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Les esthétiques de l’existence

Chapitre 3 Le tournant éthique de la généalogie foucaldienne

2.3 Les esthétiques de l’existence

En insistant sur le fait que les pratiques de subjectivation morale de l’Antiquité grecque étaient plus axées sur l’askēsis (l’exercice) que sur le code, Foucault place la problématisation des pratiques sexuelles chez les Grecs dans un type de problématisation plus large : les esthétiques de l’existence. La problématisation de l’austérité sexuelle chez les Grecs est une telle esthétique de l’existence puisqu’elle est « une façon de vivre dont la valeur morale ne tient ni à sa conformité à un code de comportement, ni à un travail de purification, mais à certaines formes ou plutôt à certains principes formels généraux dans l’usage des plaisirs, dans la distribution qu’on en fait, dans les limites qu’on observe, dans la hiérarchie qu’on respecte. »165

164 UP, p. 120. 165 UP, pp. 120-121.

85 Cette notion d’esthétique de l’existence prendra dorénavant une place importante

dans les analyses généalogiques de Foucault. En ce sens, il affirme au sujet de la problématisation des Grecs liée à leurs pratiques sexuelles que « cette problématisation était liée à un ensemble de pratiques qui ont eu certainement une importance considérable dans nos sociétés : c’est ce qu’on pourrait appeler les “ arts de l’existence ”. »166 Par là Foucault

entend des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les êtres humains cherchent à se transformer eux-mêmes et qui débordent largement le cadre de la problématisation de l’austérité sexuelle chez les Grecs. Car même si Foucault concède que « ces “ arts d’existence ”, ces “ techniques de soi ” ont sans doute perdu une certaine part de leur importance et de leur autonomie, lorsqu’ils ont été intégrés, avec le christianisme, dans l’exercice d’un pouvoir pastoral, puis plus tard dans des pratiques de type éducatif, médical ou psychologique »167, il n’en reste pas moins que ces arts d'existence sont demeurés

présents dans nos sociétés occidentales sous différentes formes : notamment dans le dandysme que Foucault utilise comme exemple d’attitude moderne se manifestant comme esthétique de l’existence.

Foucault voit dans ses différentes esthétiques de l’existence qu’il découvre au fil de ses études généalogiques un type de pratique de soi prometteur pour son contexte contemporain. Il mentionne à ce sujet, dans un entretien avec Dreyfus et Rabinow en 1983, que la préoccupation des Grecs de se constituer eux-mêmes à partir de critères esthétiques souples plutôt qu’à partir d’un code moral strict peut être une avenue inspirante pour les individus de sa propre époque. Foucault défend que les individus qui partagent son a priori historique pourraient bénéficier d’une approche morale qui passe le moins possible par les codes. Parlant de la morale grecque, Foucault mentionne : « cette morale n’était liée à aucun système légal. Par exemple, les lois contre les mauvaises conduites sexuelles sont très rares et peu contraignantes. Enfin, ce qui les préoccupait le plus, leur grand thème,

166 UPTS, pp. 1363-1364. 167 UPTS, p. 1364.

c’était de constituer une sorte de morale qui fût une esthétique de l’existence. »168 Et il

poursuit en faisant le parallèle entre cette morale et son actualité : « Eh bien, je me demande si notre problème aujourd’hui n’est pas, d’une certaine façon, le même, puisque, pour la plupart, nous ne croyons pas qu’une morale puisse être fondée sur la religion et nous ne voulons pas d’un système légal qui intervienne dans notre vie morale, personnelle et intime. »169

Foucault présente d’ailleurs son travail philosophique comme une telle esthétique de l’existence. En effet, la méthode généalogique foucaldienne inclut dorénavant l’analyse des pratiques de soi comme axe constitutif de toute expérience par le sujet. C’est ce que nous nommons le tournant éthique de la généalogie foucaldienne. À partir de ce tournant, l’ouverture de l’actualité par une analyse critique de celle-ci se définit désormais comme une pratique de soi sur soi par Foucault. Cette pratique, la généalogie, il la présente comme visant à se détacher de lui-même en faisant sa propre histoire et en comprenant ses différentes expériences comme étant conditionnées par le contexte politique et épistémologique dans lequel il évolue. Foucault affirme dorénavant pouvoir établir un rapport de soi à soi qui réagit à et agit sur ces déterminations extérieures. Ce rapport de soi à soi, il nous le présente comme une esthétique de l’existence, c’est-à-dire une forme de rapport à soi qui s’appuie radicalement plus sur l’ascèse, un travail de soi sur soi de longue haleine, que sur les codes moraux consensuels dans une époque. Il ne reprend pas pour autant l’esthétique de l’existence qu’il a trouvée dans son analyse de l’austérité sexuelle chez les Grecs anciens. Il reconnait cependant dans ce type de subjectivation, l’ascèse qui se tient le plus loin possible des codes moraux, une catégorie de constitution de soi, les esthétiques de l’existence, qui a pris différentes formes au cours de l’histoire et qui lui semble encore pertinente. Cette recherche historique qui s’éloigne de plus en plus de sa contemporanéité, cette incursion dans un champ d’expérience des Grecs anciens, Foucault l’établit toujours dans ce même but de faire l’histoire du présent. Il fait alors la généalogie

168 Michel Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », entretien avec

H. Dreyfus et P. Rabinow, in Dreyfus et Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, pp. 322-346. Édition utilisée : texte nº 344 in DÉII, p. 1430.

87 des esthétiques de l’existence qui, malgré leurs transformations, ont conservé une certaine

constance, et ce même à travers l’expérience morale chrétienne qui était très axée sur les codes sans l’être totalement. Foucault trouve donc une certaine origine historique de son actualité chez les Grecs, ce qui rend encore plus diffuses les frontières de cette actualité dont il tente de faire l’histoire. Il trouve chez les Grecs anciens l’origine historique d’un certain type de pratiques de soi auquel il se rattache. Cette étude des problématisations morales chez les Grecs ne vise cependant pas à renier son actualité et à proposer le retour à une morale supérieure qu’il aurait découverte chez les Hellènes.

Nous n’avons pas à choisir entre notre monde et le monde grec. Mais puisque nous pouvons observer que certains des grands principes de notre morale ont été liés à un moment donné à une esthétique de l’existence, je pense que ce genre d’analyse historique peut être utile170.

Cette analyse des problématisations morales relevant d’une ascèse où ne jouent que très peu les codes moraux d’une époque, elle est utile selon Foucault pour déconstruire la nécessité structurelle qu’une morale individuelle ne soit que le résultat passif des structures politiques, sociales et économiques dans lesquelles elle prend place. Foucault place ainsi sa pratique généalogique dans le giron de ces « esthétiques de l’existence » et la définit comme une ascèse, un rapport de soi à soi qui vise à se détacher de soi par l’étude de son histoire. Il nous reste maintenant à analyser comment cette pratique se manifeste dans son actualité et comment cette pratique peut en venir à influencer ses contemporains.

Chapitre 4 - L’ontologie critique de nous-mêmes et la question