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I L’isiacologie et l’histoire impériale romaine

I.2 Les sources et les outils de travail

I.2.2.1 Les inscriptions

Les inscriptions font partie intégrante du quotidien des hommes de l’Antiquité. Par leurs règles de présentation et d’abréviation, elles permettent de faire passer des messages de toutes sortes – religieux, funéraires, honorifiques, etc. Autant les inscriptions impériales que populaires peuvent renseigner sur l’ambiance religieuse qui existe dans un contexte local précis. Et parce qu’elles rappellent la situation du dédicant comme l’autorité du dédicataire (parfois divin), les inscriptions privées en particulier informent sur des liens forts, mais peu esquissés publiquement, qui peuvent exister entre les hommes et certaines

244 Grégoire de Naziance, Oratio IV et V. Il dit par exemple : « Les derniers événements me

donnent de la joie, mais ceux qui les ont précédés excitent mes larmes, non seulement à cause des chrétiens et de l’attentat dont ils ont été victimes ou qui a été dirigé contre eux par le Malin avec la permission que Dieu avait donné pour des raisons qu’il connaît (…) mais aussi à cause de l’âme même de cet homme et de l’âme de ceux qu’il a entrainé avec lui [Julien] dans la même perdition », Oratio IV, 49.

245 Théodoret, Histoire ecclésiastique, III.

246 Guinot, « Démarche apologétique d’Eusèbe et de Théodoret », dans Pouderon, Doré (dir.), 1996,

divinités. Alors que les inscriptions publiques impériales peuvent servir à rappeler l’autorité de l’État et la légitimité du pouvoir impérial par son lien avec le divin, en tant que constructeur et haut prêtre.

Avec la multiplication des grands chantiers de fouilles archéologiques à la fin du XIXe siècle, l’épigraphie connaît une grande impulsion et entre dans une ère de corpus locaux et nationaux qui permettent un foisonnement de nouvelles analyses sur l’Antiquité. Les sources littéraires sont toujours utilisées, mais elles vont être peu à peu remises en contexte et sujettes à une méthode de plus en plus critique envers les informations qu’elles offrent. Raymond Bloch note que la majorité des inscriptions recensées pour l’Antiquité romaine date de l’époque impériale247. En outre, il note l’importante présence de témoignages épigraphiques des religions orientales pour l’Empire romain248.

L’épigraphie relative aux divinités isiaques va connaître la même impulsion que l’épigraphie grecque et latine en Italie, en Allemagne et en France, mais avec un retard compréhensible lié au retard général des études isiaques par rapport aux études des historiens de l’Antiquité classique. Lorsque sont publiées les premières études sur les cultes gréco-orientaux, soit à la fin du XIXe siècle, apparaissent logiquement les premiers recensements épigraphiques spécifiques à ces divinités, qui citeront encore nécessairement les références épigraphiques principales tant pour les inscriptions en latin qu’en grec249 (du

côté allemand : Corpus Inscriptionum Latinarum – C.I.L. –, Corpus Inscriptionum Graecarum – C.I.G. –, Inscriptiones Latinae Selectae – I.L.S. –, Inscriptiones Graecae – I.G. – ; du côté français L’Année épigraphique – A.E.). Cumont illustre l’importance de la prise en compte des inscriptions dans les études orientales avec Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra en 1899. Il y développe un lien analytique entre inscriptions, étude iconographique des monuments et littérature. Pour lui, les inscriptions

247 Bloch, 1961, p. 17-19. 248 Bloch, 1961, p. 70.

249 Il faut concevoir l’épigraphie grecque étroitement avec l’épigraphie latine lorsqu’on travaille sur

l’Empire romain, les inscriptions grecques étant nombreuses à Rome, d’autant que les procédés de recherche sont similaires avec des règles semblables pour la critique et la restitution des messages : Bloch, 1961, p. 9 ; Laronde, « Épigraphie et histoire grecque », dans Le Bohec (éd.), 1998, p. 9-12.

apportent plus par leur lieu de découverte et leur datation (et de là, par leur nombre par régions) que par leur message souvent fragmentaire. Devant le lien entre textes, inscriptions et monuments, les recensements qui portent sur les autres types de documents peuvent aider les épigraphistes qui veulent se consacrer aux cultes isiaques. Pour la première moitié du XXe siècle, notons par exemple l’ouvrage de Thomas Allan Brady Repertory of statuary

and figured monuments relating to the cult of the Egyptian gods250.

Le premier recensement spécifiquement consacré aux divinités isiaques est la Sylloge Inscriptionum Religionis Isiacae et Sarapiacae, ou SIRIS, de Vidman (1969). On y trouve 851 inscriptions commentées et référencées dans un index par rapport au C.I.L., au C.I.G., aux I.G., aux I.L.S. de Dessau, à l’A.E., etc. Le regroupement se fait par ordre géographique : d’abord les inscriptions référencées en Grèce continentale puis sur les Cyclades et les Sporades ; l’Asie Mineure ; l’Asie ; l’Italie, qui nous concerne ; enfin les autres provinces européennes et l’Afrique. L’intention de l’auteur, par ce découpage, est de prouver l’importance particulière de Délos qu’il place parmi le petit groupe des îles Cyclades, qui recense 258 inscriptions soit 30 % du total. Face aux 135 inscriptions de la Grèce continentale (15,8 % du total), les Cyclades correspondent à un nombre très conséquent d’inscriptions par rapport à l’étendue de superficie des îles. En outre, dans le groupe des Cyclades, Délos représente 220 inscriptions sur 258 soit 85 %. Le recensement italien représente 276 inscriptions sur 851 au total, soit 32,4 % du recensement total. Rome se démarque parmi l’ensemble italien ; elle représente 96 inscriptions, soit 34,8 %, ce qui semble logique face à l’importance du statut de la ville et de sa population. Les 39 inscriptions recensées dans le Latium vetus, soit 14 %, sont à relier au rayonnement du port d’Ostie. Les 21 inscriptions de la Campanie mettent en lumière Pompéi comme centre isiaque italien de renommée.

Vidman donne une suite à cette Sylloge251 : c’est une synthèse analytique sur

l’expansion et les fidèles du culte d’Isis et de Sérapis dans le monde grec et romain. Elle s’intègre dans les recherches isiaques de l’époque qui se basent pareillement sur les

250 Brady, 1938. 251 Vidman, 1970.

recensements épigraphiques, comme Les conditions de Malaise (1972). Vidman y présente la richesse et la complexité des aspects et des fonctions d’Isis et de Sérapis à travers les dédicaces de leurs fidèles : contexte s’inscrivant d’abord en Égypte, qui permet dans un second temps de cerner l’Isis grecque et romaine, sa légende et son culte, comme son parèdre en passant alors par une étude d’Osiris252.

Le Recueil des Inscriptions concernant les cultes isiaques (RICIS) publié par Bricault permet de passer d’un recensement épigraphique qui comporte 851 inscriptions chez Vidman à 1771 au total, complétées des 82 incluses dans les volumes de la Bibliotheca isiaca. Elles y sont commentées et traduites pour offrir les informations au plus grand nombre possible d’historiens. En outre, nous trouvons dans le troisième volume 135 planches illustratives. L’objectif du projet est de rassembler les ressources très éparpillées (dédicaces, inventaires, décrets voire poèmes) en raison de l’étendue géographique du domaine et des huit siècles d’histoire à couvrir. D’où un ordre géographique de classement qui s’inspire non pas de la SIRIS, mais du Bulletin épigraphique de la Revue des études grecques pour la partie orientale de l’Empire romain, et de l’A.E. pour la partie occidentale. Pour les sites qui présentent un grand nombre d’inscriptions, Bricault a choisi d’opérer des sous-regroupements. En ce qui concerne Rome, les sous-groupes sont thématiques : les inscriptions rattachées à un sanctuaire ; les dédicaces ; les inscriptions non dédicatoires, mais qui mentionnent le clergé ou des fidèles (inscriptions funéraires ou non) ; les autres types épigraphiques. Bricault recense au total 122 inscriptions romaines253, soit 26 de plus que Vidman, et 16 de plus que Malaise.

Le RICIS se conçoit comme l’héritage renouvelé de la SIRIS à tel point que Bricault a évoqué la possibilité de nommer la production SIRIS2. Hormis les quelques différences de classement, la décision de ne pas adopter ce titre évocateur tient surtout du fait que le RICIS se conçoit non pas comme une initiative et un outil d’épigraphiste, mais bien d’historien (d’où les traductions). Les multiples index thématiques (dieux et déesses/clergé, fidèles et

252 Point de vue auquel adhère Dunand, 1973, introduction, p. 1. 253 Bricault, 2005b, p. 517-570.

associations/offrandes/formules, etc.) ouvrent de nombreuses pistes de recherches. Nous regrettons l’absence d’analyses et de synthèses même succinctes, comme Bricault le proposera dans la SNRIS, ce qui peut s’expliquer par l’importance du corpus. L’auteur a préféré laisser des commentaires concis pour chaque élément isiaque, plutôt que des commentaires généraux qui seront abordés dans de futures synthèses partant des interrogations soulevées par les index254. On peut également expliquer cette absence par le problème récurrent rencontré par les épigraphistes : la difficulté de datation des inscriptions. Difficulté d’autant plus préjudiciable pour nous qui nous intéressons à des époques particulières et à leurs empereurs, aux positions impériales exprimées à Rome et aux répercussions chez les fidèles255 : restreindre le sujet autant chronologiquement que géographiquement peut permettre aux chercheurs de ne pas être dépassés par l’ampleur de l’analyse. Mais dans le cas de l’utilisation de certaines sources comme les inscriptions, la restriction peut être désavantageuse.

Nous pouvons utiliser des recensements plus ciblés, effectués pour des analyses centrées sur un objectif géographique ou thématique. Nous avons déjà mentionné l’étude de J.-C. Grenier, conçu comme un catalogue des différentes sources relatives au culte d’Anubis présent en Grèce et en Italie. Le catalogue se construit avec tout d’abord les sources mythographiques et littéraires, qui permettent de reconstruire et de commenter la nature de la liturgie et du rituel du culte puis de mettre en lumière ces jugements outrés, liés aux circonstances et à la personnalité des auteurs concernés. Ensuite vient le catalogue épigraphique où les inscriptions sont classées selon les divinités concernées : Anubis seul, les couples (Anubis et Isis), triades (Sérapis, Isis et Anubis) et tétrades isiaques (Sérapis, Isis, Anubis et Harpocrate) qui existent à travers l’Empire, les associations isiaques qui incluent Anubis et Zeus. Le classement met en valeur la personnalité d’Anubis qui apparaît dépendante des autres divinités isiaques prépondérantes. Remarquons les sous-groupes

254 Bricault, 2005b, p. XII.

255 Dans le sens d’une nouvelle vague d’inscriptions, ou d’un changement du formulaire

épigraphique populaire isiaque, qui suivrait une reconnaissance officielle dans les inscriptions impériales.

temporels pour les triades et les tétrades, qui sont les catégories les plus importantes en nombre d’inscriptions. Mais l’étude ne permet pas d’analyse épigraphique impériale ciblée sur Rome. Car parmi 4 inscriptions italiennes, une seule concerne Rome et elle n’est pas émise par un empereur (ni aucune autre d’ailleurs). Anubis ne semble pas avoir eu les faveurs impériales.

Malaise nous permet un rapprochement épigraphique plus axé pour notre sujet, grâce à son étude qui porte sur l’Italie. Son Inventaire recense tous les documents – littéraires, épigraphiques et archéologiques – définis comme isiaca d’Italie et qui étaient jusque-là très dispersés. L’ouvrage associé, Les conditions, reçoit un accueil favorable à son époque256, et c’est aujourd’hui une référence de base en tant qu’étude régionalisée sur la diffusion isiaque, alors même que la terminologie isiaque n’était pas définie. La fixation sur l’Italie permet à l’inventaire de ne pas être influencé par Délos et son centre cultuel isiaque qui pouvait statistiquement fausser les résultats, notamment en ce qui concerne l’évolution chronologique épigraphique. Mais l’auteur prend pourtant en compte l’importance des negatiores de Délos dans la propagation isiaque italienne. Notons que la Sylloge de Vidman est parue après que Malaise a effectué sa propre enquête, et que ce dernier a ainsi (re)découvert des inscriptions inédites. Par conséquent, Malaise se réfère au C.I.L., à l’I.G., à l’A.E., etc., et très peu à la SIRIS. Les documents sont présentés par ordre géographique, selon une répartition des grandes régions augustéennes du nord au sud, et à l’intérieur de chaque région par ordre alphabétique des sites. Nous regrettons seulement que les nombreuses inscriptions grecques et latines ne soient pas traduites.

Malaise regroupe au total 359 inscriptions italiennes et 106 rien que pour Rome257 (soit 10 de plus que Vidman), ce qui représente 29,5 % : elle est logiquement la ville qui atteste le plus grand nombre de dédicaces de type isiaque. En outre, il ajoute 193 porteurs de noms théophores isiaques258. Ces derniers pourraient nous apporter des informations

d’ordre religieux, mais ils sont à relativiser, puisque ces noms sont souvent imposés aux

256 Turcan, 1974.

257 Inventaire, p. 112-145. 258 Inventaire, p. 145-166.

enfants ou aux esclaves259 et qu’il n’y a généralement pas correspondance entre porteurs de noms isiaques et dédicaces religieuses260. En outre, la répartition géographique des porteurs prouve qu’ils sont surtout présents dans des villes à caractère portuaire ou cosmopolite comme Rome, où la proportion d’Égyptiens et d’Alexandrins y est importante. Ils sont donc plus souvent indices d’ethnicité que de religiosité isiaque. Les noms théophores ne nous apprennent rien sur l’entourage impérial : si certains sont portés par des affranchis impériaux, il est difficile de croire que ces derniers aient eu une quelconque influence cultuelle sur les empereurs. Les quelques personnages de cet inventaire qui peuvent nous intéresser sont ceux de rang sénatorial261 et Sérapion, l’astrologue égyptien qui avait prédit la mort de Caracalla262. Si tous n’ont pas explicitement de liens privilégiés avec les empereurs, ces inscriptions pourront renseigner sur l’évolution des tendances sénatoriales (donc d’un organisme romain puissant face à l’empereur) envers les divinités isiaques.

Les inscriptions recensées par Malaise sont surtout à classer dans la catégorie des inscriptions « populaires ». Elles nous fournissent des sources nécessaires pour la compréhension des structures socioculturelles du culte dans l’Empire romain. À travers les inscriptions que nous offrent les dédicants de ce monde antique, nous obtenons surtout une vision « individuelle », c’est-à-dire des renseignements sur des milliers d’individus : leurs noms, leurs professions, leur identité ethnique et culturelle, etc. Cependant, il faut prendre en compte les manques « géographiques », « temporels » et « sociaux ». Tous les individus n’ont pas laissé d’inscriptions dans la pierre. La répartition géographique est inégale, avec une rareté épigraphique en milieu rural et qui varie en fonction des fouilles archéologiques entreprises. Et la datation pose souvent problème lorsque l’inscription est partielle. Les problèmes liés au « contenant » qu’est l’inscription conduisent aux problèmes spécifiques

259 Conditions, p. 100 : tableau qui illustre qu’à Rome, plus de 41% des porteurs de ces noms sont

des affranchis ou des esclaves.

260 Conditions, p. 25-34.

261 Inventaire, Roma n° 117 (Iunius Pomponius Ammonius) et n° 236 (Postumius Isidorus) de

l’époque de Constantin.

du « contenu » de cette même inscription. Et à la difficulté de datation des inscriptions s’ajoute la rareté de celles qui proviennent de la famille impériale et de son entourage, même à Rome où l’on pouvait espérer que l’autorité politique s’exprimerait plus qu’ailleurs263.

Nous pourrons nous aider auprès des inscriptions isiaques consacrées au salut d’un empereur, dont plusieurs découvertes à Rome264. Ces dédicaces peuvent informer sur la foi personnelle du dédicant. Ou encore, elles indiquent que l’individu veut flatter l’autorité ; la mention de divinités isiaques indiquerait alors que les empereurs mentionnés se sont tournés publiquement vers les divinités citées. Mais face à la rareté des inscriptions impériales qui rend difficile à cerner la position personnelle des empereurs envers ces divinités, il convient de les associer à des documents plus directement issus de la politique impériale religieuse et qui témoignent plus explicitement des intentions des différents empereurs : les monnaies.