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Les modes de véridiction discursifs et le projet archéologique

Chapitre 1 Le rejet du sujet originaire et la discontinuité historique

2. La discontinuité historique des modes de véridiction

2.3 Les modes de véridiction discursifs et le projet archéologique

Dans les années 60, Foucault se spécialise dans l’analyse des modes de véridiction du champ discursif. Il analyse ceux-ci autour de la notion d’« épistémè ». Il s’agit alors pour lui de mettre à jour les systèmes multiples des différentes sciences qui forment l’espace discursif dans lequel s’établissent les vérités d’une époque. Une épistémè est un type de mode de véridiction qui, selon la lecture discontinuiste de Foucault, change d’une époque historique à une autre. L’épistémè peut être comprise comme l’espace discursif général d’une époque; espace discursif qui possède une cohérence interne suffisante pour permettre aux différentes vérités objectivantes de cette époque d’être reconnues et, par conséquent, d’opérer sur le domaine des choses qu’elles objectivent. Cet espace discursif, cette

épistémè, n’est cependant pas une structure fixe qui rassemble l’ensemble des discours

d’une époque dans une totalité logique solide qu’il s’agirait de reconstituer par l’étude des rapports de nécessité entre les différentes sciences d’une époque. Il s’agit plutôt des rapports possibles, des oppositions et des rapprochements, qui permettent à plusieurs sciences distinctes de cohabiter à une époque et de former une unité épistémologique qui a un caractère propre. Foucault affirme à ce sujet qu’il ne faut pas comprendre l’épistémè d’une époque comme « la somme de ses connaissances, ou le style général de ses recherches »25, mais plutôt comme « les distances, les oppositions, les différences, les

relations de ses multiples discours scientifiques : l’épistémè n’est pas une sorte de grande

théorie sous-jacente, c’est un espace de dispersion, c’est un champ ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de relations. »26

Ce champ ouvert où cohabitent différentes unités de discours (les mathématiques, la psychopathologie, l’économie, etc.), Foucault l’analyse comme une « archive ». C’est-à- dire qu’il ne recherche pas la signification ni la structure logique qui se cache à l’origine de ses multiples unités de discours, mais qu’il recherche les critères de formation, de

25 Michel Foucault, « Réponse à une question », in Esprit, nº 371, mai 1968, pp. 850-874. Édition utilisée :

texte nº 58 in DÉI, p. 704.

19 transformation et de corrélation qui permettent à la fois d’individualiser ces différents

discours, de marquer leur apparition et leur rupture par rapport aux discours des époques passées, et d’expliquer comment chacune de ces unités discursives est en relation avec les autres à une époque donnée, c’est-à-dire « dans le contexte non discursif où elle fonctionne (institutions, rapports sociaux, conjoncture économique et politique). »27

Il est important de comprendre que pour Foucault, cette étude de l’archive d’une époque implique « une analyse des discours dans la dimension de leur extériorité. »28

L’étude de l’archive d’une époque implique pour Foucault de ne pas interroger les discours « sur ce que, silencieusement, ils veulent dire, mais sur le fait et les conditions de leur apparition manifeste; non sur les contenus qu’ils peuvent recéler, mais sur les transformations qu’ils ont effectuées; non sur le sens qui se maintient en eux comme une origine perpétuelle, mais sur le champ où ils coexistent, demeurent et s’effacent. »29

Foucault s’oppose par là à la procédure philosophique qui cherche à découvrir l’origine indéfiniment reculée. Ce projet philosophique implique la recherche d’un sujet originaire dont la structure transcendantale pourrait nous être accessible si nous analysons l’histoire des différents discours de vérité comme une suite de demi-réussites où le sujet empirique aurait partiellement accompli l’atteinte des vérités objectives qui sont programmées dans la structure transcendantale qui le conditionne. Foucault s’oppose à l’idée que, dans l’histoire de la pensée, le « rôle de l’histoire est de réveiller les oublis »30,

d’amener la pensée à son plein potentiel en interprétant les erreurs des discours passés pour faire progresser la pensée humaine vers son plein potentiel (où la vérité pleine et entière qui est présente dans sa structure subjective transcendantale, à tout le moins comme potentialité, lui serait accessible). « À ce thème, je voudrais opposer l’analyse de systèmes discursifs historiquement définis, auxquels on peut fixer des seuils, et assigner des

27 Ibid. 28 Ibid., p. 710. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 712.

conditions de naissance et de disparition. En un mot, [...] remettre en question ces trois thèmes de l’origine, du sujet et de la signification implicite, c’est entreprendre – tâche difficile, d’extrêmes résistances le prouvent bien – de libérer le champ discursif de la structure historico-transcendantale que la philosophie du XIXe siècle lui a imposée. »31

Ce travail, Foucault le nomme archéologie. Derrière l’étymologie de ce terme se cache une double évocation : celle de l’archè comme commencement, comme lieu d’émergence des objets de savoir; et celle de l’archive comme lieu d’enregistrement de ces différents objets. L’union de ces deux significations nous donne le sens du travail archéologique entrepris par Foucault : il se présente comme une mise en lumière de l’émergence des vérités dans la trame discursive d’une époque. Il fait ainsi de l’archive l’objet d’étude par excellence puisque c’est en elle que se découpent et se partagent les différentes vérités qui forment l’horizon objectivant des différentes connaissances d’une époque.

J’appellerai archive, non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation, ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses32.

La notion de rémanence dans la constitution d’une archive est importante pour saisir que cette discontinuité historique dont parle Foucault n’est pas découpée au couteau. Cette notion de rémanence implique l’intégration, dans l’archive d’une époque, de discours dont l’énonciation est temporellement distante par rapport à d’autres et qui forment tout de même avec eux un jeu de relations et de renvois qui s’inscrivent à une époque donnée. La rémanence de certains discours et la disparition d’autres (non pas nécessairement leur disparition matérielle, mais leur sortie d’un jeu de relations et de renvois qui fait que ces discours deviennent extérieurs au système épistémique d’une époque) sont des éléments importants de la constitution de l’épistémè d’une époque selon Foucault. « L’épistémè n’est

pas une tranche d’histoire commune à toutes les sciences; c’est un jeu simultané de

31 Ibid.

32 Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie », in Cahier pour

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rémanences spécifiques. [...] rien ne prouve par avance (et rien ne démontre non plus après

examen) que leur chronologie est la même pour tous les types de discours. »33

Cette étude de l’archive permet une description des règles, des pratiques et du fonctionnement de l’épistémè dans une époque donnée, cette épistémè devant être comprise comme le système épistémique contingent qui établit les conditions de possibilité de l’émergence des vérités de cette époque.

Foucault établit la description de l’épistémè d’une époque en la considérant comme un jeu, c’est-à-dire comme un système de rapports, de rapprochements et d’oppositions qui inclut d’autres systèmes sous la forme d’unités discursives qui possèdent leur propre systématicité interne. Il affirme que ce jeu est ce qui permet finalement aux différents discours objectivants d’une époque de fonctionner. En plus de cet objectif descriptif, une deuxième mise en lumière est produite par le travail archéologique de Foucault. C’est celle de la fragilité et de la relativité des systèmes épistémiques propres à une époque. Cette mise en lumière s’effectue par l’étude des ruptures épistémiques. Car, malgré l’intégration de discours rémanents dans l’archive d’une époque, Foucault rejette la possibilité d’un champ discursif universel et homogène dont la systématicité globale nous permettrait de saisir la possibilité d’un mode de véridiction universel parce que valide à toutes les époques de l’humanité.

Il découvre plutôt des discontinuités épistémiques qui forment des ruptures entre différents jeux de règles qui forment l’archive de différentes époques. La continuité de la rationalité humaine en tant que tout cohérent se trouve ainsi attaquée par l’étude de ces ruptures qui établissent la séparation d’une épistémè à une autre.

Pour illustrer cette notion de rupture et de discontinuité, prenons l’exemple du seuil entre l’« épistémè de la représentation » propre à l’époque classique et l’« épistémè de

33 Michel Foucault, « Réponse à une question », in Esprit, nº 371, mai 1968, pp. 850-874. Édition utilisée :

l’homme comme doublet empirico-transcendantal » qui caractérise le champ discursif de la

modernité. Cette rupture est étudiée par Foucault dans Les mots et les choses. Chacune de ces deux épistémès y est présentée comme un espace discursif suffisamment différent de l’autre pour justifier qu’il y aurait discontinuité entre la modalité du dire vrai à l’âge classique et à l’époque moderne. Ce que Foucault relève dans cette étude c’est qu’à l’âge classique, la possibilité d’affirmer un énoncé objectif était garantie par un espace discursif général, une archive, où il était possible de rendre compte que la représentation que nous avions d’un objet de la nature était conforme au caractère naturel de cet objet. Cette possibilité était justifiée par une corrélation naturelle (voire divine) entre la structure rationnelle du langage et la structure rationnelle du monde décrit par le langage.

Au point de rencontre entre la représentation et l’être, là où s’entrecroisent nature et nature humaine – en cette place où de nos jours nous croyons reconnaître l’existence première, irrécusable et énigmatique de l’homme – ce que la pensée classique, elle, fait surgir, c’est le pouvoir du discours. C’est-à-dire du langage en tant qu’il représente – le langage qui nomme, qui découpe, qui combine, qui noue les choses, en les faisant voir dans la transparence des mots. En ce rôle, le langage transforme la suite des perceptions en tableau, et en retour découpe le continu des êtres, en caractères34.

L’horizon de vérité permettant aux différents discours de l’âge classique de se qualifier et de s’orienter selon les critères du vrai et du faux était ainsi permis par ce découpage en tableaux, établi à l’aide du langage, des différentes perceptions que l’humain avait de la nature. Alors qu’à l’époque moderne, les différents discours prétendant à l’objectivité demandent à l’homme, s’il désire fonder quelque discours objectif que ce soit, de s’étudier lui-même (dans la finitude de sa condition d’être vivant, travaillant et parlant) en tant que subjectivité constitutrice de savoir.

C’est en étudiant (donc en constituant) l’archive de l’âge classique et en comparant son épistémè à celle présente dans l’archive (constituée par Foucault) de la modernité que Foucault en vient à affirmer cette différence générale entre les modalités épistémologiques de ces deux époques. Foucault va jusqu’à dire que l’homme, ce doublet empirico-

23 transcendantal, en tant que fondement épistémologique du mode de véridiction propre à la

modernité, est une invention du XIXe siècle.

C’est que nous sommes si aveuglés par la récente évidence de l’homme, que nous n’avons même plus gardé dans notre souvenir le temps cependant peu reculé où existaient le monde, son ordre, les êtres humains, mais pas l’homme35.

L’archéologie se présente ainsi comme une analyse historique de l’archive de différentes époques, comme une analyse de celle-ci visant à découper certaines époques discursives dont la systématicité interne serait garantie par une épistémè spécifique à chacune de celles- ci. Cette épistémè est alors reconnue comme une modalité de véridiction générale permettant aux différents discours rationnels d’une époque de fonctionner dans un horizon de vérité y stipulant les lois du vrai et du faux. L’archéologie vise également à mettre en lumière l’existence des ruptures épistémiques qui découpent l’archive différenciée propre aux différentes époques.

En rejetant la figure théorique du sujet originaire, Foucault tente de fragiliser l’épistémè qu’il reconnait dans son époque. Sa conception discontinuiste de l’histoire ainsi que sa méthode archéologique, qui conçoit les différents discours dans leur extériorité et leur interrelation contingente, établissent à la fois une description du mode de véridiction discursif propre à son époque et une possibilité de remettre en question ce mode de véridiction. Foucault ne se place pas pour autant comme une individualité révolutionnaire qui pourrait à elle seule ébranler les fondations épistémologiques de la modernité. Il établit à plusieurs reprises des liens entre sa propre perspective et celle d’autres penseurs qui lui sont contemporains, ou peu s’en faut. Sa critique du sujet originaire, il la met en parallèle avec les discours de Blanchot36 et de Barthes37, notamment, alors que sa conception

35 MC, p. 333.

36 L’influence de Blanchot sur son projet, Foucault en témoigne notamment dans un court article intitulé

« La pensée du dehors » publié en 1966 dans la revue Critique : « Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les limites, en énoncer la fin, en faire scintiller la dispersion [...] cette pensée, par rapport à l’intériorité de notre réflexion philosophique et par rapport à la positivité de notre savoir, constitue ce qu’on pourrait appeler d’un mot “ la pensé du dehors ”. » Voir FOUCAULT, « La pensée du dehors » [38], 1966, in DÉI, pp. 546 à 567.

discontinuiste de l’histoire, il la met en parallèle avec les discours de Bachelard, Guéroult et Canguilhem38. Il y aurait donc peut-être une nouvelle épistémè en gestation dans

l’ensemble de ces discours et c’est dans celle-ci que Foucault semble situer son propre discours. Cette constatation nous amène à rappeler que, même si l’approche discontinuiste implique la mise à jour de ruptures épistémiques entre différentes époques, la contemporanéité d’un discours n’implique pas qu’il se situe dans l’épistémè de son époque. Foucault a conclu, dans son approche archéologique, que des discours pouvaient, par un jeu de rémanences et de dispersions, constituer l’épistémè d’une époque à venir.

Mais, si on en revient à l’objet de la critique de Foucault dans les Mots et les choses, il s’agit de rappeler que la philosophie kantienne ouvre une nouvelle épistémè, toujours en vigueur dans l’espace discursif d’où Foucault écrit. Cette épistémè fait de l’homme l’origine de la production de vérités, à travers sa structure a priori, tout en faisant du même homme l’objet premier du discours scientifique en tant que toute science doit être justifiée dans sa relation avec cet a priori constituant son objet. Foucault élabore sa propre méthodologie en réaction à la vigueur de cette épistémè, qu’il fallait donc en premier lieu exposer, à travers la vision kantienne du sujet transcendantal, pour ensuite introduire son dépassement à travers la critique du continuisme historique. En cela, Foucault ne confronte pas Kant sur son propre terrain, mais établit sa critique en amont, situant sa pensée, tout comme celle de Kant, dans un système historique contingent et fini, un produit culturel,

37 L’influence de Roland Barthes sur sa période archéologique, Foucault la développe dans une conférence

prononcée à Buffalo en 1970 : Qu’est-ce qu’un auteur?. Il cherche à y mettre au jour la fonction-auteur qui occupe le vide laissé par la disparition incessante de l’auteur-origine. Selon Foucault, la mort annoncée de l’auteur depuis quelques années en France à son époque permet de réfléchir la signification d’un texte ou d’une œuvre sans rechercher ce que l’auteur a voulu dire en tant qu’origine du discours. L’auteur est alors réduit à une fonction discursive structurant une œuvre par un système de renvois et de rapports propres à cette fonction-auteur qui découpe un ensemble discursif. Barthes écrivait, deux ans avant cette conférence de Foucault : « L’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. » Voir BARTHES, « La mort de l’auteur » in Œuvres complètes t. III 1968-1971, Paris, Édition du Seuil, 2002, p. 40; et FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur? » [69], 1966, in DÉI, pp. 817 à 849.

38 « G. Bachelard a repéré des seuils épistémologiques qui rompent le cumul indéfini des connaissances ;

M. Guéroult a décrit des systèmes clos, des architectures conceptuelles fermées qui scandent l’espace du discours philosophique ; G. Canguilhem a analysé les mutations, les déplacements, les transformation dans le champ de validité et les règles d’usage des concepts. » Voir FOUCAULT, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie » [59], DÉI, pp. 725-726.

25 rendant ainsi illégitime l’ambition d’un discours devant porter sur une vérité universelle et

anhistorique. Nous devrons maintenant, pour bien comprendre l’objectif d’ouverture de l’actualité propre à la méthode généalogique foucaldienne, évaluer comment ce rejet du sujet originaire s’inscrit dans une analyse de la trame incarnée d’une époque. L’ouverture de l’actualité par son analyse critique est bel et bien entamée dans l’archéologie foucaldienne. La fragilisation de l’épistémè moderne orientant l’objectivation de l’homme ainsi que les discours scientifiques ouvrent de nouvelles possibilités de discours vrais, s’orientant à travers un jeu de relations discursives autre et qui ne cherche pas sa validation dans un sujet transcendantal structurant. Mais l’analyse critique de l’actualité chez le généalogiste Foucault réclamera l’étude des rapports de pouvoir entre des corps, ce à quoi se confrontait peu l’archéologie en raison de son intérêt quasi exclusif pour le champ de la discursivité.