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I L’isiacologie et l’histoire impériale romaine

I.2 Les sources et les outils de travail

I.2.1.1 Les historiens antiques

Depuis que les cultes isiaques sont arrivés à Rome à la fin de l’époque républicaine, les auteurs grecs et latins donnent une image qui est loin d’être objective. Elle fluctue selon leur propre positionnement religieux, leur point de vue sur l’Égypte, et sur le positionnement impérial. Concernant le Ier siècle de notre ère, nous avons la chance d’avoir des œuvres historiques primordiales et riches en informations, autant sur la vie privée que sur la vie publique des empereurs, grâce à Suétone, Tacite et Dion Cassius. Ce sont là les historiens qui mentionnent le plus explicitement et le plus souvent les rapports entre les empereurs et les dieux isiaques, à côté des autres styles littéraires comme les Satires de Juvénal183, la poésie d’Ovide, de Plutarque et de Martial. Cette relative « richesse littéraire » laisse place à un certain manque de sources, surtout pour le début du IIe siècle184. Les historiens latins et grecs ne sont pas rares aux IIe et IIIe siècles, mais peu d’entre eux ont écrit sur leur époque et sur les empereurs qui régnaient alors, préférant aborder les empereurs précédents. À cela s’ajoutent d’autres difficultés : lorsqu’ils existent, certains écrits des historiens doivent être lus avec prudence quant à l’authenticité des faits historiques racontés. Certaines questions sont primordiales lors de l’étude des textes : représentent-ils des sources primaires ou secondaires ? De quel milieu vient l’auteur ? Et où vont ses sympathies politiques ? Nous allons décrire ici quelques exemples d’œuvres qui s’appliquent à cette période et à ces questionnements.

182 Bonnet, « Repenser les religions orientales », dans Bonnet, Rüpke, Scarpi (éd.), 2006, p. 9. 183 Si les Métamorphoses d’Apulée sont certainement l’œuvre la plus citée pour illustrer

l’engouement que certains écrivains antiques ont pu avoir pour les divinités isiaques et leurs cultes, les Satires de Juvénal en sont le pendant péjoratif, donc également souvent exploité par les isiacologues.

184 Cizek, 1983, p. 26-28, ou encore Rémy, 2005, p. 14, qui parle de sources « relativement peu

nombreuses et souvent très laconiques », alors que Lacour-Gayet, 1968, p. 12, argumentait plutôt par une dispersion des sources.

L’exemple phare de notre prudence dans le traitement des sources littéraires est le recueil de biographies des empereurs communément appelé Histoire Auguste. Il s’agit sûrement de l’une des sources les plus controversées sur les empereurs qui nous intéressent. Elle couvre une longue période, d’Hadrien à Carin (283-285 apr. J.-C.) soit de 117 à 284, et les débats sont multiples185. Par exemple, les biographies portent le nom de six auteurs différents dont les historiens ne savent rien ; or, on a admis depuis quelque temps grâce à des analyses stylistiques que le recueil serait bien l’œuvre d’un unique auteur186, sans oser avancer un nom. L’époque de rédaction a été aussi sujette à débat, tant que l’œuvre restait anonyme, avec des datations allant du IIIe au début du VIe siècle. Néanmoins, la communis opinio est surtout celle d’une datation de rédaction de la fin du IVe siècle187, et d’un auteur érudit formé à la rhétorique, ayant des convictions prosénatoriales – ou sénateur lui-même – qui défendent la religion traditionnelle face à la christianisation de l’Empire à la suite du règne de Constantin. Si Yann Le Bohec penchait pour un grammaticus qui aurait travaillé pour un sénateur païen188, Stéphanie Ratti avance plus récemment le nom de Nicomaque Flavien senior, ainsi qu’une rédaction précisément entre 392 et 394 apr. J.-C.189, soit lorsque les lois théodosiennes antipaïennes se multiplient et qu’une œuvre qui défend l’Antiquité préchrétienne trouve son utilité. Face à Ratti, Alan Cameron : il date l’Histoire Auguste d’entre 361 et 386 apr. J.-C.190, et d’un auteur non déterminé qui livre « a work of

very limited and conventionnal cultures, distinguished by a triviality of interest and

185 Bertrand-Dagenbach, 1990, p. 5-8. 186 Grimal, 1991, p. 23.

187 Cameron, 2011, p. 743 ; Syme, 1968, p. 17-24. Appuyant une telle datation : les points de vue

politiques et religieux perceptibles à travers les récits, qui semblent similaires à ceux de Symmaque, c’est-à-dire les tourments pour la défense du paganisme romain contre le christianisme. Ensuite les dédicaces à Dioclétien, Maximien, Constance Chlore et Constantin permettent d’argumenter pour une datation postérieure à leur règne. En outre, l’utilisation de références de la fin du IVe s. – telles

qu’Ammien Marcellin – et l’absence de reprise de textes postérieurs à 399 incitent à conclure que cette Histoire fut rédigée entre 395 et 399. Selon ces indices, notre auteur inconnu serait un érudit de la fin du IVe s. formé à la rhétorique, ayant des convictions prosénatoriales – ou sénateur lui-

même – défendant la religion traditionnelle face à la christianisation de l’Empire suite au règne de Constantin.

188 Le Bohec, 2001, p. 21. 189 Ratti, 2012, p. 18-20. 190 Cameron, 2011, p. 772.

vulgarity of tone that Praetextatus and Symmachus would have found just as offensive191 ». Il s’efforce d’en faire une œuvre moins inscrite dans une polémique païenne en l’éloignant de la période critique de la dernière décennie du IVe siècle (post-usurpation d’Eugène), mais plutôt symptomatique de la période des Constantiniens qui va jusqu’aux mesures antipaïennes de Gratien, avant que les cultes traditionnels ne soient réellement menacés. Pour lui, l’Histoire Auguste est une œuvre qui a pour objectif de « intending to do no more than continue and supersede the newly fashionable Marius Maximus192 ». Le débat sur l’Histoire Auguste s’inscrit ainsi dans celui plus général entre « école européenne » (pro-propagande païenne) et « école anglo-saxonne » (propassivité païenne tardive et adepte d’un contexte tardif de « tolérance »), sur la question d’une résistance païenne tardive plus ou moins active et donc du potentiel fort climat d’intolérance religieuse193.

Certes, les débats de datation et de provenance persistent. Il reste que comme pour beaucoup d’historiens antiques, l’éloge du passé chez l’auteur de l’Histoire Auguste existe et se transmet dans ses points de vue politiques et religieux qui peuvent interférer dans la narration. D’après l’image que l’auteur donne à tel empereur, ou le ton qu’il utilise pour décrire telle décision impériale, on peut en déduire ce qu’il approuve ou rejette à son époque194 sur la religion et les modèles politiques. Comme exemple : face aux vingt

chapitres de la biographie de Commode qui le décrivent comme un « empereur mégalomane à l’oriental »195 et sur lesquels nous reviendrons, les 68 chapitres de la Vie d’Alexandre Sévère semblent annoncer un positionnement avantageux envers cet empereur dont la durée du règne est pourtant la même que pour le dernier des Antonins. Rien que par le plan des biographies, nous ressentons une subjectivité de l’œuvre196. Les parallèles créés

191 Cameron, 2011, p. 754. 192 Cameron, 2011, p. 778.

193 On pourra voir à ce propos la propre conclusion de Ratti, 2012, p. 179-187, ou encore Chenault,

2008, p. 1-3, qui résume les débats entre les deux tendances.

194 Chenault, 2008, p. 21.

195 Et qui est l’un des trois empereurs, avec Héliogabale et Gallien, à être fortement réprouvés pour

raisons religieuses au point d’être caricaturés (en dérision des attaques chrétiennes) : Chenault, 2008, p. 21-25.

entre Alexandre le Grand197 (le conquérant de l’Orient et fils d’Ammon), Auguste198 (le défenseur de la religion traditionnelle et fils d’Apollon) et Sévère Alexandre ajoutent à l’impression positive de l’auteur sur le Sévère. Par ces grandes figures positives, l’auteur se poserait en adepte (voire défenseur) de la « bonne religion romaine » face au christianisme199. Ce genre d’anecdotes et de parallèles illustre son point de vue d’un bon

gouvernement, calqué sur les exemples impériaux antérieurs à suivre. Le positionnement envers l’empereur du IIIe siècle est sûrement dû aux positions favorables de celui-ci envers le Sénat. On retiendra que comme avec les historiens antiques des Ier et IIe siècles, bien souvent les empereurs des IIIe et IVe siècles décrits comme « bons » sont ceux ayant eu une attitude favorable, du moins tolérante envers le Sénat200. Et au contraire, les « mauvais » empereurs de ces époques se sont mal comportés envers cette institution. Enfin, que le jugement envers le comportement impérial puisse être lié aux attitudes impériales envers la ou les religions appréciées par l’auteur, nous y reviendrons.

Comme autre exemple du IVe siècle, on évoquera aussi Ammien Marcellin, qui fait quelques digressions notamment sur les obélisques romains, leur provenance et leur signification, ce qui peut nous intéresser quant aux divinités qui sont reliées à ces monuments, et sur les empereurs qui ont contribué à leur histoire impériale.

Dion Cassius, mort aux environs du règne de Sévère Alexandre, est un autre historien qui va particulièrement nous concerner, car il évoque à plusieurs reprises l’Égypte

197 Bertrand-Dagenbach, 1990, p. 76-87, 149-151 : avec des mimétismes volontaires ET

inconscients de la part du Sévère.

198 L’auteur serait allé jusqu’à modifier certains faits (Bertrand-Dagenbach, 1990, p. 42 et 107-

109) : Alexandre aurait prononcé un discours le 6 mars – Histoire Auguste, Vie d’Alexandre Sévère, VI, 2-XII, 1 – date impossible selon les épigraphies et qu’il aurait possiblement choisi, par rapport à Auguste proclamé pontifex maximus des années auparavant à cette même date.

199La phrase Christianos esse passus est Histoire Auguste, Vie d’Alexandre Sévère, XXII, 4

montrerait le point de vue positif de l’auteur envers Alexandre qui tolère l’existence des chrétiens, mais serait aussi une attaque indirecte en retour envers leur monothéisme rigoureux : Bertrand- Dagenbach, 1990, p. 186-188.

200 Cameron, 2011, p. 781, parle de points de vue politiques qui sont « utopian fantasies such as

goods emperors respecting the senate and choosing the best men to suceed them ». Ce serait donc selon lui surtout une œuvre fictive plus que relatant des faits, d’où l’absence du véritable nom de l’auteur (p. 782).

et les cultes isiaques en rapport avec l’autorité impériale. Destiné au cursus honorum qu’il va suivre jusqu’à être sénateur, consul, ami de Pertinax (qui règne en 193 apr. J.-C.) et proche du cercle de Septime Sévère, il a pu être directement en conflit avec certains empereurs, ou au contraire plus en accord avec d’autres201, ce qui a pu influencer sa rédaction notamment lorsqu’il évoque les dieux isiaques. Avec un tel statut, on peut s’attendre à des prises de position timides envers les événements et les règnes qui lui sont contemporains : la subjectivité de l’auteur sera plus perceptible à travers les exemples impériaux choisis pour être comparés aux empereurs qui lui sont proches, comme Vespasien pour Septime. En outre, on peut s’interroger sur son attitude religieuse : doit-on s’attendre à une attitude hostile envers le cercle divin isiaque de la part du sénateur du IIIe siècle qui n’a jamais visité l’Égypte, ou une attitude tolérante, voire ouverte, de la part du Nicéen proche d’une dynastie d’origine orientale ? Attitude religieuse à étudier grâce aux « événements isiaques » antérieurs choisis pour figurer dans son Histoire romaine. Car il déclare : « Je m’applique à écrire toutes les actions mémorables des Romains, en temps de paix et en temps de guerre ; de telle manière qu’eux-mêmes et les autres peuples n’aient à regretter l’absence d’aucun fait important202 » ou encore « J’ai lu à peu près tout ce que divers historiens ont écrit sur les Romains ; mais je n’ai pas tout inséré dans mon ouvrage : j’ai dû choisir et me borner203 » : les anecdotes isiaques de la fin de l’époque républicaine et

des deux premiers siècles de notre ère font-ils partie de ces « actions mémorables » ?

Certains auteurs n’évoluent pas dans les cercles aristocratiques ou sénatoriaux. Les passages biographiques dans l’histoire d’Hérodien sont d’ailleurs assez différents dans leur jugement de ceux de l’Histoire Auguste, étant par exemple l’auteur le moins désagréable

201 N’a-t-il pas « siégé sur les bancs de l’amphithéâtre, obligé comme ses confrères d’acclamer les

exploits de Commode » et est alors plus indulgent que d’autres auteurs envers Commode, qu’il considère surtout comme fortement influençable et corrompu ? (Levesque, L’empereur Commode (180-192), Étude historiographique d’après sa Vita dans Scriptores Historiae Augustae, Thèse de maîtrise : Art et Sciences, Université de Montréal, 1988, p. 91 et 95) N’est-il pas consul en 229, en même temps qu’Alexandre Sévère, alors que Dion le décrit selon Xiphilin comme généreux envers les consuls ? (Bertrand-Dagenbach, 1990, p. 125-126)

202 Dion Cassius, Histoire romaine, I, 16. 203 Dion Cassius, Histoire romaine, I, 1.

envers Commode204. Son point de vue général, qui n’est pas entièrement défavorable, serait la conséquence de son niveau social différent de beaucoup d’auteurs ayant écrit sur les empereurs romains, car il occupe un poste parmi l’administration impériale205. Envers Sévère Alexandre, son opinion est également distincte206 : en étant contemporain des événements, et n’ayant pas de poste politique important, il jouit d’une plus grande liberté d’expression. Pour illustrer : si la biographie d’Alexandre commence et se termine sur un jugement positif, la majorité du récit traite des campagnes militaires en Orient et dans la région du Rhin, qui pourtant ne concernent que 4 ou 5 années sur 13 ans de règne. L’auteur mettrait l’accent sur la partie militaire du règne pour argumenter sur les inaptitudes impériales – l’incompétence militaire qui peut aller jusqu’à la lâcheté devant le danger. Hérodien n’est pas aussi impartial qu’il le souhaite comme il l’annonce au début de son œuvre207.

D’autres historiens antiques ont traité des empereurs romains des IIIe et IVe siècles, tels les abréviateurs des IVe et Ve siècles. Eutrope avec son Abrégé de l’Histoire Romaine, aborde tous les empereurs qui nous concernent jusqu’à Jovien (363-364 apr. J.-C.). Malgré son accès aux archives impériales, il a pu s’inspirer d’Hérodien. Aurelius Victor, contemporain d’Eutrope, offre avec son Livre des Césars un certain ton moralisateur dans son attitude envers les empereurs et leurs actes ; enfin, l’Épitomé de Caesaribus, qui fut longtemps attribué à Aurelius Victor, mais qui est toujours anonyme, s’en inspire fortement. Ces œuvres (en plus de couvrir une longue période et de ne pas être contemporaines à tous les faits décrits) sont courtes et ne nous offrent que de rares détails à étudier sur les décisions impériales religieuses, et encore moins sur leurs relations avec les dieux isiaques.

204 Levesque, 1988, p. 94.

205 Fontaine, 1991, p. 13. Ce qui lui permet d’être un témoin direct des événements de la fin du IIe

au IIIe siècle.

206 Bertrand-Dagenbach, 1990, p. 126-131.

207 Hérodien, Histoire romaine, I, 1, 3 : « Pour moi, je n’ai pas pris chez autrui les faits historiques

que je relate : loin d’être inconnus et sans témoin, ils restent encore présents dans la mémoire de mes lecteurs, et j’ai mis un soin scrupuleux à les recueillir et à les mettre en œuvre, dans l’idée que les générations ultérieures n’éprouveraient pas elles non plus un mince plaisir à prendre connaissance d’une foule de grandes actions intervenues en si peu de temps ».

Nous ne pouvons pas présenter ici tous les historiens antiques liés de près ou de loin aux divinités isiaques, qui pour certains ont vécu avant l’époque impériale romaine. Mais nous pourrons conclure qu’ils nous offrent fréquemment des sources à la fois partielles et partiales208 sur les rapports que les empereurs pouvaient entretenir avec les dieux isiaques. Partiales par l’influence de l’époque, de leur position sociale ou de l’empereur lui-même, partielles par leur nombre, leur état et parfois par la postériorité de leur rédaction par rapport aux événements qui nous concernent. Mais leur partialité est une piste à étudier quant à l’image littéraire évolutive des divinités concernées, et donc pour une analyse de l’identité de notre instituant isiaque selon le point de vue de membres de l’institué romain.