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Comment définir ce qu’est l’actualité?

Chapitre 4 L’ontologie critique de nous-mêmes et la question de l’actualité

1. Qu’est-ce que l’actualité?

1.2 Comment définir ce qu’est l’actualité?

Foucault explicite le rapport entre son projet d’une ontologie critique de nous-mêmes et le projet kantien mis en place dans l’article Was ist Aufklärung? en établissant toute une série de rapprochements entre son propre projet et l’analyse de l’actualité qu’effectue Kant au sujet de l’Aufklärung.

Foucault s’intéresse à la façon dont Kant y pose la question de l’actualité. Non pas comme d’autres penseurs des Lumières pouvaient le faire, en présentant le présent comme un âge distinct du monde par quelques caractères propres. Non pas, non plus, en présentant le présent comme devant être interprété et déchiffré pour y découvrir les signes nous dévoilant les évènements à venir. Finalement, Foucault apprécie que Kant n’analyse pas le présent « comme point de transition vers l’aurore nouveau »178. Foucault félicite Kant de

poser, dans Was ist Aufklärung?, « la question de la pure actualité. Il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur. Il cherche une différence : quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier? »179

178 QL in DÉII, p. 1383. 179 QL in DÉII, p. 1383.

Cette question de « la pure actualité » comme différence, Foucault l’associe à la réorientation de son projet généalogique qu’il nous présentait dans Usage des plaisirs et

techniques de soi. En effet, il voit dans la façon dont Kant pose la question de l’actualité,

son propre projet de se déprendre de soi par la compréhension des éléments historiques et contingents qui nous déterminent. Kant présente en effet l’Aufklärung comme « une Ausgang, une “ sortie ”, une “ issue ” »180; une sortie de notre état de « minorité ». « Et par

“ minorité ”, il entend un certain état de notre volonté qui nous fait accepter l’autorité de quelqu’un d’autre pour nous conduire dans les domaines où il convient de faire usage de la raison. »181 Pour Kant, devenir majeur veut dire faire un usage libre et autonome de notre

raison en ayant le courage de se servir de son propre entendement. Il est significatif que Foucault redéfinisse son propre projet en parallèle à celui de Kant qui vise une modification de « l’état de notre volonté ». Cet élément de volition individuelle, qui était absent des analyses du Foucault des années 60 et 70, revient occuper une place de choix dans le projet généalogique du dernier Foucault.

Dans Was ist Aufklärung?, l’Aufklärung « est définie par la modification du rapport préexistant entre la volonté, l’autorité et l’usage de la raison. »182 Il est à noter que ces trois

vecteurs de modification peuvent être rapportés aux trois faisceaux de problématisation qui définissent le travail de Foucault dans les années 80 : les rapports à soi, les relations de pouvoir et les jeux de vérité. Selon l’analyse de Foucault, Kant affirme que nous sommes mineurs lorsque quelqu’un réfléchit à notre place à ce qui est vrai, décide à notre place ce qui est moral et décide à notre place comment nous devons nous comporter. Toujours selon Foucault, cette sortie de l’homme de la minorité est présentée par Kant comme un processus historique en cours, mais également comme une tâche à accomplir pour tout un chacun puisque chaque individu est responsable de son état de minorité et que chacun doit par conséquent opérer un changement sur lui-même pour devenir majeur. S’il le présente comme un processus en cours, c’est que son époque voit ce processus de libération

180 QL in DÉII, p. 1383. 181 QL in DÉII, p. 1383. 182 QL in DÉII, p. 1383.

93 individuelle prendre de l’ampleur et devenir une mode culturelle à travers l’évolution

politique et intellectuelle des valeurs démocratiques. Parallèlement à cette mouvance historique, cette idée d’une opération sur soi-même pour sortir de sa minorité peut bien entendu être comprise comme une technique de soi sur soi dans l’optique foucaldienne. Les rapports entre cette technique de soi sur soi et le climat culturel d’une époque peuvent être mis en parallèle avec l’analyse de l’intrication des trois axes qui constituent toute expérience : l’axe du savoir, l’axe du pouvoir et l’axe de l’éthique. Dans l’analyse foucaldienne du texte de Kant, cette opération de soi sur soi est présentée comme une tâche à accomplir pour effectuer une modification politique et épistémologique de l’humanité dans son ensemble puisque chaque individu est responsable de sa propre libération, et que le processus menant à une humanité « majeure » passe ainsi nécessairement par le courage de tout un chacun.

Cette analyse d’un processus qui émerge à la fois de la société entière et du sujet individuel peut être éclairée par la position foucaldienne qui affirme que le gouvernement de soi et le gouvernement des autres sont nécessairement liés. En effet, Foucault mentionne à plusieurs reprises dans les années 80 que ces deux gouvernements vont de pair. Lorsqu’une problématisation se manifeste à partir des pratiques politiques de gouvernementalité, elle mènera des individus à établir un certain rapport à eux-mêmes et à se gouverner eux-mêmes d’une certaine façon (c’est ce que Foucault explique, entre autres, dans son analyse des dispositifs de sexualité et du panoptisme disciplinaire), alors que lorsqu’une problématisation se manifeste à travers une pratique de soi, le gouvernement des autres en sera également affecté. C’est le cas notamment pour la maitrise de ses désirs qui forme à la capacité de diriger dans l’esthétique de l’existence grecque. Il est important pour Foucault de démontrer que la constitution de soi par un travail éthique sur soi-même ne nous implique pas seulement en tant qu’individu, mais implique également les individus qui partagent notre contexte épistémologique et politique. Ce dernier peut être modifié par les rapports à soi éthiques constitués par des sujets sur eux-mêmes. Foucault affirme en ce sens : « Je voudrais montrer comment le gouvernement de soi s’intègre à une pratique du gouvernement des autres. Ce sont, en somme, deux voies d’accès inverses vers une même question : comment se forme une “ expérience ” où sont liés le rapport à soi et le rapport

aux autres. »183 L’idée que défend ici Foucault est que le présent doit être réfléchi comme la

jonction entre les contraintes historiques et l’effort permanent de problématisation et de constitution de soi-même d’un sujet en relation avec ces contraintes. Selon lui, ces deux pôles d’objectivation et de subjectivation ont une influence l’une sur l’autre et la réflexion sur « aujourd’hui » en tant que « différence » implique une attention portée aux modifications de notre contexte culturel et de notre individualité qui peuvent être effectuées chaque jour par cette influence réciproque.