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I L’isiacologie et l’histoire impériale romaine

I.2 Les sources et les outils de travail

I.2.1.3 Les auteurs chrétiens

Suite à Juvénal et à ses Satires féroces envers les divinités isiaques (et tout ce qui les entoure comme le clergé), les critiques sont moins nombreuses envers elles. Mais à partir du IIe siècle, certains auteurs trouvent encore de l’intérêt à les agresser : les auteurs chrétiens225. Ils attaquent les religions polythéistes pour défendre leur doctrine, et certains aspects des cultes isiaques sont une bonne cible pour leurs assauts.

Il est difficile de délaisser une approche de Tertullien : dans l’histoire de l’apologétique, il occupe une place de choix, étant cité plus tard par d’autres grands noms comme Lactance, Eusèbe de Césarée et Jérôme226. Il est l’un des auteurs chrétiens convertis, un « pagano-chrétien ». Il a des connaissances personnelles autant sur les religions traditionnelles depuis sa naissance que sur le christianisme par sa propre volonté. Et il est l’un de ces auteurs qui, face aux persécutions chrétiennes – dans son cas, à Carthage en 197 – et aux martyrs auxquels ils assistent, se doivent de prendre la parole. Les textes de cet érudit, qui a lu autant Cicéron et Sénèque que les Évangiles et les Épîtres227,

sont alors passionnés, engagés envers sa nouvelle religion et pédagogiques pour ses lecteurs, comme sa verve envers le cercle isiaque peut être sarcastique. Il mentionne ces divinités dans plus d’une dizaine de ses œuvres, particulièrement dans son Apologie, et Aux Nations – son premier ouvrage apologétique. On retrouve quelques mentions dans Contre Marcion, De l’idolâtrie, De la couronne du soldat, Contre les spectacles, etc.

223 Cameron, 2011, p. 246 et 265. 224 Ratti, 2012, p. 183-184. 225 Grenier, 1977, p. 69-71.

226 Alexandre, 2003, p. 11 ; Fredouille, « Tertullien dans l’histoire de l’apologétique », dans

Pouderon, Doré (dir.), 1996, p. 273-274.

Le Contre Celse d’Origène est une longue réfutation du Discours véritable rédigé par Celse, philosophe épicurien et païen qui diffamait le christianisme. Origène, théologien, prend la défense de sa religion de naissance, utilisant toutes ses connaissances pour réduire un adversaire. C’est là une œuvre apologétique qui présente des points d’affrontement entre la culture gréco-romaine et la religion. Parce qu’elle est incluse dans la culture gréco- romaine et dans les bases philosophiques de Celse selon lui, Origène ne peut éviter de dénigrer l’Égypte, de là son peuple et ses divinités, englobant l’ensemble de façon péjorative. Par exemple, il dénonce Celse « non content de se mettre au niveau des oiseaux et des autres animaux sans raison qu’il juge divinateurs, il leur a cédé la primauté plus que ne font les Égyptiens qui adorent comme dieux les animaux sans raison (…)228 ».

Par souci d’évangélisation ou de défense du christianisme au IIIe siècle, les auteurs chrétiens en viennent à critiquer les cultes isiaques en se servant de leur passé tumultueux, en affirmant qu’ils représentaient une menace depuis la Rome tardo-républicaine, et une aberration qui altère l’Égypte et son peuple encore auparavant. Preuve qu’à cette époque, les cultes sont bien installés à Rome. Pourtant, s’ils sont présents dans la capitale, ce n’est pas pour autant que les descriptions des auteurs chrétiens sont indiscutables. Par exemple, on remarque la méconnaissance de Minucius Felix229, dans sa description de la culture égyptienne, sur le mythe d’Isis230 : il parle de sa quête afin de retrouver son fils Horus(-

Harpocrate) et non son époux Osiris. La méprise peut signifier qu’au IIIe siècle, le culte

d’Harpocrate a pu prendre le pas sur celui d’Osiris, effacé également par la présence de Sérapis. Elle indiquerait aussi le choix de ne pas s’être renseigné, de ne pas chercher à comprendre les mythes. Cet ouvrage, Octavius, est un dialogue philosophique qui représente plus la production d’un homme d’esprit et d’un homme du monde que celle du théologien de profession qu’il est. Il donne néanmoins une idée générale sur l’état du

228 Origène, Contre Celse, IV, 90 : διὸ οὐδὲ «παρασυνεβλήθη» τοῖς ὄρνισι καὶ τοῖς ἄλλοις ἀλόγοις

ζῴοις, οἷς νοµίζει εἶναι µαντικοῖς, ἀλλ´ ἐκείνοις παραχωρήσας τὰ πρωτεῖα ὑπὲρ Αἰγυπτίους, τοὺς τὰ ἄλογα ζῷα ὡς θεοὺς προσκυνοῦντας.

229 Grenier, 1977, p. 46-49.

230 Minucius Felix, Octavius, XXII, 1 : « Isis, ayant perdu son fils, s’afflige, se lamente, se met à sa

recherche en compagnie de son Cynocéphale et de ses prêtres chauves (…) ensuite, le petit retrouvé, Isis se réjouit, ses prêtres exultent de joie, Cynocéphale, qui l’a retrouvé, se glorifie, et ils ne cessent pas, tous les ans, de perdre ce qu’ils retrouvent et de retrouver ce qu’ils perdent. (…) ».

paganisme en mutation et du christianisme croissant de son époque. Ainsi, ce sont dans les paroles ou dans les gestes du personnage païen Caecilius Natalis qu’on pourra retrouver encore des mentions isiaques231. Ce genre d’erreurs ne semble pas rare, puisque Aimé Puech, dès 1928, dit que « les défauts les plus incontestables de la culture des Apologistes sont souvent ceux de la culture de leur temps232 ».

Alors que Turcan affirme que « les Pères de l’Église comptent parmi nos plus précieux informateurs, malgré leur dessein polémique (…)233 » en ce qui concerne les cultes dits orientaux en général, Malaise avoue laisser de côté volontairement la présentation du point de vue des auteurs chrétiens sur les cultes isiaques, dont les intentions sont selon lui « trop évidentes et les raisons d’opposition aux cultes orientaux étrangères à la conscience proprement romaine234 ». Il est vrai que les auteurs chrétiens nous fournissent bien des textes de polémique, et non simplement apologétiques : bien souvent, ils ne se contentent pas de défendre leur religion face aux attaques étrangères. Les textes ne consistent pas seulement en la réfutation des attaques païennes ; ils lancent l’offensive contre leurs rivaux, les païens. Ce sont de véritables dénonciations de leurs multiples divinités, qu’ils nomment de temps à autre pour illustrer leurs propos, sans parfois même apporter d’argumentaire et d’informations sur le Dieu unique auquel ils sont voués235, ou au

contraire par le biais de comparaisons avec le christianisme et ses dogmes. Ces textes sont nécessaires à la communauté chrétienne, face aux accusations et aux persécutions de la part des autorités romaines dont elle peut être victime. Et ils ne disparaitront pas avec l’officialisation du christianisme. Il est intéressant de s’interroger sur ces œuvres : l’argumentation contre Isis y est-elle (encore) présente ?

231 Minucius Felix, Octavius, II, 4 : « lorsque Cécilius, remarquant une statue de Sérapis, approcha

la main de sa bouche, suivant l’usage du vulgaire superstitieux – ut vulgus superstitiosus solet –, et y imprima un baiser de ses lèvres ».

232 Puech, 1928, p. 233. 233 Turcan, 2004, p. 135. 234 Conditions, p. 244.

235 Price, « Latin Christian Apologetics : Minucius Felix, Tertullian, and Cyprian », dans Edwards,

Lactance est un exemple d’auteurs chrétiens ayant vécu et écrit à l’époque de Constantin. Son œuvre De Mortibus Persecutorum, rédigée après l’édit de Milan en 313, présente les empereurs persécuteurs comme de mauvais empereurs qui méritent leur mort affreuse, synonyme de châtiment divin. Il prend en particulier l’exemple de Galère, qu’il présente comme inspirateur de la persécution de Dioclétien qu’il a pu voir de ses yeux. Face aux persécutions impériales, il abandonne la charge de maître de rhétorique offerte par Dioclétien236 et commence des ouvrages de défense chrétienne, puis sera engagé par Constantin comme précepteur de son fils. Il est important de prendre conscience de plusieurs facteurs lors de son étude : ses origines africaines couplées avec sa culture romaine puis sa mutation dans le monde grec d’Asie ; sa conversion et certainement sa déception face à un empereur qui persécute les siens après l’avoir recommandé ; ses liens avec Constantin, qui pourrait être présenté comme un sauveur de l’Empire…

Eusèbe de Césarée est un autre exemple important, défendant sa religion à une époque où elle en a de moins en moins besoin : sa Démonstration évangélique porte bien son nom puisqu’il s’agit surtout d’une présentation pédagogique et une défense de ce qu’est le christianisme de son époque, plutôt qu’une réponse au débat accusateur des païens en les attaquant. Eusèbe ne mentionne que peu les divinités isiaques par leur nom, s’évertuant à ne pas « attaquer de front » ou à reprendre les propos de Diodore. La bibliothèque historique de Diodore aura un tel succès jusqu’au VIe siècle, puisqu’il semble qu’il y ait encore une

fois utilisation des propos de l’historien grec sur l’Égypte et ses cultes : dans la Théosophie de Tübingen237, on retrouve les explications du rapprochement entre Osiris et Hélios, ou encore sur la conception de l’élément humide lié à Isis238.

Julius Firmicus Maternus rédige son œuvre maîtresse Traité de la fausseté des religions profanes vers 348 : Constant Ier (337-350 apr. J.-C.) et Constance II lancent une politique religieuse au premier abord de lutte sans innovation contre le paganisme, en multipliant les lois d’interdiction de cultes et gestes païens et de fermeture de certains

236 Perrin, « Lactance et la culture grecque », dans Pouderon, Doré (dir.), 1996, p. 298. 237 Theos., 8.

238 Beatrice, « Diodore de Sicile chez les apologistes », dans Pouderon, Doré (dir.), 1996, p. 232-

temples239. Mais Firmicus ressent pourtant le besoin de débattre dans ce contexte de mutation religieuse encore timide. Selon la Mathesis, le traité d’astrologie en huit livres qu’il rédige alors qu’il est encore païen, il semble lié à l’aristocratie sénatoriale, et son De errore semble indiquer une conversion due aux susceptibilités religieuses de Constant et Constance II (337-361 apr. J.-C.) contre les païens. En outre, il semble connaître les mystères de Mithra240 ; le texte exprime une certaine dévotion héliaque, qui pourrait entraîner des interrogations sur son implication dans certains mystères qui à l’époque embrassent la conception héliaque jusqu’à parler de panthéisme solaire. D’où selon Turcan « sa théologie chrétienne sommaire […] sa rhétorique [qui] sonne faux, et son pathos luxuriant [qui] dissimule mal le souci suspect d’en rajouter, comme on dit, pour donner le change241 ». Donc une peur et un royalisme à prendre en compte lors de l’analyse de ses derniers écrits qui vont reprendre des topoi de l’apologétique chrétienne, dont l’explication du nom de Sérapis en tant qu’« enfant de Sarah »242. Isis, Sérapis et les autres interviennent souvent dans la première partie de L’erreur des religions païennes, celle qui argue que les cultes traditionnels sont faux – la seconde partie est celle de la comparaison avec le christianisme, le paganisme étant une contrefaçon de la vera religio. Si l’œuvre se conclut sur l’idée d’épuration religieuse de l’Empire, elle commence et finit en évoquant les

239 Code Théodosien, XVI, 10, 4 en 356-357 apr. J.-C : « Il nous a plu que les temples soient

immédiatement fermés en tous lieux et en toutes villes et que leur entrée soit interdite ; ainsi la possibilité de pécher sera refusée à tous les hommes perdus (…) » ; alors qu’en 342 apr. J.-C., le Code Théodosien, XVI, 10, 3 préservait les temples ruraux pouvant rester ouverts pour les jeux : « Quoique toute superstition doive être totalement détruite. Nous voulons cependant que les édifices des temples situés hors des murs demeurent intacts et préservés (…) ». Hormis le fait que la fermeture des temples touchent désormais autant les temples urbains qu’en campagne (alors que Constantin ne visait qu’une partie d’entre eux), les lois de ses fils ne sont pas profondément novatrices, affichant surtout de la part de Constance un zèle pro-chrétien plus qu’anti-païen : Maraval, 2013, p. 218-220. D’ailleurs, peu après l’oeuvre de Julius Firmicus Maternus, l’Expositio totius mundi et gentium (359 apr. J.-C. ?) est un texte favorable à Constance, et pourtant affichant l’attachement aux lieux païens, notamment envers Alexandrie où « on y honore les dieux d’une manière remarquable, et il y a là le temple de Sérapis qui est une curiosité unique au monde » (XXXV) : le texte affiche plus une admiration architecturale qu’une description détaillée de la divinité concernée, évitant ainsi d’être polémique (Maraval, 2013, p. 226).

240 Julius Firmicus Maternus, De l’erreur des religions profanes, introduction de Turcan, p. 13-18. 241 Julius Firmicus Maternus, De l’erreur des religions profanes, introduction de Turcan, p. 22

(Maraval, 2013, p. 216-217, parle d’une oeuvre-discours prononcée devant l’auditoire impérial pour conseiller Constant dans l’intolérance religieuse).

religions romano-orientales, ce qui indique une « actualité païenne » où ces cultes pourraient avoir toute leur place dans le panthéon romain à l’époque de Firmicus. Les liturgies païennes contemporaines de ces auteurs sont idéales pour les attaques chrétiennes.

Le passé ne semble pas loin, notamment les persécutions de Dioclétien, au début du IVe siècle. Ces trois auteurs chrétiens ont pu mentionner les divinités isiaques comme

mauvais exemples divins. Il nous semble donc que leurs textes, dans leur vocabulaire et pourquoi pas leur description parfois précise des cultes isiaques et des divinités, pourraient nous renseigner sur l’évolution du statut d’Isis et de ses compères dans l’Empire, sur leur officialisation puis leur « disparition », voire sur leurs liens avec certains empereurs lorsque ces derniers sont mentionnés. D’autant plus que certains des auteurs chrétiens, notamment Tertullien, Minucius Felix et Lactance, ont pu focaliser leurs propos sur Rome, et sur des situations familières qui leur sont contemporaines243 : il est primordial pour nous de les étudier avec plus d’attention qu’ils n’ont pu en avoir dans le passé de la part des isiacologues.

Ce ne sont là que les auteurs chrétiens ayant le plus longuement ou fréquemment traité d’Isis et des autres divinités isiaques. Ils sont bien nombreux, et nous ne pourrons tous les présenter, d’autant que certains évoquent les « mystères » sans autre précision. Mais remarquons qu’entre les œuvres des auteurs chrétiens des IIe-IIIe siècles et ceux des

IV-Ve siècles, les différences existent, liées à l’évolution du climat religieux que l’Empire romain connaît tout au long de cette période et qui aboutit à sa christianisation. La nature des œuvres ne peut être la même, la forme et le fond non plus : on ne plaide plus la cause du Christ à l’Empereur, puisque lui-même est un converti voire un chrétien de naissance ; et même on se défend de moins en moins des – ultimes – attaques païennes. Encore qu’avec le sursaut polythéiste de la part de l’empereur Julien et son Contre les Galiléens dans la deuxième moitié du IVe siècle, Cyrille d’Alexandrie se doive d’y répondre avec un Contre Julien, et Grégoire de Nazianze avec deux discours intitulés de même et composés au

243 Price, « Latin Christian Apologetics : Minucius Felix, Tertullian, and Cyprian », dans Edwards,

lendemain de la mort du prince apostat244. Julien semble le seul empereur à nous avoir laissé plusieurs ouvrages écrits de sa main. Ce sont des lettres à des amis, des discours politiques ou philosophico-religieux comme Sur la Mère des dieux et Sur Hélios-Roi. L’ouvrage critique contre le christianisme Contre les Galiléens est son œuvre la plus célèbre, mais connue de façon indirecte : jugée hérétique, elle est détruite et connue grâce à la réponse de Cyrille 50 ans après la fin de son règne. Théodoret de Cyr, théologien du début du Ve siècle, ne cesse d’illustrer sa démonstration par cet empereur impie245 près de 90 ans après son règne.

Mais le dialogue entre auteurs chrétiens et païens fait plutôt place à des monologues à partir des périodes postérieures aux mesures théodosiennes : il s’agit désormais de présenter le christianisme à un public de plus en plus large, sans « facteur déclenchant précis246 ». En outre, avec les auteurs chrétiens du Ve siècle, nous retombons dans le problème de postérité de l’écrit par rapport aux faits.

I.2.2 Sources archéologiques