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Chapitre 4 L’ontologie critique de nous-mêmes et la question de l’actualité

1. Qu’est-ce que l’actualité?

1.3 L’attitude de modernité

Foucault présente la réflexion de Kant sur l’Aufklärung comme une « réflexion sur « aujourd’hui » comme différence dans l’histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière. »184 En cette réflexion et cette tâche, auxquelles Foucault

rattache son propre projet, Foucault reconnait l’attitude de modernité.

Cette notion d’« attitude » s’inscrit dans le nouvel axe de problématisation que Foucault analyse dans les années 80 : les pratiques de soi. Alors que la notion d’épistémè représentait un jeu de vérité spécifique dans un ensemble de discours, et que le dispositif représentait une modalité d’objectivation et d’assujettissement spécifique à un réseau de savoir-pouvoir comportant autant des discours que des institutions et des corps, l’attitude doit être comprise comme « un mode de relation à l’égard de l’actualité; un choix volontaire qui est fait par certains; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. »185 La notion d’attitude s’inscrit dans l’analyse de l’éthique et de la

constitution de soi par les sujets. Elle permet, dans cette analyse, la définition de certaines modalités éthiques propres à une époque de l’histoire. En effet, l’attitude est bien « un

183 Michel Foucault, « Le souci de la vérité », entretien avec F. Ewald, in Magazine littéraire, nº 207, mai

1984, pp. 18-23. Édition utilisée : texte nº 350 in DÉII, p. 1489.

184 QL in DÉII, p. 1387. 185 QL in DÉII, p. 1387.

95 choix volontaire », mais qui s’ancre dans la contingence d’une époque. Le rapport de soi à

soi qui constituera ce « choix volontaire » n’est pas isolé de l’époque et des dispositifs de savoir-pouvoir la constituant. Foucault insiste bien sur le fait que ces trois axes constituant toute expérience (le savoir, le pouvoir, et les rapports de soi à soi) sont toujours liés. Le « choix volontaire » d’un individu s’inscrit donc dans un réseau de savoir-pouvoir qui tente de l’objectiver et de l’assujettir, mais Foucault réfléchit maintenant à la possibilité d’une prise de décision, non seulement en réaction aux dispositifs, mais en relation avec ceux-ci. Ce qui implique que l’influence peut s’opérer à partir des trois pôles constituant une expérience, y compris celui des rapports de soi à soi. Cette relation nécessaire entre l’attitude volontaire et les dispositifs objectivants propres à une époque nous indique ce que Foucault entend lorsqu’il affirme que l’attitude est « un mode de relation à l’égard de l’actualité ». Dans l’optique foucaldienne, l’attitude volontaire de l’individu dans sa façon de réfléchir et de se conduire ne peut être pensée de manière séparée, mais doit toujours être comprise dans un réseau de savoir-pouvoir qui tente d’objectiver l’individu. L’attitude est à la fois conditionnée par le résultat de dispositifs objectivants propres à une époque, et par la modalité de constitution de soi-même sélectionnée par un sujet. Et Foucault affirme que le contraire est également vrai, qu’une attitude peut modifier les dispositifs objectivants d’une époque. Nous évaluerons bientôt si l’attitude que Foucault établit dans sa démarche philosophique peut mener à une telle transformation de son contexte culturel et institutionnel, soit du champ des expériences possibles dans son actualité.

Il y aurait par ailleurs différentes « attitudes » qui caractériseraient différentes époques. En ce sens, Foucault fait le parallèle entre la constitution de soi-même en relation avec les réseaux de savoir-pouvoir de l’Antiquité grecque, « ce que les Grecs appelaient un

êthos »186, et cette attitude de modernité qui est à la fois un choix volontaire et un rapport

nécessaire aux réseaux de savoir-pouvoir objectivants de notre époque. Ce parallèle entre l’êthos grec et l’attitude moderne n’en est un que de système (et non pas de contenu) malgré certaines ressemblances puisqu'il s'agit dans les deux cas d'esthétiques de l'existence, soit une sous-catégorie d'attitudes selon notre analyse. Tout comme les

épistémès et les dispositifs, les attitudes (ou les êthos) sont des évènements historiques

contingents qui se verront un jour cesser au seuil d’une nouvelle époque.

Dans Qu’est-ce que les lumières?, Foucault se réfère au travail de Baudelaire pour tenter de définir ce qui caractérise l’attitude de modernité. Il réfute d’abord l’hypothèse qui voudrait que l’attitude de modernité se définisse « par la conscience de la discontinuité du temps : [par la] rupture de la tradition, [par le] sentiment de la nouveauté, [le] vertige de ce qui passe. »187 Il la présente plutôt comme une attitude volontaire, lucide et batailleuse à

l’égard du présent. « Pour l’attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant mais en le captant dans ce qu’il est. La modernité baudelairienne est un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole. »188

Dans l’analyse qu’il fait de la modernité à partir du discours de Baudelaire, Foucault souligne que l’attitude de modernité n’est pas simplement une forme de rapport au présent, mais également un rapport qu’il faut établir à soi-même. Il ne faut pas se prendre soi-même tel qu’on est dans les moments fugitifs et changeants, mais se prendre soi-même « comme objet d’une élaboration complexe et dure »189.

L’homme moderne, pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à la découverte de lui-même, de ses secrets et de sa vérité cachée; il est celui qui cherche à s’inventer lui-même. Cette modernité ne libère pas l’homme en son être propre; elle l’astreint à la tâche de s’élaborer lui- même190.

On peut reconnaitre, dans cette attitude de modernité à laquelle Foucault se rattache, la perpétuation du rejet du sujet originaire. La subjectivation que nous pourrions effectuer dans une attitude volontaire n’est pas déterminée par une nature humaine commune, déjà

187 QL in DÉII, p. 1388. 188 QL in DÉII, p. 1389. 189 QL in DÉII, p. 1389. 190 QL in DÉII, p. 1390.

97 présente en chacun de nous, et que nous devrions découvrir en analysant notre manière de

réfléchir et d’agir.

Foucault reconnait dans la façon qu’a Kant de poser la question de l’actualité dans

Was ist Aufklärung? un projet philosophique qui correspond à cette attitude décrite par

Baudelaire. Il s’agirait d’une manifestation de cette attitude dans la démarche philosophique. Kant initierait ainsi une approche philosophique avec sa façon de poser la question de l’actualité. Foucault fait ainsi du court texte de Kant un descripteur de l’attitude de modernité en philosophie, attitude à laquelle il rattachera également son projet généalogique. « Je voulais, d’une part, souligner l’enracinement dans l’Aufklärung d’un type d’interrogation philosophique qui problématise à la fois le rapport au présent, le mode d’être historique et la constitution de soi-même comme sujet autonome »191. Dans Was ist

Aufklärung?, Kant tente de mettre au jour le processus en œuvre dans le présent et que l’on

nomme Aufklärung. Il ne présente pas l’Aufklärung uniquement comme un processus (déterminé historiquement), mais aussi comme une tâche, pour les individus, qui leur demande de sortir de l’état de minorité qui garde leur entendement sous l’autorité d’autrui pour pouvoir penser par eux-mêmes. C’est à cette condition que se réalisera l’Aufklärung comme nouveau contexte politique et épistémologique, comme nouveau contexte institutionnel et culturel. Le présent est ainsi conçu par Kant, dans la lecture foucaldienne, comme la jonction entre les contraintes historiques et l’effort permanent de constitution de soi-même d’un sujet en relation avec ces contraintes.

Je voulais souligner, d’autre part, que le fil qui peut nous rattacher de cette manière à l’Aufklärung n’est pas la fidélité à des éléments de doctrine, mais la réactivation permanente d’une attitude; c’est-à-dire d’un êthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique192.

Foucault affirme ici clairement que l’attitude de modernité possède toujours sa pertinence du lieu d’où il écrit. Dans Qu’est-ce que les lumières?, Foucault prend le temps de décrire cette attitude qu’il valorise et qu’il décrit comme un « êthos philosophique consistant dans

191 QL in DÉII, p. 1390. 192 QL in DÉII, p. 1390.

une critique de ce que nous disons, pensons et faisons, à travers une ontologie historique de nous-mêmes. »193 Foucault caractérise cet êthos comme « une attitude limite. Il ne s’agit

pas d’un comportement de rejet. »194 Il affirme en effet qu’« on doit échapper à l’alternative

du dehors et du dedans [et qu’]il faut être aux frontières. »195 Ce passage sur la

prépondérance des frontières sur le dedans et le dehors nous indique que Foucault valorise la critique comme analyse des limites actuelles à nos connaissances et à nos actions, limites qui sont contingentes et que nous pouvons par conséquent franchir. Ce type de critique qui est « aux frontières » est mis en opposition avec la « grande œuvre critique » de Kant. En effet, ce passage sur la prépondérance des frontières doit être mis en relation avec les notions de dedans et de dehors établies par Kant dans ses trois critiques. Ces dernières visent à délimiter l’intérieur et l’extérieur du domaine du connaissable. « L’alternative du dehors et du dedans », que nous devons rejeter selon Foucault, doit être comprise comme cette pratique philosophique qui vise la séparation entre les connaissances théoriques et pratiques légitimées par leurs fondations épistémologiques naturelles, universelles, immanentes au sujet, et les fausses connaissances théoriques et pratiques qui doivent être rejetées en dehors du domaine de la connaissance en raison de leur fondation illégitime. On peut alors comprendre que, pour Foucault, cette attitude limite qu’il valorise ne vise pas à délimiter un ensemble de pratiques et de réflexions nécessaires parce que naturelles, qu’elle ne vise pas non plus une obéissance aux contingences historiques qui nous déterminent, mais qu’elle vise plutôt un travail critique du sujet (à travers ses pratiques discursives, politiques et éthiques) envers les contingences historiques qui le déterminent.

La critique, c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles. Mais si la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir, il me semble que la question critique, aujourd’hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires. Il s’agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible196. 193 QL in DÉII, pp. 1392-1393. 194 QL in DÉII, p. 1393. 195 QL in DÉII, p. 1393. 196 QL in DÉII, p. 1393.

99 Foucault affirme que cela aura pour conséquence que la critique, en philosophie, ne

s’exercera plus comme recherche de structures formelles à valeur universelle (qui doivent être acceptées ou rejetées), mais « comme enquête historique à travers les événements qui nous ont amenés à nous constituer à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons. »197 C’est cette activité critique qui est selon lui l’attitude, l’êthos, propre à

la philosophie moderne à laquelle il se rattache. Et il nomme cet êthos : « ontologie critique de nous-mêmes comme épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir »198, ajoutant qu’il s’agit là d’un « travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant

qu’êtres libres. »199

Et comme toute pratique de soi, l’ontologie critique de nous-mêmes, comme constitution pratique et autoréflexive de notre subjectivité, ne peut exister que dans un champ d’expérience constitué de rapports savoir-pouvoir. Il nous apparait significatif, pour comprendre la pratique foucaldienne, d’insister sur le fait que Foucault rattache son projet philosophique de libération de soi à une attitude spécifique de son époque. Foucault effectue par le fait même la généalogie de sa propre pratique. Il prend ainsi conscience du paradoxe de chercher à manifester sa propre liberté dans son projet philosophique alors que les conditions de possibilité de ce projet se trouvent induites par un contexte socio- historique auquel il appartient. Mais n’est-ce pas là ce qui permet à sa pratique de libération de lui-même d’être pertinente pour ses contemporains? C’est en ce sens que Foucault affirme, en parlant de son attachement à la question inaugurée par Kant et qui porte sur ce qu’est le présent :

Et par là même, on voit que la pratique philosophique, ou plutôt que le philosophe, tenant son discours philosophique, ne peut éviter la question de son appartenance à ce présent. C’est-à- dire que ce ne sera plus simplement, ou ce ne sera plus du tout la question de son appartenance à une doctrine ou à une tradition qui va se poser à lui, ce ne sera pas non plus la question de son appartenance à une communauté humaine en général, mais ce sera la question de son appartenance au présent, si vous voulez son appartenance à un certain « nous », à un « nous »

197 QL in DÉII, p. 1393. 198 QL in DÉII, p. 1394. 199 QL in DÉII, p. 1394.

qui se rapporte, selon une étendue plus ou moins large, à un ensemble culturel caractéristique de sa propre actualité200.

Alors que dans les années 60 et 70 Foucault prenait une attention méticuleuse à ne pas intégrer sa perspective dans son travail, et qu’il insistait sur l’aspect non subjectif de ses analyses, Foucault se pose maintenant la question de savoir en quoi son propre discours s’inscrit dans la trame socio-historique de son époque. La définition puis la problématisation de ce qui caractérise ce « nous », difficile à délimiter de l’avis même de Foucault, mène Foucault à faire sa propre histoire pour se détacher de lui-même, et par le fait même à faire l’histoire de ses contemporains pour les inviter à une pratique de subjectivation lucide parce que consciente de l’a priori historique qui les conditionne.