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L’apport de l’histoire quantitative et sérielle

I L’isiacologie et l’histoire impériale romaine

I.1.4.1 L’apport de l’histoire quantitative et sérielle

Puisque nous avons évoqué Malaise, il nous faut développer ici à propos d’une méthodologie dont il a fait usage dans son ouvrage phare, qui influence Bricault dans les années 90 et notre propre étude dans l’exploitation de certains types de sources en quantité importante.

L’histoire quantitative127 et l’histoire sérielle128 ont connu des heures de gloire en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, utilisées par de grands noms comme François Furet, Pierre Chaunu129 ou encore Emmanuel Le Roy Ladurie qui écrivait qu’« il n’est d’histoire scientifique que du quantifiable130 ». Chaunu fut le fondateur en 1966 du CRHQ (Centre de recherches d’histoire quantitative), dont l’un des axes de recherche, intitulé « Villes, formes et pratiques des pouvoirs urbains. De l’Antiquité à nos jours », atteste bien que la méthode peut être utilisée autant par des spécialistes de l’histoire démographique occidentale, comme lui, que par des antiquisants.

À l’époque de grands questionnements sociologiques sur l’Histoire, les méthodologies chiffrées réunissent les deux domaines des sciences humaines et sociales, puisque si elles sont utilisées particulièrement pour l’histoire économique et démographique131, elles permettent une interprétation systématique et globale du monde, et elles se veulent objectives envers les conditions de vie des grandes masses de populations étudiées par les historiens. Elles permettent de nuancer l’histoire événementielle grâce à l’utilisation des sciences exactes, qui aident à compléter notre vision par des données contrôlables en raison de leur caractère répétitif, donc homogène et comparable. Du point de vue positiviste, elles aideraient donc à réunir discours de l’événement historique et

127 Qui est une conceptualisation du passé par procédure chiffrée, pour faire de l’histoire une

économie rétrospective des siècles antérieurs : Furet, 1971, p. 63-64. Cette méthode vise le total et le systématique, « condition indispensable de l’élimination de l’arbitraire dans le choix des données ».

128 « Constituer le fait historique en séries temporelles d’unités homogènes et comparables, et d’en

pouvoir ainsi mesurer l’évolution par intervalles de temps donnés, généralement annuels (…) condition nécessaire, mais non pas suffisante de l’histoire strictement quantitative » : Furet, 1971, p. 65. L’histoire sérielle a comme objectif le comparatisme de données sélectionnées et répétées.

129 Chaunu, 1978.

130 Le Roy Ladurie, 1973, p. 22.

réalité probabiliste de la série. L’histoire quantitative semble prometteuse autant pour l’histoire économique que sociale, voire pour l’histoire culturelle132 et de là celle des religions. Certains articles, comme « La rencontre, insolite, mais édifiante, du quantitatif et du culturel » par Daniel Milo133, prouvent que le lien entre chiffres et histoire culturelle est certes depuis toujours problématique, mais qu’il existe.

Malaise est l’un des isiacologues ayant compris l’utilité de l’histoire quantitative pour son domaine, bravant la difficulté de discontinuité temporelle des données qui selon Furet empêche les antiquisants de la pratiquer134. Dans les Conditions de pénétration…, grâce à une méthode-statistique développée qui couvre toutes les couches sociales italiennes, il dresse des tableaux de répartition géographique et sociale des inscriptions, qui décrivent la fréquence du nom de chaque divinité isiaque dans les noms des fidèles pour illustrer l’accueil isiaque selon différents contextes géographiques, chronologiques, sociaux, ethniques, etc. Sa grande documentation ainsi chiffrée permet de rectifier certaines idées erronées en circulation depuis la fin du XIXe siècle. Son exposé reste nuancé, en admettant les difficultés des sources et de sa méthode statistique – qui offre des données relatives, non absolues, qui ont une valeur indicative seulement par comparaison.

Depuis les années 90, Bricault a repris cette méthodologie, même si « l’histoire quantitative aujourd’hui n’est plus à la mode135 ». Avec son intérêt particulier pour l’aspect

visuel des études, il publie un article qui analyse l’évolution des dédicaces isiaques dans le monde méditerranéen, fort de nombreux diagrammes136. Il précise que ce genre d’études chiffrées ne peut être notable que par comparaison des chiffres entre les divinités, entre les

132 Lepetit, 1989, p. 191- 193. 133 Milo, 1987.

134 Furet, 1971, p. 65.

135 Lepetit, 1989, p. 191. Pourtant, Noreña, 2011, tout comme Manders, 2012 et Rowan, 2012,

l’appliquent récemment avec succès dans leur ouvrage sur la diffusion des images impériales par le biais du support numismatique. De telles études ne peuvent être qu’exemplaires, car elles prouvent l’utilité de la méthode face à un catalogue monétaire varié comme l’est le nôtre. Noreña veut notamment affirmer qu’avec la méthode quantitative, lorsque les échantillonnages sont assez conséquents, le matériel épigraphique peut être juxtaposé à un échantillon de preuves monétaires, ce qui peut amener à un nouvel éclairage sur la circulation des imperial ideals (p. 181).

régions, entre les groupes sociaux, etc. Les études statistiques peuvent mener à des réflexions d’ordre chronologique comme le fait qu’à l’époque impériale, c’est l’Occident qui fournit le plus d’inscriptions. Mais aussi des réflexions sociales (pourquoi est-ce que pour cette époque, ce sont surtout des inscriptions en grec en Occident ?), religieuses (sur l’importance de Sérapis par rapport à Isis selon les époques et les régions, sur l’absence de certaines divinités), géographiques (sur l’importance de Délos). Il utilise surtout l’histoire quantitative pour analyser de façon diachronique un phénomène isiaque palpable grâce à un type de source. L’étude du temps par les chiffres caractérise l’histoire sérielle qui peut toucher tous les domaines historiques (économique, sociale, démographique, des religions, etc.). Là encore, ce sont les inscriptions qui sont étudiées graphiquement. Les monnaies, si elles sont plus facilement datables par leur légende, n’ont pas encore eu droit à ce genre d’analyse par les isiacologues. Elles sont souvent citées par ces historiens, mais rares sont les articles qui s’y consacrent137. Pourtant, elles sont un outil essentiel qui reflète théoriquement des choix impériaux à travers leur iconographie, lorsqu’elles sont émises par un atelier officiel138.

L’histoire quantitative est une méthode que nous aurons l’occasion d’utiliser « traditionnellement » dans ce domaine d’études qu’est l’isiacologie, c’est-à-dire avec les inscriptions. Nous rappellerons l’évolution globale de la popularité du cercle isiaque par la distribution chronologique des dédicaces gravées, ainsi que sa popularité selon leur contexte géographique, en guise d’introduction de l’étude épigraphique. Nous aurons également l’occasion d’exploiter la méthodologie quantitative en guise d’introduction de notre étude numismatique, ce qui est facilité par la publication en 2008 de la SNRIS. C’est d’ailleurs le caractère récent du catalogue qui explique en partie le manque d’analyses, autant quantitatives que qualitatives, des monnaies isiaques, et qui nous incite à nous y engager dans une direction particulière : la « propagande » isiaque des monnaies impériales romaines. Cette direction répond autant au besoin récent des isiacologues d’exploitation

137 Citons Bricault, « Présence isiaque dans le monnayage impérial romain », dans Lecocq (éd.),

2005, p. 91-108.

138 « it is fairly certain that if decisions about the imagery and legends on imperial coins were not

made by the emperor himself, the coins at least ‘display the emperor as he wished to be perceived’ » : Manders, 2004-2005, p. 124.

d’une source « oubliée » qu’à leur demande de développer les microhistoires (thématiques ou géographiques) possiblement comparables lors des prochaines réunions internationales ou autres colloques. Nous adhérons à l’idée que la méthode quantitative peut servir, du moins introduire l’analyse d’une microhistoire, et non uniquement stéréotyper les documents à notre disposition par les chiffres et tableaux, ce qui est l’une des critiques fréquemment invoquées139. Il suffit de ne pas s’engager dans une étude uniquement quantifiable, alors trop générale ou limitée dans ses problématiques140. Il s’agit au contraire d’effectuer des analyses quantitatives « par petites touches » – avant de se pencher sur le plus infiniment petit et détaillé –, lorsqu’on veut se replacer dans un contexte plus générique (une époque et/ou une dimension géopolitique, comme l’Empire romain des IIIe et IVe siècles dans notre cas), qui permet les comparaisons ultérieures. Cette méthode est donc utile, voire nécessaire face à l’accumulation d’objets exploitables pour un même type de sources. Prenons un exemple. Face à un catalogage qui totalise plus de 250 émissions impériales des IIIe et IVe siècles (en ne prenant en compte que quelques villes d’importance qui sont Rome, Alexandrie, Antioche, Nicée et Nicomédie), la quantification et les graphiques qui en résultent permettent d’avoir une première approche tant géographique que chronologique – voire méthodologique et iconographique –, puisqu’il sera impossible ici de décrire chacune de ces émissions.

Malaise reconnaît que des statistiques qui se basent sur des objets retrouvés par les moyens de l’archéologie, comme les inscriptions, ont une valeur biaisée, car ces objets sont découverts de façon hasardeuse et sont difficilement datables141. L’histoire sérielle ne prétend pas à l’exhaustivité ni à une interprétation globale. Car les chiffres n’ont qu’une valeur indicative, qui permet la description et non la conclusion142 : le découpage de l’histoire en séries et en chiffres permet au spécialiste d’avoir un matériau découpé en systèmes. Il est alors libre d’en trouver les articulations internes grâce à une analyse

139 Lepetit, 1989, p. 192. 140 Milo, 1987, p. 9-10. 141 Conditions, p. 76 et s. 142 Lepetit, 1989, p. 193.

qualitative. C’est là l’un des courants historiographiques utilisateurs de la quantification : cette dernière n’est possible et utile que grâce à son pendant, la qualification. Les articulations internes sont possiblement vérifiables par multiplication et comparaison des types de sources (comparaison externe) et des informations tirées d’un seul type (comparaison interne). « Le maniement des sources sérielles oblige donc l’historien à réfléchir soigneusement à l’incidence que peuvent avoir les conditions d’organisation de ces sources sur leur utilisation quantitative143 ». La quantification est une méthode qui peut aboutir sur d’autres décisions méthodologiques, ce que nous nous efforcerons de prouver durant notre analyse. Nous attesterons qu’histoire quantitative et comparatisme sont intimement liés144.

I.1.4.2 Le comparatisme

L’intervention de l’égyptologue Dunand s’est avérée cruciale sur la question de l’utilisation du comparatisme par les historiens des religions puis par les isiacologues145. Selon elle, l’historien des religions146 doit appréhender le fait religieux au niveau des mentalités des divers groupes sociaux, comment ce fait est perçu par eux, et qu’est-ce que ce fait induit de leurs préoccupations respectives. C’est d’ailleurs là que s’exprime l’opinion positive de Dunand sur le comparatisme en histoire des religions147, pourtant en défaveur depuis la fin du XXe siècle. Quelques années auparavant, dans un ouvrage introductif, Jacques Waardenburg encourageait la comparaison transculturelle, introduisait la « rencontre entre les modes religieux d’expression148 » et la « recherche comparée149 »

143 Furet, 1971, p. 69. 144 Milo, 1987, p. 23-26. 145 Dunand, 1976, introduction.

146 En ce qui concerne l’étude de la religion, Dunand admet les besoins d’un ouvrage de base

comme celui de Meslin, Pour une science des religions, mais elle préfère parler d’histoire des religions très proche de l’histoire des mentalités, plutôt que de science comme au temps des Lumières. Elle confirme aussi l’absence d’autonomie de ce domaine, puisqu’il reste lié à l’ethnologie, à la sociologie, à la psychologie sociale et à l’histoire quantitative : ce que confirme Durisch Gauthier, « L’autre que nous pourrions être ou l’autre que nous sommes aussi : l’histoire des religions à l’école », dans Prescendi, Volokhine (éd.), 2011, p. 66, alors qu’elle s’interroge encore sur l’appelation « histoire des religions » et « science(s) des religions ».

147 Boespflug, Dunand, 1997, p. 7. 148 Waardenburg, 1993, p. 7.

qui serait aussi indispensable que la recherche historique, la recherche contextuelle et la recherche herméneutique. Dunand favorise précisément la comparaison des points de vue d’un seul groupe social sur différentes religions, ou encore la comparaison des opinions de différents groupes sociaux (et identitaires) sur une même religion, comme nous l’envisageons.

Dans un ouvrage conçu comme une mise au point critique sur les tendances historiques et les modes d’analyses qui existent en science des religions150, Giovanni Filoramo décrit en exemple trois perspectives de recherches pour étudier l’identité d’une tradition religieuse151. Tout d’abord, nous avons la perspective externe à travers l’identification de l’ennemi, de l’Autre, ce qui conduit à une voie de différenciation et à une prise de conscience de la propre identité du sujet étudié. Ensuite, Filoramo décrit la perspective interne, par auto-identification grâce à l’attribution de noms et d’autodéfinitions. Enfin, il identifie une perspective mixte entre les deux premières en interaction, ce qui pourrait être notre propre approche pour notre sujet d’étude qui traite d’époques impériales romaines où le paganisme, dont le cercle divin isiaque, pourrait être en opposition face au christianisme et avoir à se définir soi-même à l’époque tardive. Or, l’Antiquité tardive illustre bien la notion de « pluralisme religieux » de Filoramo, qu’il n’admet pas comme uniquement applicable à l’époque moderne152. Ce pluralisme englobe

les scénarios de coexistence, de confrontation ou d’intégration pouvant exister entre différentes religions, ce dont l’Antiquité tardive en est le parfait exemple avec des communautés juives, chrétiennes, fidèles aux cultes gréco-romains, qui pouvaient coexister à Rome, Alexandrie ou Antioche. En outre, l’auteur présente un historique des typologies de religion et critique les « catégories », comme la distinction153 entre les religions historiques (dont la tradition judéo-chrétienne) et les religions mythiques. La distinction se base sur l’opposition des conceptions du temps des religions, linéaire pour les premières et cyclique pour les secondes, et est selon lui difficilement soutenable sur le plan historique. Il

150 Filoramo, 2007, p. 13-19. 151 Filoramo, 2007, p. 21.

152 Filoramo, 2007, p. 22, qui est aujourd’hui caractérisé par son individualisme singulier. 153 Filoramo, 2007, p. 155.

présente également l’évolution de la catégorie des religions de salut154, catégorie qui pourrait être utile pour effectuer un premier rapprochement entre les cultes isiaques et le christianisme : de nos jours, elles englobent parmi le groupe dit proche-oriental à la fois les religions prophétiques comme le judaïsme et le christianisme, et les religions de type mystérique comme les cultes gréco-orientaux et les cultes isiaques. Pour la première catégorie salutaire (proche-orientale), le salut « a lieu dans la dimension du temps (…) un rôle décisif peut être joué par un sauveur » et peut concerner autant une entité collective qu’individuelle dans sa dimension spirituelle. Néanmoins, nous pouvons avancer que la conception de salut ne doit pas être identique dans l’esprit d’un Grec, d’un Romain traditionaliste, d’un isiaque, d’un chrétien, comme Elizabeth A. McCabe avait pu rapidement l’esquisser dans sa récente analyse155.

Pour sa part, Marcel Détienne a traité l’évolution de l’anthropologie qui s’intéresse aux religions polythéistes, démarche qui peut intéresser tout chercheur sur les cultes isiaques. Selon Détienne, les premiers comparatistes pensaient que l’élément stable d’une culture tenait dans le rituel organisé autour d’un thème, de grandes architectures festives et de temps forts du calendrier156 ; suivant cette idée, le déclin d’une culture serait donc la conséquence d’une désorganisation du rituel. Cette opinion changea peu à peu : dans les années 40, l’importance était de définir les dieux des religions polythéistes, de les classifier comme le pratiquait l’ethnologue-sociologue Marcel Mauss157. Conséquence : l’isolation

sans comparaison des dieux entrainait l’isolation des faits religieux, une vision truquée de panthéon statique. Dans les années 60, Dumézil influença la méthodologie, passant de l’analyse individuelle divine à l’analyse du groupe polythéiste, aboutissant à une analyse structurelle de microsystèmes158 ou micro-histories. On passe alors par des interrogations sur les différentes associations divines, comme les triades, couples ou tétrades, qui étaient d’ailleurs fréquentes dans la Rome impériale pour les divinités isiaques. Détienne en conclut deux principes pour l’historien des religions : positionner un dieu parmi les autres,

154 Filoramo, 2007, p. 153. 155 McCabe, 2008.

156 Détienne, 1994, p. 41.

157 Comme par exemple dans l’article « De quelques formes primitives de classification,

contribution à l'étude des représentations collectives », en collaborant avec E. Durkheim.

puis positionner les groupes divins les uns par rapport aux autres et donc les comparer. Les deux principes ont un point commun, devant être ciblés sur des énoncés indigènes de préférence de nature théologique pour être bien fondés. Si avec Dumézil apparaissait l’importance de l’expérimentation, au-delà de la simple classification « hors-terrain » comme pouvait le faire Mauss, Détienne en vient à conseiller de se comporter plus en anthropologue-historien qu’en analyste159. Il conseille d’étudier ce qu’il y a de plus concret comme les gestes et les objets qui permettent d’expérimenter, et ainsi à compléter le modèle comparatiste dumézilien en se concentrant sur une microanalyse dont on doit tout approfondir : on doit connaître toutes les sources sur la religion d’abord, puis tout sur le contexte (politique, économique, sociologique) des mêmes sources. Il nous amène à conclure que l’étude des religions polythéistes s’inscrit dans l’étude de la culture en général, où l’isolation des dieux est un danger constant.

Malheureusement, la tradition de critique des sources littéraires, très présente en Europe à la fin du XIXe siècle pour l’histoire antique, a amené les premières analyses isiacologiques à ce danger. En effet, des historiens comme Lafaye et Cumont isolaient le domaine religieux du contexte politique, économique, etc., même si nous avons remarqué l’effort de ce dernier pour avoir comparé les différentes religions orientales entre elles. Aujourd’hui, nous sommes à une époque-charnière d’interrogations méthodologiques, avec du retard peut-être par rapport aux autres recherches religieuses, mais où des questions sur l’identité religieuse par les relations entre les divinités isiaques et les empereurs aux III-IVe siècles apr. J.-C. ont toute leur place.

Dans leur ouvrage de 2008, Borgeaud et Prescendi nous préviennent que des religions comparables ne sont pas réductibles à un modèle unitaire, mais qu’elles sont comparables grâce à un « air de famille » dans quelques thématiques comme la magie, la divination, etc., qui peuvent être questionnées pour la Grèce et Rome, pour l’Égypte et le Proche-Orient. Les religions antiques sont d’autant plus comparables que les civilisations où elles évoluaient étaient en contact étroit sur une longue durée. Pour nous, il s’agit par

exemple d’user de comparatisme descriptif160 et explicatif161 à propos de plusieurs religions ou cultes à partir d’un seul point de vue, celui de l’institué romain (par ses acteurs identitaires comme les auteurs et les empereurs). Borgeaud avait aussi évoqué cette possibilité de comparaison (et de différenciation) avec la notion de « fond commun »162. Elle permettait de comparer des religions, même très différentes à première vue. Les différences entre les religions correspondent aux différentes sphères d’influence et de prérogatives des divinités, ainsi qu’aux noms que les diverses communautés leur imposent. Mais les divinités jouiraient d’une grande liberté dans leurs attributions, ce qui explique les possibles correspondances entre les panthéons antiques. Des rapprochements entre les divinités de différents panthéons étaient déjà effectués par les auteurs antiques, et par des auteurs modernes comme Jan Assmann qui lui aussi se réfère au fond commun et prend comme objet d’étude Moïse. Ce qui nous intéresse, c’est que ce fond commun, parfois universaliste, s’applique parfaitement à Isis dans sa forme gréco-égyptienne163. Car Isis abolit les distinctions secondaires existantes ; elle est une divinité souveraine, qui regroupe les fonctions principales cosmiques et les fonctions secondaires comme la protection des marins, la fertilité et la prospérité, etc. Ainsi certaines religions polythéistes peuvent se rapprocher du monothéisme, ce que Filoramo appelle le « monothéisme inclusif »164. Et le contraire serait également possible : Dieu est unique et est tout, mais il peut avoir tous les noms, car « l’Un se révèle et se cherche dans le multiple165 », alors qu’en face nous

trouvons Isis, la déesse aux mille noms. Isis serait-elle l’ennemie idéale d’un panthéon polythéiste pour s’opposer au Christ monothéiste ? Et pourquoi pas Sérapis qui avait la prétention comme Isis à représenter le cosmos166 ? Pour répondre à ces questions, il nous

160 C’est-à-dire détailler les caractéristiques d’un objet étudié en le comparant à un autre objet ayant

une fonction semblable et/ou une forme similaire.

161 C’est-à-dire éclaircir la qualité d’un objet étudié en faisant appel aux caractéristiques reconnues