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L’expérience du sujet en ses trois axes constitutifs

Chapitre 3 Le tournant éthique de la généalogie foucaldienne

1. Réorientation du projet généalogique

1.1 L’expérience du sujet en ses trois axes constitutifs

Dans Usage des plaisirs et techniques de soi, Foucault réoriente son projet généalogique et affirme désirer faire une « histoire de la sexualité comme expérience - si on entend par expérience la corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité »113. Il ne semble, à première vue, y avoir là rien de bien nouveau

par rapport aux études généalogiques sur le carcéral et sur la sexualité que Foucault nous avait présentées dans les années 70. Ces études analysaient en effet l’activité conjointe entre des domaines de savoir et des relations de pouvoir au caractère normatif qui assujettissaient des individus en donnant une certaine forme à leur subjectivité. On peut cependant questionner d’emblée l’utilisation du concept d’« expérience » pour décrire l’objet de son étude. Contrairement à ce qu’il faisait dans la Volonté de savoir, Foucault insiste sur la sexualité à titre d’expérience. Or, au vu de la définition qui suit, il aurait pu dire la même chose de la délinquance ou de la folie, dont il avait également déjà fait l’histoire. En introduisant ici le concept d’expérience comme objet central de ses études, Foucault accentue l’importance qu’il accorde à ce que le sujet expérimente au quotidien et il le place au cœur de ses études généalogiques. Alors que dans un premier temps il plaçait le discours au cœur de ses études, puis les relations savoir-pouvoir, la vie que l’individu expérimente occupe la place centrale dans les études historiques du dernier Foucault. Cette modification de perspective s’accompagne d’une modification méthodologique d’importance : Foucault analysera dorénavant les « formes de subjectivité » comme à la fois actives et réactives, contrairement à leur dimension passive qui prévalait dans ses études généalogiques passées. Le sujet ne sera dorénavant plus analysé comme le simple résultat automatisé des relations de savoir-pouvoir dans lequel il prend place, mais Foucault reconnaitra une part active du sujet qui entre en relation avec les relations de savoir-pouvoir qui l’assujettissent. L’objectivation du sujet par des dispositifs est toujours présente dans les études généalogiques du dernier Foucault, mais cette objectivation s’effectue en interrelation avec un sujet qui travaille sur lui-même et qui effectue ainsi sa propre subjectivation. C’est ce qui caractérise la notion d’expérience chez Foucault dans les

61 années 80 : une expérience est une part de la vie d’un individu; c’est un ensemble de

pratiques qui est guidé par des savoirs et des dispositifs normatifs propres à son époque, mais où l’individu cherche à se déterminer lui-même et à donner forme à sa vie malgré l’objectivation qu’il subit nécessairement. La folie, la sexualité ou la délinquance sont ainsi considérées comme des expériences distinctes les unes des autres. Elles le sont entre autres par la différence des dispositifs qui les constituent, ce qui établit une part de leurs singularités respectives. Ces différentes expériences forment tout de même un « champ d’expérience général »114 où cohabitent ces différentes expériences en une même époque.

Foucault nomme fréquemment « champs d’expérience » les différentes expériences que sont la folie, la sexualité ou la délinquance. Il présente alors chacun de ces champs comme découpant à sa manière une dynamique spécifique, dans une même époque, entre objectivation et subjectivation du sujet. Il affirme par ailleurs que chacun de ces champs d’expérience peut prendre des formes historiquement singulières selon l’époque où on se situe. Foucault parle alors d’expérience historiquement singulière.

Par cette capacité nouvellement accordée au sujet de se subjectiver, un nouvel axe d’analyse est ainsi introduit. La formation du sujet n’est plus seulement un résultat passif créé par l’épistémè ou les dispositifs d’une époque, elle doit également être étudiée dans l’activité du sujet sur lui-même. Foucault affirme en effet que « parler de la sexualité comme d’une expérience historiquement singulière supposait aussi qu’on puisse disposer d’instruments susceptibles d’analyser, dans leur caractère propre et dans leurs corrélations, les trois axes qui la constituent : la formation des savoirs qui se réfèrent à elle, les systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique et les formes dans lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujet de cette sexualité »115.

C’est donc à la fois « dans leur caractère propre et dans leurs corrélations » que ces trois axes constitutifs d’une expérience doivent dorénavant être étudiés selon Foucault. Ce

114 C’est un tel champ que Foucault tentera de décrire en établissant l’ontologie d’un « nous » caractéristique

de son actualité.

dernier n’abandonne pas l’étude des relations savoir-pouvoir, mais il introduit un troisième pôle relationnel dans le processus constitutif des différentes expériences du sujet, et c’est le travail du sujet sur lui-même par des pratiques concrètes.

Foucault possédait déjà les outils pour étudier les deux premiers axes constitutifs d’une expérience et se propose maintenant d’élaborer les outils d’analyse pour le troisième en ajoutant à sa méthodologie généalogique l’analyse des « pratiques par lesquelles les individus ont été amenés à porter attention à eux-mêmes »116. Foucault

affirme en effet qu’un remaniement méthodologique s’imposait s’il désirait pouvoir analyser les différentes expériences humaines dans leurs trois axes constitutifs. « Il apparaissait qu’il fallait entreprendre maintenant un troisième déplacement pour analyser ce qui est désigné comme le “ sujet ” ; il convenait de chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l’individu se constitue et se reconnaît comme sujet. »117 Toute expérience du sujet devra dorénavant être analysée par Foucault comme

incluant cette reconnaissance du sujet de lui-même par lui-même et ce travail de soi sur soi. Cette subjectivation, dans laquelle Foucault reconnait l’activité humaine qu’il nomme éthique, sera cependant toujours analysée comme effectuée dans un champ d’expérience qui inclut des rapports savoir-pouvoir et, par conséquent, cette subjectivation du sujet par lui-même sera toujours analysée comme liée à l’objectivation de ce même sujet par les dispositifs dans lesquels il est inclus.