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I L’isiacologie et l’histoire impériale romaine

I.1.4.3 Historiographie impériale

Un sujet tel que le nôtre ne s’inscrit pas seulement dans l’historiographie du domaine isiacologique, mais également dans l’historiographie des études ciblées sur les empereurs et l’impérialisme romains. En outre, il semble correspondre à un courant actuel de cette historiographie, sur plusieurs points : par notre étude autour du lien entre culte impérial et sphère divine isiaque ; par la diversification de nos sources ; par la prise en compte de l’évolution du christianisme dans le monde divin du IVe siècle ; sans oublier une courte étude autour des impératrices…

L’empereur apparaît tôt dans les ouvrages historiques : l’histoire événementielle des antiquistes qui fait loi à la fin du XIXe siècle privilégie la mise en avant de manuels, avec des dates qui concernent principalement l’histoire politique antique. Ainsi l’empereur romain, qui est au centre des décisions de l’Empire sur plus de quatre siècles, est un personnage récurrent de ces ouvrages que nous avons déjà évoqué (de Mommsen, Wissowa, Duruy, etc.), sans dimension religieuse approfondie. Mais dès le début du siècle, les Histoires impériales fleurissaient déjà : Histoire des empereurs romains, depuis Auguste jusqu’à Constance-Chlore, père de Constantin de Royou (1808), de la décadence et de la chute de l’Empire romain par Gibbon et Buchon (1839), etc. L’empereur bénéficie de biographies historiques, comme des portraits : Les empereurs romains : Caractères et portraits historiques de Zeller (1863) en est un bon exemple, mais ce sont des portraits chronologiques, politiques et physiques, qui offrent peu de réflexions sur leurs inclinations spirituelles et religieuses.

Pourtant, l’empereur peut aussi bénéficier d’analyses plus poussées, plus contextualisées. Car déjà, des analyses mettent en avant le pouvoir impérial, précisément sur le domaine religieux : Mommsen travaille jusqu’à sa mort sur une édition critique du Code Théodosien, qui sera publié en 1904 par ses collaborateurs Meyer et Krüger sous le titre Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II (312-438)168.

Ce code législatif ne semble plus seulement l’outil des spécialistes du droit romain, mais de tous les chercheurs en sciences humaines : il offre des renseignements sur les lois, mais également sur les conditions des femmes et des esclaves, les données économiques, des précisions architecturales. Et surtout dans le livre XVI, des renseignements sur la question religieuse, le christianisme étant au cœur du sujet. Delmaire, dans l’introduction de la réédition, nous présente l’organisation du livre juridique, divisé en 11 chapitres thématiques, qu’il redistribue avec des intitulés qui donnent le ton : la « vraie religion », les privilèges des églises, les hérétiques, les païens, les juifs… Le code permet de percevoir le quotidien de la société romaine depuis le règne de Constantin, notamment les relations entre les membres de la « vraie religion » et les Autres, autrement dit les païens (dont les

168 En 2005, les éditions Du Cerf reprennent le texte latin de Mommsen des lois portant sur la

fidèles isiaques), mais aussi les hérétiques et les juifs. Les lois religieuses furent notamment classées par ordre chronologique en commençant avec celles de Constantin, ce qui illustre une législation ascendante prédestinée à culminer sous Théodose II présenté comme l’organisateur du nouveau système religieux169. Néanmoins, gardons à l’esprit qu’il ne nous donne pas une vision exhaustive quant aux mesures des autorités impériales dans le domaine de la religion.

Le XIXe siècle voit également quelques études sur la religiosité des empereurs. En 1848 par exemple, Buffa présente sa thèse L’Empereur Julien considéré comme ennemi du christianisme à la faculté de théologie de Montauban. Il produit une biographie de l’empereur qui se base essentiellement sur la littérature antique, œuvre qui met en avant les influences qui ont pu déterminer la position de ce dernier envers le christianisme, tout en rappelant le contexte religieux qui l’entoure et qui peut différer (d’où un « État du christianisme à la cour de Constantinople »). Dans sa description de la « Défense du polythéisme » (IIe partie) par l’empereur, on trouve surtout son plan d’attaque contre le christianisme. Si Isis et Sérapis y sont mentionnés à côté de Jupiter, Pluton et d’autres divinités, c’est pour mieux décrire le mouvement de syncrétisme présent dans l’œuvre de Julien Sur Hélios-Roi. On voit là l’argument principal de Buffa : l’opposition du dieu solaire syncrétique défendu par Julien, face au dieu suprême et unique du christianisme. Ce qui ne met pas en avant la stratégie impériale pour chacune des divinités païennes, ni la position impériale envers nos divinités isiaques et leur devenir au IVe siècle.

Enfin, certains historiens comme l’abbé Beurlier se consacrent à l’étude du culte impérial : il publie Essai sur le culte rendu aux empereurs romains (1890) et Le culte impérial, son histoire et son organisation depuis Auguste jusqu’à Justinien (1891), ouvrage exhaustif qui utilise différents types de sources (littéraires, mythographiques, épigraphiques, monétaires, monumentaux, etc.) à la manière d’un manuel. Il faut attendre le deuxième tiers du XXe siècle pour que les études reprennent et se consacrent à un thème ou un contexte particulier : nous ne citerons que quelques exemples comme Lily Ross Taylor avec The divinity of the Roman emperor (1931), Lucien Cerfaux et Julien Tondriau avec Un

concurrent du christianisme ; Le culte des souverains dans la civilisation gréco-romaine (1957) ou encore Robert Étienne qui publie Le culte impérial dans la péninsule ibérique d’Auguste à Dioclétien (1958). Mais nos divinités isiaques sont toujours absentes, le culte impérial n’étant lié principalement qu’aux divinités officielles du panthéon romain telles Jupiter surtout, Apollon, Mars, etc.

À partir des années 80, les études sur les empereurs prolifèrent. Par exemple, la dernière réédition de l’ouvrage Les empereurs romains170 qui présente les biographies des personnages ayant réussi à tenir le trône impérial intègrent les anciennes études et les différentes sources découvertes tout au long du XXe siècle. La démonstration est désormais accompagnée de diagrammes, de tableaux synthétiques, de cartes, d’un glossaire et de la présentation des portraits sculptés ou monétaires, ce qui offre un aspect visuel compréhensible autant aux étudiants qu’aux numismates et aux historiens. Donc un souci autant de pluridisciplinarité que de lisibilité complète et rapide de l’information qu’on retrouve chez les isiacologues d’aujourd’hui. Pour les dernières trente années, on peut citer de nombreux ouvrages qui concernent le monde divin et l’empereur : Cécile Zammit- Popescu étudie l’empereur sous l’aspect du Prince prêtre sous le Haut-Empire171. Elle présente la carrière sacerdotale des empereurs ainsi que certains aspects de l’idéologie impériale comme le cumul des fonctions, en affirmant que les prêtrises peuvent être un outil politique et de propagande. Martin, dans Providentia deorum : recherches sur certains aspects religieux du pouvoir impérial romain (1982), constate l’utilisation d’abstractions divinisées pour la propagande impériale et son culte. Il se concentre particulièrement sur la providentia qui est selon lui intimement liée à l’idée de légitimité dynastique, voire plus généralement de bon gouvernement par volonté divine qui s’exprime au travers de l’empereur. Il prône en particulier l’étude des monnaies, notamment issues de l’atelier alexandrin. Vigourt présente Les présages impériaux d’Auguste à Domitien (2001), qui ne nous concerne pas chronologiquement, mais qui inclut des présages mettant en scène les

170 Zosso, Zingg, 2009.

divinités isiaques présentes à Rome ou encore les présages qui prennent place directement en Égypte pour le Ier siècle apr. J.-C. Ittai Gradel, dans Emperor worship and Roman religion172, pose la question pour Rome. L’auteur soutient que le culte impérial y est en parfaite harmonie avec la tradition religieuse romaine, en s’appuyant sur l’étude du genius ainsi que sur les prêtres augustaux italiens tout en s’interrogeant sur le monothéisme qui peut ressortir d’un tel culte autour d’un unique personnage. Simon Price publie Rituals and power : the Roman imperial cult in Asia Minor (1985), une étude sur les cultes qui honorent l’empereur romain en Asie Mineure. L’auteur soutient que le culte impérial ne dérive pas simplement d’honneurs politiques, malgré la montée en puissance parallèle du christianisme. Dans la lignée des études qui examinent l’interaction entre culte impérial et christianisme, Brent nous livre The imperial cult and the development of church order : concepts and images of authority in paganism and early Christianity before the Age of Cyprian (1999). Ou encore Kreitzer rédige Striking new images : Roman imperial coinage and the New Testament world (1996), dans lequel il étudie la contribution que les monnaies impériales peuvent apporter à une enquête sur le Nouveau Testament.

Et les impératrices ne sont pas délaissées : Tomasz Mikocki publie par exemple Sub Specie Deae. Les impératrices et princesses romaines assimilées à des déesses. Étude iconologique173, qui consiste en un catalogue diversifié et une étude en trois parties pour

comprendre sur quels critères sont choisies les assimilations de leurs « reines » avec des déesses romaines. Ou à des déesses venues d’ailleurs : Isis est présente.

Ce ne sont là que quelques exemples historiographiques sur l’empereur ou son culte, qui occasionnellement mentionnent les divinités isiaques. Le courant d’études autour de l’empereur hérite d’une longue tradition historique qui remonte à plusieurs siècles, mais qui jusque-là n’avait pas donné beaucoup de place aux divinités isiaques, parce qu’elle se fixait sur l’empereur en tant que personnage décisionnel surtout dans le monde politique (voire politico-religieux, en citant les grandes lois instaurées). Avec l’intensification des études

172 Gradel, 2004. 173 Mikocki, 1995.

sur le monde divin qui entoure l’empereur, les historiens et les historiens des religions combinent leurs méthodes et leurs sources. Depuis les années 80, on perçoit mieux les divinités qui peuvent entourer le personnage impérial et intensifier leur propagande politico-religieuse. Les divinités isiaques commencent à apparaître dans le cercle divin impérial grâce au souci d’exhaustivité et de pluridisciplinarité qui oblige les chercheurs à se tourner vers de nouvelles sources (comme les monnaies, ou les sculptures lorsqu’on compare par exemple l’iconographie divine et celle des impératrices), où ces divinités sont plus présentes. Grâce peut-être également à la concordance, dans les années 80, entre cette intensification historiographique et le courant orientaliste mené par Turcan, Burkert, etc., puis dans les années 90 à l’officialisation de l’isiacologie.