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Une intégration progressive des peregrina sacra isiaques selon la littérature

II L’engagement isiaque dans la littérature antique

II.1 Une intégration progressive des peregrina sacra isiaques selon la littérature

Nous conformant à une longue tradition historiographique qui remonte à la fin du XIXe siècle et qui consiste à étudier la diffusion des cultes isiaques par le biais des auteurs antiques, nous tenterons dans ce chapitre une analyse du statut offert aux divinités isiaques et à leur culte à Rome par les termes et les thèmes utilisés de la littérature. Particulièrement, nous nous restreindrons sur les rapports des empereurs avec les divinités concernées qui peuvent être décrits dans ces textes. La relation étroite entre l’empereur et les cultes perçus comme égyptiens peut être difficilement dissociée des points de vue des auteurs autant sur l’Égypte et ses cultes. Ajoutons que le règne des empereurs concernés peut être soit contemporain aux auteurs, soit antérieur, soit même les deux : par exemple, Juvénal s’attaquait à Domitien et à la dépravation de Rome à l’époque du « Néron chauve » ; mais indirectement, il accusait les Romains de son temps et le règne d’Hadrien. Pour comprendre le statut des divinités isiaques au IIIe siècle, il nous faut à présent remonter dans le temps, dès les premières mentions de l’arrivée des cultes à Rome, pour résumer les premiers comportements littéraires et de là les premiers comportements de la part des autorités romaines.

II.1.1 Les débuts des récits isiaques

L’Égypte a depuis longtemps fasciné les Grecs et les Romains : le livre II des Histoires d’Hérodote, qui traite du pays et de ses coutumes cultuelles (sous le signe du θωµάσιον1), est une preuve datant du Ve siècle av. J.-C. de la perception d’un homme sur l’Égypte et ses dieux essentiels : prépondérance de la triade d’Abydos et universalité du couple divin Isis-Osiris ; précocité et ferveur du sentiment religieux chez ce peuple2 ;

1 Lloyd, « Herodotus on Egyptians and Lybians », dans Reverdin, Grange (dir.), 1990, p. 228, sur le

concept de βάρβαρος appliqué à l’Égypte, lié au fait que le pays est une terre de merveilles (θωµάσια) ; Sauzeau, Hunzinger, 2010, p. 141-145.

hérédité des noms divins3, etc. Par des « traductions » et des comparaisons entre dieux égyptiens et dieux grecs4, Hérodote a rendu compréhensible ce qui était étrange et étranger5 pour son lectorat grec. L’auteur, qui s’était renseigné directement auprès des prêtres6, voire ayant été initié7, définissait alors les Égyptiens comme un « Otherness » par rapport aux Grecs, dont les caractéristiques sont notamment religieuses8.

À l’époque hellénistique, l’intérêt grandissant envers les anciennes civilisations a pour conséquence que les historiens grecs (re)découvrent et corrigent9 l’œuvre d’Hérodote. L’impact en est une curiosité persistante envers l’Égypte et sa religion du point de vue d’Hérodote, et donc des figures divines égyptiennes connues des colons grecs et des Alexandrins. C’est la conséquence du diffusionism10 d’Hérodote (c’est-à-dire la description de traits interculturels, rendus compréhensibles et diffus par un effort de traduction et de parallélisme effaçant les divergences culturelles), qui met en avant la sphère égyptienne comme merveille, et qui se lit en particulier chez Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C. Ce

3 Hérodote, Histoires, II, 50, « En fait, la Grèce a reçu de l’Égypte presque tous les noms de ses

divinités » : exceptés Neptune, les Dioscures, Junon, Vesta, Thémis, les Grâces et les Néréides, les noms des dieux grecs proviennent d’Égypte selon les recherches de l’auteur. Sur la généalogie divine et sa remise en question : Gruen, 2012, p. 79-80.

4 Sur sa description d’« emprunts » unilatéraux grecs envers l’Égypte, argumentation qui passe par

l’opposition, l’analogie et leur combinaison : Zographou, 1995. Sauzeau, Hunzinger, 2010, p. 138- 139 parle d’une description par figures de l’inversion (pour mettre en évidence les écarts) et des analogies pour repérer « des identités qui abolissent les différences ». Calame, « Hérodote, précurseur du comparatisme en histoire des religions ? Retour sur la dénomination et l’identification des dieux en régime polythéiste », dans Prescendi, Volokhine (éd.), 2011, p. 263-274, considère Hérodote comme « comparatiste avant la lettre » (p. 264).

5 Gruen, 2012, p. 81-82. 6 Hérodote, Histoires, II, 3.

7 Iuga, 2006 ; Tallet, 2010, p. 414-420.

8 Comme le zoomorphisme divin : Gruen, 2012, p. 76-78 ; Lloyd, « Egypt », dans Bakker, De Jong,

Van Wees (éd.), 2002, p. 417. Le secret étant de mise pour certains mystères, Hérodote respecte ce silence sur certains points liturgiques et dogmatiques dans Histoires, II, 170-171.

9 Comme Manéthon, qui en tant que prêtre, avait plus de justification à ses récriminations :

Hornblower, « Herodotus’ influence in antiquity », dans Dewald, Marincola (éd.), 2008, p. 314. Comme également Diodore de Sicile qui effectue une « mise à jour » du texte d’Hérodote par ses propres sources : Gruen, 2012, p. 91, avec une Égypte ptolémaïque désormais dans l’ombre de Rome ; Hornblower, « Herodotus’ influence in antiquity », dans Dewald, Marincola (éd.), 2008, p. 312-313. Dans Bibliothèque historique, I, 69, 7, il englobe péjorativement le récit d’Hérodote (et de ses successeurs) qui suit un goût du merveilleux. Sur le problème des sources de Diodore, voir l’introduction de Burton, Diodorus Siculus. Book I. A commentary, 1972.

dernier réitère sur la naissance des dieux dans ce pays11, s’attarde d’autant plus sur la primauté du couple Osiris/Isis et leur légende12, en confirmant l’équivalence avec Bacchus et Cérès et en multipliant les équivalences avec Séléné, Héra, Dionysos, Ammon, Sérapis13. On remarque également chez Diodore l’influence des courants philosophiques de son époque, par exemple par la perspective historique du gouvernement de l’Égypte par les dieux autrefois des hommes : l’évhémérisme, dont les chefs de file comme Hécatée d’Abdère – cité par Diodore14 – et Évhémère étaient présents à Alexandrie et ont certainement influencé les arétalogues15, se retrouve chez Diodore quant aux divinités isiaques16.

Lorsque les divinités « devenues isiaques » arrivent en Italie, elles sont ainsi connues des auteurs latins et grecs, principalement grâce à ce qu’en dit Hérodote17 et les historiens grecs qui l’ont lu et corrigé. À l’époque tardo-républicaine et sous les deux premiers empereurs, les premières mentions littéraires autour des divinités isiaques et de leurs cultes vont alors fluctuer entre incompréhensions et accusations, autant morales que politiques. Comme accusations morales, Cicéron amorce la tradition littéraire sur l’étrangeté de la divinisation égyptienne des animaux malgré la sagesse du peuple égyptien,

11 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 9, 6. Gruen, 2012, p. 92. Le thème de la naissance

divine en Égypte est le point commun principal avec Hérodote : Chamoux, 1995.

12 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 11, 5-6 pour les attributions divines de la légende

d’Osiris et I, 13-23 sur la légende elle-même. Son récit est considéré comme l’une des arétalogies isiaques qui dépeignent une « autre » Isis que celle des Égyptiens, susceptible d’attirer de nouveaux fidèles. L’original fut certainement rédigé par un Grec de Memphis – ville citée dans Bibliothèque historique, I, 22 – et donnait les thèmes principaux rapprochant Isis des déesses grecques : l’universalité en tant que déesse-mère ; la naissance de l’agriculture (Bibliothèque historique, I, 11- 12) ; son pouvoir législateur la rapprochant de Déméter, de Némésis et de la maîtrise du destin de Tychè.

13 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 25, notamment paragraphes 1-2 : « (…) La même

déesse est appelée par les uns Isis, par les autres Déméter, ou Thesmophore, ou Séléné, ou Héra, et d’autres lui donnent tous ces noms à la fois. Osiris est nommé par les uns Sarapis, par les autres Dionysos, ou Pluton, ou Ammon, par quelques-uns Zeus, et par beaucoup Pan. Il en est aussi qui disent que Sarapis est le dieu connu comme Pluton chez les Grecs (…) ». On voit l’évolution de l’importance de Sérapis, par rapport à l’époque d’Hérodote.

14 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 46, 8.

15 Festugière, 1972, p. 143-145 ; Heinrichs, « The sophists and hellenistic religion, Prodicus as the

spiritual father of the Isis aretalogies », dans Harmatta (éd.), 1984, pp. 339-353.

16 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 13 et I, 20, 5-6 etc.

17 Devenu un auteur « classique » : Hornblower, « Herodotus’ influence in antiquity », dans

en donnant l’exemple d’Apis18 ; alors que Properce, Ovide et Tibulle insistent plutôt sur la chasteté et la corruption des femmes19, immoralité perpétrée dans les temples20 et par la déesse elle-même21. Ces auteurs prouvent d’une part qu’il existait des temples isiaques à Rome à leur époque, qu’ils considéraient bien ces cérémonies comme sacrées (dû à l’ancienne fascination envers l’Égypte) : Properce parle bien de sacra amenés par Isis à Rome. Mais d’autre part, il opère une distinction claire cum Tiberi Nilo : sans l’annoncer clairement, il conçoit les cultes isiaques comme des peregrina sacra avec à leur tête Isis, et il montre une certaine méfiance envers l’Égypte. Ainsi, le ton et les propos attestent une ambiguïté entre aveu de la sagesse du peuple égyptien et comportement face aux cultes arrivés à Rome : il y a là une distinction entre ce qui est resté sur place, en Égypte, et ce qui s’installe dans la Capitale et devient alors peu tolérable. Les cultes isiaques sont perçus comme un autre, décrit principalement comme un opposé d’un point de vue moral (le côté exotique négatif prenant le pas sur le positif potentiel telle l’ancienneté de la religion égyptienne), ce qui est une projection inévitable qui définit la propre identité religieuse romaine et ses limites22.

Il est important de noter que les récits des auteurs ne s’inscrivent pas seulement dans une vision subjective influencée par des lieux communs littéraires et d’un code moral envers les cultes isiaques, mais également dans une ambiance politique à respecter pour les hommes de lettres souvent proches du pouvoir. Valère Maxime nous confirme cette politique. Il rédige ses Faits et des paroles mémorables sous le règne de Tibère ; son œuvre est notamment un exposé de faits politiques tardo-républicains qui donnent une image défavorable aux divinités et aux fidèles isiaques, alors que l’organe sénatorial est celui qui observe et décide de ce qui est soit religio, soit superstitio. Il rapporte l’interdiction voire la

18 Cicéron, De republica, III, 9, 14.

19 Properce, Élégies, II, 33, 1-20 ; Ovide, Art d'aimer, III, 463-466 et 633-635 ; Tibulle, Élégies, I,

3, 20-30. Ce dernier transforme les cistae sacriae en objet de plaisir bucolique pour Osiris (Élégies, I, 7, 30-40).

20 Ovide, Les amours, II, 2, 25-26. 21 Ovide, Art d'aimer, I, 75-78.

22 Frankfurter, « Religion in the Mirror of the Other : a Preliminary Investigation », dans Prescendi,

Volokhine (éd.), 2011, p. 74 qui caractérise ainsi la xénophobie, même actuelle, et p. 78 sur l’exoticism à la fois positif et négatif, en particulier sur les juifs et les Égyptiens.

destruction des autels isiaques – le consul L. Aemilius Paulus brandit même une hache en personne23 ! –, ordonnée par le Sénat en 58, 53, 50 et 48 av. J.-C., la dernière mesure étant certainement conséquente à l’assassinat de Pompée en Égypte la même année. Son récit atteste de l’arrivée des cultes isiaques à Rome au moins vers 58 av. J.-C. Ensuite, la succession de mesures répressives prouve d’une part la première réaction officielle avec un Sénat unifié et hostile, ainsi que la perception de ces cultes (ainsi que de leur pays d’origine) peu à peu comme danger politique, position auquel nos poètes semblent adhérer. Car c’est l’époque où les affaires égyptiennes interfèrent de plus en plus dans la politique romaine24, elle-même troublée intérieurement durant cette époque triumvirale (soit entre le consulat de César en 59 av. J.-C. à la mort de Pompée). D’autre part, la succession répressive prouve le soutien indéfectible de la communauté de fidèles, d’où une évolution d’attitudes (avec le temple accordé en 43 av. J.-C. certainement dû à la rencontre entre Marc-Antoine et Cléopâtre, mais qui semble avoir été laissé à l’état de projet25) en réponse à de tels éléments d’origine étrangère26 ; en outre, les reconstructions monumentales semblent prendre des aspects différents que reflète un vocabulaire très varié chez les auteurs qui les mentionnent27. La répétition littéraire de mesures passées de bannissement prouve que les défenseurs de l’institué romain au Ier siècle apr. J.-C., en particulier pendant et après le règne d’Auguste, craignent la vitalité de l’instituant isiaque et une vitalité non seulement religieuse, mais également à connotation désormais politique et criminelle pour que des représentants de l’État s’en préoccupent. Par conséquent, les défenseurs littéraires vont avoir de plus en plus tendance à attaquer l’instituant en tant que groupe : ici, le regroupement vise les fidèles isiaques ; parfois, il vise le cercle divin lui-même. La méthode n’exclut pas les anecdotes qui visent un individu, à titre d’exemple, ce qui arrivera

23 Valère Maxime, Des faits et des paroles mémorables, I, 3, 4 : L. Aemilius Paullus consul, cum

senatus Isidis et Serapis fana diruenda censuisset, eaque nemo opificum attingere auderet, posita praetexta securem arripuit templique eius foribus inflixit.

24 Orlin, 2010, p. 205. 25 Bricault, 2011, p. 143.

26 Orlin, 2010, p. 206 : certains assauts anti-isiaques peuvent alors avoir une lecture plus politique,

visant un leader politique associé à Isis.

à la même époque de Valère Maxime avec Flavius Josèphe évoquant le chevalier Decius Mundus28.

Dion Cassius, au IIIe siècle, nous confirme la position politique envers les divinités isiaques au début de l’Empire : il mentionne l’interdiction spécifique des ἱερὰ τὰ Αἰγύπτια – et non des peregrina sacra en général – dans le pomerium par Octave en 28 av. J.-C.29,

geste qui aurait posé la définition de ce que représente le pomerium30. On a donc bien une distinction identitaire qui touche au domaine sacré, et distinction spécifique à ce qui provient de l’Égypte. Valère Maxime, lui, ne définit pas ces divinités comme peregrina sacra ni comme superstitiones, mais il parle d’alienigenae religionis lorsqu’il évoque la fuite de M. Volusius, édile plébéien, sous couvert d’un costume de prêtre isiaque qui ne paraît pas inhabituel en contexte romain31. Pour finir, il dédie son œuvre à Tibère et semble admis à sa cour, après avoir été consul en 14 apr. J.-C. Sachant qu’après l’interdiction des cultes isiaques par Octave, Tibère sera le dernier à essayer de mettre un frein au développement des pratiques religieuses isiaques en 19 apr. J.-C.32, l’énonciation des faits

28 infra, p. 113.

29 Dion Cassius, Histoire romaine, LIII, 2, 4 : « As for religious matters, he did not allow the

Egyptian rites to be celebrated inside the pomerium » — καὶ τὰ µὲν ἱερὰ τὰ Αἰγύπτια οὐκ ἐσεδέξατο εἴσω τοῦ πωµηρίου. Dion Cassius ne mentionne pas la participation augustéenne à la restauration des autels en dehors de la limite sacrée (Orlin, 2010, p. 211). Sur le débat envers cette interdiction, qui serait contraire à la préoccupation de restauration d’Auguste envers des autels isiaques : Malaise, « Octavien et les cultes isiaques à Rome en 28 », dans Bricault, Veymiers, 2011, p. 185- 199.

30 Orlin, 2010, p. 211.

31 Bricault, 2011, p. 142. Valère Maxime, Des faits et des paroles mémorables, VII, 3, 8 : M.

Volusius, aedilis plebis proscriptus, adsumpto Isiaci habitu (…) quid illa necessitate miserius, quae magistratum populi Romani abiecto honoris praetexto alienigenae religionis obscuratum insignibus per urbem iussit incedere. Appien, Guerres civiles, IV, 47, raconte la même anecdote de Volusius, rejoignant Sextus Pompée par la ruse du costume isiaque plus précisément décrit, soit celui de l’Anubophore : (...) καὶ τὴν τοῦ κυνὸς κεφαλὴν ἐπέθετο καὶ διῆλθεν οὕτως ὀργιάζων αὐτῷ σχήµατι ἐς Ποµπήιον. Ce n’est pas sans rappeler, lors d’une autre guerre civile plus tardive, la ruse de Domitien pour s’échapper face aux Vitelliens, anecdote qu’on retrouve chez Suétone, Vie de Domitien, I, 4 et Tacite, Histoires, III, 74.

32 Suétone, Vie de Tibère, XXXVI : « Il réprima les cérémonies des cultes étrangers, les rites

égyptiens et judaïques. Il contraignit tous ceux qui étaient adonnés à ces superstitions de jeter au feu les vêtements et tout l’appareil de leur religion » — Externas caerimonias, Aegyptios Iudaicosque ritus compescuit, coactis qui superstitione ea tenebantur religiosas uestes cum instrumento omni comburere.

tardo-républicains semblent faire écho à l’ambiance politico-religieuse du temps de Valère Maxime et soutenir la position de son empereur.

Le comportement répressif tardo-républicain et des deux premiers empereurs envers les divinités isiaques influe certainement les comportements littéraires : s’appuyant sur Hérodote, Diodore et autres « classiques », les auteurs considèrent ces divinités comme des personnages divins. Car bien qu’Isis et les autres ne soient pas honorés d’une feria – fête publique officielle – selon leur absence du calendrier de Varron33, l’utilisation du terme sacra par plusieurs auteurs signifie bien que tout ce qui décrit et concerne les personnages isiaques est « réservé, séparé pour les dieux34 ». Mais parce que les divinités arrivent à Rome et pervertissent une partie du peuple romain selon les mêmes auteurs, en utilisant le même vocabulaire que Tite-Live qui évoque les Bacchanales35 (le danger extrême qui s’est attaqué à la pax deorum romaine et l’ordre public36 ), leur ton fluctue entre incompréhensions et accusations. On a pris conscience de l’« Autre », de sa présence à Rome et des différences qui font que l’intégration religieuse leur semble difficile37 : on insiste sur l’opposition du caractère de cet « Autre » avec les mos maiorum. Avec l’accusation de perversion du peuple et l’exaspération face aux liturgies exploitant le παθός

33 Varron, De la langue latine, VI, 12-26.

34 Selon l’étude étymologique de G. Dumézil sur la notion de sacré à Rome : Ries, « Sacré, culte

impérial, fêtes et christianisme aux trois premiers siècles de l’Empire romain », dans Motte, Ternes (éd.), 2003, p. 257. Sur le vocabulaire sacré et religieux en Grèce et à Rome, Borgeaud, Prescendi, « Religion et polythéisme dans l’Antiquité », dans Borgeaud, Prescendi (éd.), 2008, p. 12-14.

35 Tite-Live, Histoire romaine, XXXIX, 8-19, usant de termes comme « mystères », « initiation »,

superstitio (XXXIX, 16 : haec uobis praedicenda ratus sum, ne qua superstitio agitaret animos uestros, cum demolientes nos Bacchanalia discutientesque nefarios coetus cerneretis), etc. Les rapprochements terminologiques ont été inévitables entre les deux courants religieux, d’autant plus avec la présentation d’une Égypte d’Antoine conspiratrice contre Rome, comme les Bacchanales. Situation qui poussent les historiens des religions et les isiacologues à faire le lien entre les répressions : Arena, « Tolerance, intolerance, and religious liberty at Rome : an investigation in the history of ideas », dans Cecconi, Gabrielli (éd.), 2011, p. 150 ; Conditions, p. 360 ; Orlin, 2010, p. 207.

36 Nagy, Prescendi, « Innovations religieuses dans la Rome impériale », dans Borgeaud, Prescendi

(éd.), 2008, p. 160.

37 Nagy, Prescendi, « Innovations religieuses dans la Rome impériale », dans Borgeaud, Prescendi

(éd.), 2008, p. 151-153 ; Arena, « Tolerance, intolerance, and religious liberty at Rome : an investigation in the history of ideas », dans Cecconi, Gabrielli (éd.), 2011, p. 152-154.

de la passion d’Osiris, n’est-ce pas là l’exemple même de superstitiones, c’est-à-dire certes des divinités, mais des divinités immorales et excessives qui poussent leurs fidèles aux mêmes excès ? En exemple, on pourra retenir l’accusation principale de Sénèque d’excès émotionnels envers les mystères isiaques qui sont reliés à la sphère divine38, alors que dans le même paragraphe, il accuse aussi la religion romaine dans son ensemble39. Il

s’agit plus d’une généralisation de l’accusation contre des rituels trop excessifs, de quelque religion qu’ils relèvent, plutôt qu’une véritable inclusion des cultes isiaques dans ce qu’il considère comme religion romaine. Devant cette généralisation, l’inclusion isiaque dans la religion romaine n’est pas impossible aux yeux de Sénèque, lorsqu’il s’agit de les mettre sur un plan d’égalité quant aux excès rituels et à leur individualisme : alors le terme religio, chez cet auteur, peut être proche du sens de superstitio40. Ailleurs, les accusations de Sénèque peuvent être plus indirectes envers le monde isiaque41. Ne faisant pas directement mention du clergé isiaque, il est comme hésitant devant une condamnation explicite ; il use alors d’une généralisation envers tous ceux qui peuvent être liés aux divinités isiaques, alors que la généralisation se poursuit avec des exemples religieux suivants de plus en plus flous42.

Au milieu de cette ambiance politique et culturelle, certains comportements littéraires réapparaissent épisodiquement au cours du Ier siècle apr. J.-C. et s’intensifient

pour le dénigrement du monde isiaque (divinités, clergé, fidèles). Flavius Josèphe, par

38 Sénèque, De superstitione, XXVI : « (…) D’abord en effet, il tourne en dérision dans les

mystères d’Égypte (sacris Aegyptiis) les pleurs qu’on verse sur Osiris perdu et la grande joie qu’on témoigne bientôt après en le retrouvant, quand sa perte et sa redécouverte ne sont que fictions (…) ». Turcan, 1967, p. 42 ; Turcan, « La fête dans les rituels initiatiques », dans Motte, Ternes (éd.), 2003, p. 15-17.

39 Logeay, « Pourquoi former des communautés religieuses ? Sénèque : quelques réponses du

stoïcisme impérial », dans Belayche, Mimouni (éd.), 2003, (dont nous utilisons ici les traductions), p. 39. Turcan, 1967, p. 43.

40 Turcan, 1967, p. 41.

41 Comme De la vie heureuse, XXVI, 7-8 : « Quand un individu, secouant un sistre, ment par ordre

(…) vous affirmez que c’est un envoyé des dieux ».