes remises en question, l’analyse iconographique se fait par comparaison avec les vota publica, monnaies quant à elle bien datables lorsque l’effigie impériale est présente.

275 Cumont, 1944, p. 495.

en avant le rôle sénatorial dans l’histoire des cultes païens de la fin du IVe siècle, et dans l’histoire isiaque précisément pour nous. Ainsi, ce débat n’est pas uniquement analysable grâce aux écrits des auteurs chrétiens, mais les monnaies et médaillons pourront compléter l’étude des sources littéraires ; c’est pourquoi comme dans le débat autour de la littérature tardive, Alan Cameron s’interposera envers les hypothèses d’Alföldi. Tout d’abord à propos de la datation des contorniates, basée selon lui sur des dates arbitraires conjecturales non prouvées277 ; néanmoins, si les dates (394 et 410 surtout) peuvent être certes remises en question, l’analyse iconographique d’Alföldi, par comparaison avec les vota publica (monnaies quant à elle bien datables lorsque l’effigie impériale est présente) est difficilement critiquable et assez négligée par Cameron. Comme pour la datation des œuvres de Macrobe278, une telle remise en question de Cameron forme la base de son argumentation pour prouver que les contorniates ne peuvent s’inscrire dans un discours actif de la part de l’aristocratie sénatoriale romaine de la fin du IVe siècle et du début du Ve siècle279, sans pour autant réinterpréter l’iconographie qui y est présente. Cameron réitère les mêmes objections pour les vota isiaques à effigie ou anonymes280.

On retrouvera les monnaies isiaques recensées parmi les catalogues régionaux ou thématiques depuis les années 70, comme celui de Malaise281 et d’Anne Roullet282 pour

l’Italie, ou le catalogue iconographique de Wilhelm Hornbostel sur Sérapis283 et de Vincent

Tran Tam Tinh sur Sérapis debout284, avec parfois de rapides descriptions sans analyse profonde – encore moins du point de vue impérial – dans les études qui accompagnent ces

277 Cameron, 2011, p. 691-693. 278 supra, p. 74-75.

279 Par exemple, la première série décrite par Alföldi serait frappée avant « the period generally

characterized as a “pagan reaction”, the 380s » (Cameron, 2011, p. 693) ; mais cela revient, de la part de Cameron, à trop limiter dans le temps une éventuelle réaction païenne et à ne pas considérer de tels indices bien avant 380. En outre, Cameron s’attarde sur une remise en question du rôle d’Orfitus, suggéré par Alföldi (p. 693-694), ce qui ne doit pas pour autant être généralisé et remettre en question l’intervention de toute l’aristocratie sénatoriale romaine.

280 Cameron, 2011, p. 694-695. 281 Inventaire, p. 238-246. 282 Roullet, 1972.

283 Hornbostel, 1973.

recensements285. Il faut attendre l’arrivée des colloques internationaux à la toute fin du XXe siècle pour que le renouvellement de la méthodologie isiaque intègre une conscience du potentiel des monnaies pour les isiacologues et leurs interrogations.

Bricault publie alors un article ciblé sur une analyse des principaux types isiaques impériaux à Rome286. S’il peut évoquer les monnaies des ateliers périphériques pour peu

que les types et les légendes soient identiques à ceux de Rome, il n’établit pas de comparaison avec les spécificités des ateliers provinciaux, même des principaux. Il se concentre sur le contexte de la capitale impériale et sur l’ambiguïté entre rareté des émissions et longévité, puisqu’elles apparaissent avec le règne de Vespasien et ne disparaissent que dans les dernières années du IVe siècle. Il explique les hiatus avec des contextes politico-religieux précis en s’appuyant sur d’autres types de sources, principalement les écrits des auteurs antiques et les inscriptions. Bricault résume brillamment en une quinzaine de pages le programme monétaire isiaque romain qui s’étale sur quatre siècles, en concordance parfois avec l’idéologie de certains règnes : nous pensons par exemple au parallèle établi entre la nouvelle ère sothiaque en 139 apr. J.-C. et l’apparition chez Diva Faustina d’Isis-Sothis, et la réapparition de ce type en 159 dans le monnayage alexandrin d’Antonin (138-161 apr. J.-C.) pour ces Vicennalia – Isis-Sothis est alors synonyme de félicité du règne. Mais lui-même admet le manque d’analyses monétaires dans son domaine, dès son introduction.

On peut expliquer le retard d’analyses isiaques numismatiques par deux faits : tout d’abord, l’interrogation des historiens des religions sur la validité des informations monétaires dans un tel domaine. C’est-à-dire : est-ce que la présence monétaire d’une divinité est nécessairement liée à l’existence de son culte, dans le territoire placé sous l’autorité de l’émetteur ? Concernant précisément les cultes isiaques, en 1953 David Magie

285 On peut encore citer Parcerisa, 1980-1985, sur la péninsule ibérique, qui offre une rapide analyse

du monnayage d’Ibiza, p. 64-66.

286 Bricault, « Présence isiaque dans le monnayage impérial romain », dans Lecocq, 2005, p. 91-

déclare qu’il est difficile de conclure à une corrélation et d’utiliser les monnaies287, puisque selon lui, une quinzaine de villes ayant présenté des cultes isiaques ne présente pas ce type de sources. Et au contraire, d’autres cités présentent des monnaies, mais n’auraient pas maintenu les cultes qui y sont représentés. Il semble reculer devant l’abondance de preuves monétaires dans tout l’Empire, puis devant la nécessité de relier le catalogue abondant avec le catalogue épigraphique tout aussi important. Dunand, 20 ans après, avance avec prudence : elle affirme qu’une cité ne traduit pas nécessairement tous les cultes qui sont présents dans son monnayage et que la découverte de monnaies isolées ne permet aucune conclusion. Au contraire, face à l’abondance de monnaies pour une même cité et sur une longue période, et face à la concordance des données numismatiques avec les données archéologiques et épigraphiques pour une même cité, on peut alors parler de culte établi288.

Le retard d’analyses monétaires isiaques s’explique également par un fait d’importance : l’absence d’un véritable catalogue jusqu’à récemment. Le projet d’envergure établi lors du premier colloque international en 1999 aboutit en 2008 avec la publication de la Sylloge nummorum religionis isiacae et sarapiacae, dite SNRIS et dernier volet de la trilogie isiaque. Rappelons qu’elle regroupe les monnaies d’or, d’argent, de billon, de bronze et de cuivre, où figure un membre de la gens isiaque ou un élément identifié comme isiaque, depuis le IIIes. av. à la fin du IVe s. apr. J.-C., de toutes les régions

de l’Empire romain. Le catalogue ne recense pas moins de 5500 émissions environ, soit 30 000 monnaies, présentées selon les règles des numismates grâce à une base informatique qui accompagne l’ouvrage et qui offre 1500 photographies. Les participants présentent des analyses et des synthèses qui balayent toute l’iconographie monétaire de nos divinités en 290 pages. L’ouvrage est divisé en trois parties : une mise au point iconographique générale et évolutive ; plusieurs études régionales, dont un chapitre consacré à Rome289. Enfin, un « essai d’analyse chronologique » qui résume l’évolution générale régionale, pour prouver l’influence des facteurs extérieurs généraux (raisons religieuses, causes politiques, etc.).

287 Magie, 1953, p. 179-187. 288 Dunand, 1973, p. 3.

289 Bricault (dir.), 2008, p. 185-201, qui reprend son article de 2005 et y ajoute un tableau pour les

types du IVe siècle, ainsi qu’une présentation du monnayage républicain et de nombreuses

Le tout est accompagné d’une cinquantaine de cartes qui présente la répartition des types émis selon les régions et les ateliers, et d’une introduction qui balaye l’historiographie de la numismatique isiaque encore pauvre, ainsi que les nombreuses questions pouvant être posées. Parmi celles-ci : « Certaines émissions à type isiaque peuvent-elles renvoyer à un événement politique précis ou dépendre de circonstances particulières ? […] L’étude du monnayage d’une cité permet-elle de mieux appréhender la place réelle de telle ou telle divinité dans le panthéon local ? […] Les monnaies permettent- elles de mieux comprendre les voies et les vecteurs de diffusion des cultes isiaques, mais aussi leur réception et leur intégration dans la cité290 ? ». En priorisant une présentation typologique pour les sept siècles et toutes les régions concernées, il est évident que l’équipe de Bricault ne pouvait répondre à toutes. Mais elle laisse un outil qui prouve l’apport d’une telle source, qui permet de poursuivre et d’approfondir les analyses thématiques tout en faisant des comparaisons contextuelles typologiques.

La SNRIS possède désormais des compléments et suppléments qui paraîtront dans les volumes de la Bibliotheca isiaca ; dans le dernier opus, L. Bricault annonce deux nouvelles entreprises numismatiques isiaques en cours291 : un futur supplément de la Bibliotheca sera dédié aux émissions romaines des Vota Publica ; un volume sera consacré au monnayage alexandrin.

I.2.2.3 Le problème des sources monumentales et des catégories d’objets